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Alain Deneault: le totalitarisme pervers de Total

Après «La médiocratie», essai coup de poing – et à succès – qui s’attaquait à la «médiocrité» et au «penser mou» s’infiltrant dans toutes les sphères de notre existence, Alain Deneault revient avec un nouveau livre tout aussi engagé «Le totalitarisme pervers», synthèse condensée du pavé sorti quelques mois plus tôt «De quoi Total est-elle la somme?» (Écosociété, mars 2017), qui analyse le pouvoir de la firme pétrolière Total.

(c) Gerard Stolk _ Flickr Creative Commons

Après La médiocratie, essai coup de poing – et à succès – qui s’attaquait à la «médiocrité» et au «penser mou» s’infiltrant dans toutes les sphères de notre existence, Alain Deneault revient avec un nouveau livre tout aussi engagé, Le totalitarisme pervers, synthèse condensée du pavé sorti quelques mois plus tôt De quoi Total est-elle la somme? (Écosociété, mars 2017), qui analyse le pouvoir de la firme pétrolière Total.

(c) Faustine Lefranc

Le philosophe y explique comment cette multinationale parvient, notamment en contournant les législations, à asseoir son pouvoir, sa souveraineté, devenant aussi puissante qu’un État. Présent en Belgique pour sa «tournée promotionnelle» comme il l’appelle ironiquement, nous l’avons rencontré à deux pas d’un lieu de pouvoir, le Berlaymont. «Où sont les lobbies?», demande d’emblée le philosophe, qui s’empressera de faire la visite du quartier européen après l’entretien.

Alter Échos: L’idée du bouquin est d’analyser le pouvoir d’une multinationale. Pourquoi avoir choisi Total?

Alain Deneault: De quoi Total est-elle la somme? est un ouvrage dense sur la façon dont une multinationale aujourd’hui – le cas d’école étant Total – s’assure de la légalité de ses actions, ses méthodes et pratiques quelles qu’elles soient. Le Totalitarisme pervers est la synthèse du premier livre, qui vise à comprendre ce qu’est une multinationale et de quoi est constituée la spécificité de son pouvoir. J’ai choisi Total à partir d’un sentiment de manque. Je ne comprenais pas que la société la plus importante issue d’un pays de la francophonie n’ait pas encore fait l’objet d’aucune étude qui fasse le point sur ce pouvoir. L’autre chose consiste en une réponse: les représentants de la multinationale en question – tant le PDG que les services de communication – sont extrêmement prolixes, ils communiquent sur tout, tout le temps: la loi sur le travail, les relations diplomatiques entre l’Arabie saoudite et le Qatar, même la situation économique de la Côté d’Azur quand il ne s’agit pas de financer une expo au Louvre. L’idée était de donner la réplique – parce qu’ils n’ont pas de contre-pouvoir – et de m’essayer à une analyse du discours. Plus qu’un livre à charge, il s’agissait de penser, de comprendre ce que dit la firme quand elle énonce par exemple que «ce qu’elle fait est légal», que «le passé appartient au passé», «qu’elle se présente comme une solution au réchauffement climatique». J’ai voulu comprendre par l’analyse de son discours de quel pouvoir il s’agit quand on parle d’elle, quel est son rapport spécifique à la loi et quelle est la façon spécifique d’exercer son autorité.

: De quel pouvoir s’agit-il?

AD: Il s’agit d’un pouvoir que j’ai qualifié de pervers. Il ne concerne pas seulement la multinationale mais tout l’ordre économique dont la multinationale profite, œuvre d’une oligarchie constituée de grands industriels, d’institutions financières et d’exécutifs politiques acquis aux intérêts des puissances privées. Cet ordre-là est pervers dans la mesure où l’on ne sait pas qui est à la source du pouvoir, comment il s’exerce, qui en est responsable. Si on prend par exemple l’ordre concurrentiel qui est le nôtre: au nom de quoi tout se fait, tout se régit? Au nom de la concurrence! Il faut tout accepter, faire tous les efforts et les transformations en raison de cette concurrence. Or, cet ordre concurrentiel, fruit d’accord de libre-échange et d’ouverture des frontières, n’est jamais présenté comme le bilan d’acteurs publics précis. Il n’est jamais sanctionné par des électeurs parce qu’il est toujours présenté comme un fait de nature, comme une sorte de volonté de l’Histoire avec un grand H, presque comme une puissance cosmique contre laquelle il n’y a pas lieu d’aller. La loi du marché, la loi de l’offre et de la demande, de la mondialisation sont présentées comme relevant d’un phénomène naturel au même titre que la loi de la gravité. Mais cette loi est pourtant le fait d’une position sadique. Par sadique, j’entends des personnages autoritaires qui ne prennent jamais sur eux le pouvoir qu’ils s’arrogent mais l’identifient toujours à une sorte de principe supérieur. Les puissants se présentent comme subissant la loi du marché au même titre que les autres.

AÉ: «Les maîtres pervers […] dominent en élaborant des formes d’autorité qui passent pour objectives. C’est en cela qu’on reconnaît la finesse nouvelle du totalitarisme contemporain.» C’est le totalitarisme pervers dont vous parlez, plus difficile à identifier que le totalitarisme psychotique. Expliquez-nous la différence. 

AD: Pour illustrer très simplement le totalitarisme pervers, je dirais que si le PDG de Total meurt demain, ça ne change rien, car l’autorité s’exerce à travers 1.001 agents comme un fait de nature. Le totalitarisme psychotique, lui, permet d’identifier la source du pouvoir. On a Hitler, Pétain, Mussolini, des chefs de parti, avec leurs sculptures, leurs symboliques. Ils rendent visible le point à partir duquel le pouvoir a été mis. Le totalitarisme pervers semble, lui, n’avoir aucun fusible central. Les pervers sont des psychotiques déguisés en névrosés. Comme je le disais, ils ne prennent jamais sur eux le pouvoir qu’ils s’arrogent mais l’identifient toujours à une sorte de principe supérieur sur lequel ils jettent leur dévolu comme s’il s’agissait d’un fait objectif. Les puissants se présentent comme subissant la loi du marché au même titre que les autres.

AÉ: «Total agit dans la légalisation avec le sourire», dites-vous… Pourquoi?

AD: Les multinationales se déploient sur une échelle qui échappe à toute législation et à toute juridiction, elles détiennent un pouvoir en termes d’actifs financiers mais aussi d’accès à des ressources névralgiques comme l’énergie, la finance, l’agroalimentaire et le reste. Elles sont maîtres du jeu en termes de lobbying. Elles sont outillées d’un point de vue judiciaire, si bien qu’elles peuvent mener des frondes contre d’autres justiciables, ou profiter de la passivité du parquet dans des États qui manquent à leurs devoirs. De ce fait, une autorité privée – une souveraineté de type privé comme Total – arrive effectivement à présenter comme légales des actions, des pratiques, des opérations qui dans leur description choquent la conscience morale… Par exemple, le fait de financer les belligérants des deux parties d’un conflit sanglant au Congo ou de profiter de l’endettement odieux de l’Algérie pour financer le train de vie d’une caste corrompue.

AÉ: Comment une multinationale peut-elle agir de la sorte et rester impunie? Quelle est en fait la signification de la légalité selon Total?

AD: Cela peut vouloir dire plusieurs choses. Cela peut signifier que l’État est complice, qu’il existe des vides juridiques, que le parquet, souvent seul en mesure d’intenter des poursuites, reste passif. Cela peut vouloir dire qu’il y a une distinction en droit entre la filiale et la maison mère et qu’on ne peut pas poursuivre la maison mère pour ce que fait sa filiale. Il peut s’agir aussi d’entente hors cours, comme dans le droit américain, c’est-à-dire qu’on règle un litige avant même une décision de justice, mais aussi des méthodes dilatoires, autrement dit, qu’on prolonge devant les tribunaux des procédures ad nauseam et, quand il y a poursuites, les procédures ont été tellement nombreuses que les sanctions sont dérisoires. Sans parler d’un grand nombre de cas où les différents textes de loi permettent ce qui choque la conscience commune, par exemple l’évitement fiscal.

AÉ: «Total n’est pas un sujet de droit.» Qu’entendez-vous par là?

AD: Les multinationales se développent sur un mode de filiales. Les multinationales sont dans de multiples nations et, donc, n’existent que sur un modèle fragmenté en droit. La filiale luxembourgeoise ou britannique, ou canadienne, ou chilienne et ainsi de suite, existe dans le droit du pays où elle est créée. Mais l’ensemble de ce réseau n’est pas sujet de droit. Donc, quand Total présente ses données lors de son rapport annuel – c’est ce qu’on appelle son bilan consolidé –, elle présente une addition de données qui relève de différentes structures, sans que ce bilan n’existe de quelle que manière que ce soit en droit ailleurs que dans ce document. L’entité globale n’est jamais sujette à quelque contrôle que ce soit. Les États sont capables de légiférer sur les tentacules mais jamais sur la pieuvre. Total mais aussi d’autres multinationales, Monsanto, Amazon, Google, Microsoft… peuvent ainsi peser de tout leur poids. La France ne pourra jamais décider de ce que fera Total en Arabie saoudite, même si une raffinerie ferme en France pour s’installer en Arabie saoudite.

AÉ: Votre analyse de Total peut-elle s’appliquer à d’autres multinationales?

AD: Oui, il y aurait sûrement certaines nuances mais, fondamentalement, le modèle des multinationales tient de cette fragmentation-là. Il tient aussi de la convergence d’intérêts qu’ont les multinationales ensemble et par laquelle les entreprises gèrent leurs actifs. Quand on analyse une multinationale, on est certain de tomber sur les autres, que ce soit une banque ou une instance un jour concurrente, un jour partenaire.

AÉ: Votre ouvrage établit aussi les multiples liens ténus entre la multinationale et les États, et les va-et-vient continuels de personnes entre l’une et les autres. 

AD: Des liens étroits existent, car les États ont été actionnaires de ces sociétés pendant longtemps. C’est notamment le cas de Elf dans laquelle l’État (français, NDLR) avait la majorité des parts jusqu’en 86. Ce qui est étonnant est de voir la pérennité des liens… En privatisant Total, c’est comme si on avait privatisé une partie de l’appareil d’État qui fonctionnait pour la firme à l’époque où elle était «nationalisée». La diplomatie française, les services secrets, l’armée, le politique, d’une certaine manière, soutiennent la multinationale. Un grand nombre d’acteurs passent d’un champ à l’autre. On fait comme s’il s’agissait encore d’une société qui correspond aux intérêts de la France.

AÉ: Total s’infiltre aussi partout, tant dans les universités que dans les forums d’innovation sociale… «Elle lubrifie tous les engrenages sociaux», dites-vous. C’est une stratégie récente?

AD: Après la marée noire de l’Erika et l’explosion de l’usine AZF, l’image de Total a été fort ternie. La stratégie a été de maintenir des liens avec des éléments de l’appareil d’État et de racheter sa réputation. Total s’impose donc comme un pouvoir capable de s’interposer dans le cours historique des choses: financement des médias, de l’université, d’expositions… Total se présente donc comme un pouvoir capable de peser sur la vie publique, plus que l’État. 

En savoir plus

De quoi Total est-elle la somme? Multinationales et perversion du droit, Éditions Écosociété, mars 2017.

Le totalitarisme pervers d’une multinationale au pouvoir, Éditions Rue de l’échiquier, septembre 2017.

Manon Legrand

Manon Legrand

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