La proposition de réforme de l’aide à la jeunesse du ministre Rachid Madrane continue de faire des vagues. En attendant l’avis officiel du secteur, prévu pour le mois d’avril, les avocats francophones sortent du bois. Amaury de Terwangne, avocat spécialisé dans l’aide à la jeunesse, a des choses à dire. Et il n’y va pas de main morte.
Alter Échos: L’Ordre des barreaux francophones et germanophone, rebaptisé «avocats.be», a récemment publié un avis sur le projet de code de la prévention, de l’aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse de Rachid Madrane. Pourquoi les avocats tiennent-ils à se prononcer publiquement?
Amaury de Terwangne: Le ministre Rachid Madrane a décrété dans son coin qu’il allait tout revoir dans le domaine de l’aide à la jeunesse. Il décide que les concertations se passeraient exclusivement au sein du Conseil communautaire de l’aide à la jeunesse. Comme nous ne siégeons pas dans ce conseil, il a demandé l’avis aux barreaux francophones.
A.É.: Et votre avis est assez critique, notamment au sujet de la méthode de travail?
A.d.T.: La plupart des avis qui s’expriment sont critiques sur ce projet. Je tiens à dire que la méthodologie de travail pose problème. Décider d’entamer une réforme de cette ampleur sans se baser sur des études scientifiques, ou sur une expertise détaillée est gênant. Prenons l’exemple de la prévention. Il y a deux ans, le décret de 1991 relatif à l’aide à la jeunesse a été modifié pour changer la composition des conseils d’arrondissement de l’aide à la jeunesse, chargés de la prévention générale, en les recentrant sur le secteur. Là, on fait l’inverse, en proposant de faire de cette instance un lieu de rencontre intersectoriel, sans même attendre de voir ce que la précédente réforme a donné.
Le secteur de l’aide à la jeunesse s’est construit, depuis l’adoption du décret de 1991, sur le principe de la déjudiciarisation. Ce principe a consisté à enlever au juge une série de compétences pour les confier à des autorités administratives en Fédération Wallonie-Bruxelles: les conseillers et directeurs de l’aide à la jeunesse.
La limite d’intervention des conseillers, directeurs et des juges est au cœur des discussions autour du projet de réforme de l’aide à la jeunesse voulue par Rachid Madrane. Ce dernier souhaitant étendre les compétences du directeur de l’aide à la jeunesse.
Jusqu’à présent, les rôles sont répartis comme suit: le conseiller de l’aide à la jeunesse dirige le service d’aide à la jeunesse (SAJ). Il intervient pour les mineurs en danger dans un cadre consenti et négocié avec les parents. Lorsqu’une situation nécessite une intervention contrainte, par exemple lorsque les parents ne collaborent pas et que le mineur est en danger, le juge de la jeunesse doit prendre une décision.
Il peut imposer une mesure d’aide que le service de protection judiciaire – dirigé par le directeur de l’aide à la jeunesse – appliquera. Il est possible de repasser, par homologation du tribunal de la jeunesse, de l’aide contrainte à l’aide négociée. Dans le cadre de l’urgence, la mesure prise par le juge est accompagnée d’un renvoi du dossier vers le conseiller qui tente de trouver un accord.
SPJ et juges sont aussi compétents dans le domaine de la délinquance juvénile. C’est le juge de la jeunesse qui décide des mesures à prendre pour le jeune qui a commis un fait qualifié infraction. Mais ce sont les délégués du service de protection judiciaire, sous l’autorité du directeur, qui contrôlent l’application des mesures. Avec le projet de Rachid Madrane, les directeurs pourraient décider des mesures qui ont trait à l’accompagnement psychosocial.
A.É.: Vous dénoncez une volonté de donner un rôle plus fort à l’administration…
A.d.T.: Oui, nous regrettons une «administralisation» de l’aide à la jeunesse et de la justice cachée sous le terme de déjudiciarisation. Tout d’abord, ce projet est marqué par la défiance à l’égard des juges. On cherche à monter les acteurs les uns contre les autres, le «monde social» face au «monde judiciaire». Mais il y a lieu de dépasser ces vieilles divisions, de travailler davantage les collaborations.
A.É.: Et quel rôle jouerait le «coordinateur d’arrondissement» que propose le ministre?
A.d.T.: Le rôle de ce nouveau personnage, le «coordinateur d’arrondissement», serait d’assurer à l’administration davantage de centralisation. C’est la première fois, à ce niveau, qu’une fonction aurait un rôle aussi prépondérant. Ce coordinateur présiderait le conseil local de prévention, le conseil d’arrondissement de prévention, il siégerait au nouveau comité de conciliation et assurerait la coordination administrative des SAJ et SPJ. C’est une fonction de pouvoir. Nous suggérons qu’il soit plutôt un facilitateur des relations entre les uns et les autres.
A.É.: Certaines idées de ce code ne sont pourtant pas à jeter?
A.d.T.: L’idée de créer un comité de conciliation pour contester une décision du conseiller de l’aide à la jeunesse plutôt que de se tourner vers le juge est une vraie mesure de déjudiciarisation ou de «diversion» (selon les principes directeurs de Ryad, les mesures de diversion visent à éviter le passage à la contrainte, NDLR). C’est une proposition intéressante et alternative mais qui, dans sa forme, pose problème. Le fait que le recours devant ce comité soit obligatoire galvauderait ce que doit être une instance alternative de médiation. La médiation doit être un processus volontaire.
A.É.: La proposition d’abaisser de 14 à 12 ans l’âge auquel un enfant doit donner son accord sur les mesures qui le concernent crée des débats…
A.d.T.: Il s’agit d’une belle question. Notre position est nuancée et nous avons élaboré une contre-proposition. Au premier abord on peut se dire que cela renforcerait le droit des jeunes. Mais nous avons été sensibles à certains arguments selon lesquels il serait lourd de mettre un tel poids sur les épaules d’enfants de 12 ans. Nous pensons qu’on ne doit pas toucher à la limite d’âge actuelle et laisser la possibilité aux enfants de 12 ans de s’exprimer en renforçant ce droit par la présence d’un avocat.
A.É.: Vous affirmez que ce texte n’est pas lisible. Rachid Madrane estime, au contraire, que ce code permettra de mieux distinguer les interventions négociées de celles qui sont contraintes, notamment dans les situations d’urgence.
A.d.T.: Jusqu’à aujourd’hui, lorsqu’une situation urgente nécessite une contrainte comme un placement
hors du milieu familial, c’est le juge qui prend la décision et confie ensuite au conseiller la recherche d’un éventuel accord pour repasser à une aide négociée. Dans le nouveau système, le juge renverrait le dossier au directeur qui devrait alors «jouer au conseiller» en cherchant un accord avec les parties. S’il y parvient, il renvoie le dossier vers le conseiller… qui n’aura pas négocié l’accord. Quel intérêt? En ajoutant une strate, en multipliant les acteurs et en leur faisant jouer des rôles différents, on rend le système moins lisible.
A.É.: La volonté de déjudiciariser se retrouve aussi concernant les mineurs qui ont commis des faits qualifiés infractions. Pour les mesures d’accompagnement psychosocial, ce ne sont plus les juges qui seront compétents mais les directeurs de l’aide à la jeunesse, qui devraient d’ailleurs s’appeler directeurs de la protection judiciaire de la jeunesse…
A.d.T.: Oui, des changements sont attendus dans le domaine de la délinquance des mineurs. Prenons l’exemple de Mathieu, un jeune homme qui a participé à un vol avec violence. Le procureur du Roi renvoie le dossier vers le juge. Celui-ci pourrait prendre une mesure d’investigation, une mesure de surveillance et une autre de guidance psychosociale, tout en ajoutant une prestation éducative de 15 heures. Avec le projet de Rachid Madrane, le juge pourra toujours décider de la prestation mais il devra renvoyer vers le directeur la décision concernant la guidance. Le jeune sera alors reconvoqué par le directeur pour décider de cette mesure. Cela complexifie le système.
A.É.: Concernant la délinquance des mineurs, il y a des choses positives que demandaient depuis longtemps les défenseurs des droits des enfants…
A.d.T.: Je constate qu’il n’y a pas grand-chose de neuf. Depuis la réforme de 2006 de la protection de la jeunesse, on parle de projet écrit du jeune et de médiation. Cela dit, dans ce projet de code, il y a un vrai choix politique contre l’enfermement. Cela a le mérite d’exister. On voit que le dessaisissement serait limité. Le problème, c’est qu’en introduisant deux conditions préalables au dessaisissement (faits de violence grave et avoir fait l’objet d’un placement en section fermée d’IPPJ dans le passé, NDLR), on risque de ne pas avoir de «sas» en cas de fait divers grave. Imaginons un jeune qui prend son fusil et tue dix enfants dans une école. S’il n’a jamais été placé en section fermée d’IPPJ auparavant, le juge de la jeunesse ne pourrait pas se dessaisir et ce jeune-là sera libéré à 20 ans. Le jour où un tel événement arrive, il ne faudra pas cinq jours pour que ces dispositions limitant le recours au dessaisissement soient modifiées sous la pression de l’opinion publique. C’est pourquoi nous proposons, pour ce type de cas graves, de prolonger les mesures jusqu’à 23 ans. Sans cela, le risque c’est de faire disparaître le système de protection des mineurs.
Alter Echos, n°382-383, « IPPJ : déchiffrer le code», Cédric Vallet, 20 mai 2014
Focales n°11, «Samio, une alternative à l’IPPJ, une autre réponse à la délinquance», décembre 2014