Christian Denoyelle est président de la commission d’avis et d’enquête au sein du Conseil supérieur de la justice (CSJ), organe indépendant qui exerce un contrôle externe sur l’ordre judiciaire. Le CSJ a rendu son avis sur l’avant-projet de décret flamand relatif à la délinquance juvénile. Christian Denoyelle, ancien juge de la jeunesse, nous explique les enjeux de ce texte.
Alter Échos: Suite à la sixième réforme de l’État, les Communautés se retrouvent compétentes pour déterminer le contenu, la nature et la durée des mesures qui s’appliquent aux mineurs ayant commis des faits qualifiés infractions. Des décrets se préparent du côté francophone et du côté flamand…
Christian Denoyelle: Du côté francophone, le projet de «code Madrane» veut réunir dans un même texte l’Aide à la jeunesse, qui s’adresse aux mineurs en danger et tout ce qui concerne la délinquance juvénile. Côté flamand, on a déjà modifié le décret sur l’Aide à la jeunesse, en 2013. Le 14 juillet dernier, le gouvernement a approuvé l’avant-projet de décret de Jo Vandeurzen, ministre flamand du Bien-être et de la Famille, au sujet de la délinquance juvénile et uniquement de la délinquance juvénile.
AÉ: Quelle est la teneur de cet avant-projet de décret?
CD: Le gouvernement veut introduire un modèle de responsabilisation du jeune et de sa famille. Il a l’intention de s’éloigner du modèle «protectionnel» inscrit dans la loi de 1965 sur la protection de la jeunesse. Du côté francophone on défend toujours l’idée de protection de la jeunesse, même lorsqu’on parle de délinquance. On considère que le mineur n’est pas vraiment responsable de ses actes, qu’il n’a pas la même maturité qu’un adulte. C’est pour cela qu’on ne parle pas de crime ou de délit commis par des mineurs mais de «faits qualifiés infractions». C’est un modèle pédagogique dont l’idée est d’améliorer le jeune, de travailler pour qu’il ne récidive pas, en prenant des «mesures» qui peuvent aller jusqu’à un placement dans une institution publique de protection de la jeunesse (IPPJ). Mais attention, en 2006, on a ajouté dans la loi de 1965 des éléments de responsabilisation et de restauration. C’était d’ailleurs l’une des critiques qui s’exprimaient contre cette loi: quel modèle veut-on vraiment?
L’air du temps est plus sévère
AÉ: Est-ce qu’on peut parler de durcissement de la politique flamande à l’égard des mineurs délinquants?
CD: Du côté flamand, le gouvernement souhaite sortir du modèle protectionnel. C’est dans l’air du temps. L’atmosphère politique est peut-être moins permissive, avec l’idée sous-jacente que chacun doit assumer ses responsabilités. Cela ne semble pas être le chemin que l’on suit du côté francophone où les mesures que le juge prend sont davantage en lien avec l’aide à la jeunesse, alors qu’en Flandre on souhaite cloisonner l’aide pour les mineurs en danger et les sanctions pour les mineurs délinquants. Le CSJ souligne qu’il est absolument nécessaire que les magistrats de la jeunesse puissent passer rapidement et sans transition du droit de la délinquance juvénile à l’aide à la jeunesse ou de combiner les deux. Il est difficile de séparer de manière étanche l’aide et la sanction. Il y a souvent des délinquants qui sont déjà suivis par l’Aide à la jeunesse. Avec ce cloisonnement entre aide à la jeunesse et délinquance, si un jeune suivi par l’Aide à la jeunesse commet une infraction, son dossier sera pris en charge dans deux systèmes parallèles. Comment tout cela va-t-il s’articuler? On peut difficilement tout scinder.
Concrètement, cette réforme impliquerait de changer toute l’organisation des tribunaux de la jeunesse.»
AÉ: La réforme en Flandre va-t-elle changer les règles du jeu dans les IPPJ?
CD: Oui, les institutions communautaires vont changer. Aujourd’hui, il arrive qu’on y trouve des jeunes placés dans le cadre d’une «aide contrainte» ou coercitive. Par exemple dans les sections dites ouvertes des IPPJ et qui sont, en fait, des lieux plutôt fermés. Le gouvernement flamand propose que les IPPJ soient des institutions exclusivement fermées et axées sur les mineurs délinquants. Une exception est prévue: une petite section des IPPJ serait consacrée à des «time out», des enfermements de courte durée visant à mettre un coup d’arrêt, à faire réfléchir un jeune en difficulté. Cela peut servir à restaurer la collaboration entre le jeune et son institution. Il s’agirait de la seule catégorie de jeunes «couverts» par le décret de l’Aide à la jeunesse à encore pouvoir se retrouver en IPPJ.
AÉ: Dans l’avis du CSJ, des critiques sont émises contre le manque de définitions de certains termes. Pouvez-vous nous en dire plus?
CD: Le législateur crée un système quasi pénal pour les jeunes. Il est donc nécessaire de respecter le principe de légalité et de définir précisément quelles sont les mesures qui s’appliqueraient aux mineurs. Ce n’est pas toujours le cas. L’avant-projet de décret évoque par exemple des «mesures ambulatoires» sans vraiment expliquer de quoi il s’agit. Un peu plus loin dans le texte, on parle d’un monitorage électronique puis d’un «suivi avec encadrement». Le jour même de l’annonce de cet avant-projet, des élus N-VA affirmaient que le monitorage électronique faisait référence au bracelet électronique, avant d’être contredits par Jo Vandeurzen. Nous avons donc regardé le texte de plus près. Ces notions ne sont pas reprises dans les définitions. Le CSJ n’est pas opposé par principe à des technologies modernes de suivi à distance. Nous recommandons au gouvernement de décrire précisément ces dispositifs. S’il s’agit d’une aide, pourquoi pas? Si cela stigmatise les mineurs qui font l’objet de la mesure, alors c’est problématique.
AÉ: Dans cet avant-projet, on découvre que le fameux centre fermé d’Everberg va changer de finalité?
CD: Ce centre va devenir un centre d’orientation. Avant de décider de la détention d’un mineur, le juge pourra ordonner un séjour en centre d’orientation. Pendant quelques jours, une enquête sera menée sur la personnalité du jeune. C’est une sorte d’analyse de risque qui est conduite par une équipe pluridisciplinaire. Celle-ci aura pour tâche de remettre un avis sur l’opportunité d’une détention.
«Il y a un risque qu’on touche à la souveraineté du juge.»
AÉ: Cette façon de faire vous pose problème, si l’on en croit l’avis du CSJ?
CD: Cet avis multidisciplinaire vise à orienter la décision du juge. Il y a un risque que l’on touche à sa souveraineté. Il n’est pas facile pour une telle équipe d’évaluer en quelques jours le risque alors même qu’ils n’ont pas accès à une série d’éléments du dossier du mineur mis en cause. Même si le juge a besoin d’informations pour prendre ses décisions, il faut faire très attention à ce qu’il ne soit pas dirigé par l’administration. Et s’assurer que ses décisions ne soient pas conditionnées par des éléments étrangers à la situation du jeune, comme le manque de places dans telle ou telle institution.
Vers moins de dessaisissement
AÉ: Vous insistez pour que cette réforme du traitement de la délinquance juvénile soit accompagnée de moyens supplémentaires…
CD: Il faut davantage de moyens, ouvrir davantage de places. Quand on dit «davantage de places», cela ne signifie pas forcément «places fermées». Cela peut correspondre à des mesures d’accompagnement assez fermes. Car l’IPPJ doit rester la mesure de dernier recours. S’il n’y a pas assez de moyens pour le suivi, alors toutes ces réformes ne servent à rien. Et bien sûr cela ne concerne pas que la délinquance juvénile, cela doit aussi toucher les jeunes suivis dans le cadre de l’Aide à la jeunesse.
AÉ: L’avant-projet de décret aura-t-il un impact sur la pratique contestée du dessaisissement (qui permet à un juge de la jeunesse de se dessaisir d’un dossier. Le mineur concerné est alors jugé par la justice pour adultes, NDLR)?
CD: Malgré cet «air du temps» focalisé sur la sévérité, le dessaisissement est moins pratiqué en Flandre qu’en Communauté française. Nous avons bien sûr constaté que, malgré les critiques d’instances internationales, le gouvernement ne proposait pas de le supprimer. Il souhaite garder ce «frein de secours» pour des cas très graves. Mais, d’un autre côté, le gouvernement propose une mesure innovante qui pourrait permettre de diminuer encore un peu plus le recours au dessaisissement. Dans des cas particulièrement exceptionnels, il sera possible d’étendre la prise en charge en IPPJ pendant sept ans pour des faits commis entre 16 et 18 ans. Un jeune pourrait donc être suivi jusqu’à ses 25 ans et être encore considéré comme un «délinquant juvénile». Les juges se dessaisiront moins car ils auront la garantie d’un suivi et d’un accompagnement dans une institution spécialisée.
AÉ: Concrètement, sur quels aspects de la procédure va porter cette fameuse «responsabilisation» du jeune?
CD: On le verra par exemple au cours de la phase provisoire, donc avant que l’on statue sur la culpabilité ou l’innocence du mineur. Durant cette phase, le juge pourra imposer au jeune des mesures restauratrices, et même le placer en institution communautaire en vue d’une orientation. Il ne pourra le faire que sur la base d’indices sérieux de culpabilité. En 2006, les premiers projets de réforme de la loi de 1965 sur la protection de la jeunesse inséraient déjà cette notion d’indices sérieux de culpabilité. La Cour constitutionnelle l’avait supprimée car elle estimait que ce n’était pas compatible avec le modèle protectionnel (où l’on ne parle pas de culpabilité du jeune). Ici, le gouvernement flamand tente de réintroduire cette idée. Concrètement, cela impliquerait de changer toute l’organisation des tribunaux de la jeunesse. Comme dans les procédures pour adultes, si un juge a pris en considération des indices sérieux de culpabilité en phase préparatoire, il ne pourra plus siéger ensuite en tant que juge du fond. Il faudrait donc deux juges. Comment va-t-on faire dans un petit tribunal où ne siège qu’un seul juge de la jeunesse? Notons aussi qu’actuellement le juge connaît et suit le jeune du début à la fin de la procédure. Là, c’en serait fini de ce fonctionnement.
AÉ: Avez-vous l’impression que cet avant-projet de loi va beaucoup changer le paysage de la justice pour mineurs en Flandre?
CD: Vous savez, aujourd’hui, lorsqu’un juge traite le dossier d’un mineur qui a commis des faits graves, il lui arrive d’être assez sévère, même avec un modèle protectionnel. En pratique, pour tel fait, le juge prend tel type de mesures. Lorsqu’un jeune se retrouve en IPPJ, il perçoit cette mesure comme une sanction. De plus, les mesures auxquelles peuvent avoir recours les juges ne vont pas changer avec cette loi. Je ne sais pas si la pratique ne va pas être modifiée en profondeur.
En savoir plus
«Aide à la jeunesse, chantiers stoppés en plein élan», Alter Échos n° 448-449, 13/072017, Cédric Vallet