Un consensus: l’école belge francophone est très inégalitaire. Comment y remédier? Les représentants de parents, de syndicats, d’associations, de réseaux, imaginent des pistes très différentes. Des débats qui s’annoncent chauds lors de l’élaboration du «pacte pour un enseignement d’excellence» promis dans la déclaration de politique communautaire (DPC).
Les études Pisa ont du bon. Cette comparaison des performances scolaires des pays de l’OCDE nous confronte à la réalité. Oui, le système belge francophone est l’un des plus inégalitaires du monde dit développé. Désormais, tout le monde en a conscience.
Pas besoin de se saouler de chiffres. Quelques données bien choisies illustrent ce propos. Dernière fournée de Pisa, en 2012: à 15 ans, l’écart de performances entre les élèves issus des catégories les plus favorisées et les moins favorisées est d’environ trois années d’école. Ces élèves issus de milieux défavorisés ont trois fois plus de chances de se retrouver dans l’enseignement qualifiant qui, en Belgique, est devenu une filière de relégation. Enfin le chiffre le plus frappant. À 15 ans, près d’un élève sur deux (47,8%) aura redoublé au moins une fois. Un record impressionnant. Dans le classement Pisa, la Belgique francophone est suivie du Luxembourg… loin derrière avec 35% d’élèves en retard scolaire au même âge.
Le verdict est clair: quelque chose dysfonctionne. Les inégalités à l’école sont devenues un enjeu incontournable. La déclaration de politique communautaire le place au cœur du projet qui s’ébauche pour la prochaine législature.
Le gouvernement propose un grand «pacte pour l’enseignement et l’excellence», qui sera défini avec les acteurs de l’école. On suggère même de «dépasser certains tabous», sans vraiment dire lesquels, et «d’enrayer la reproduction des inégalités sociales».
Du coup, les associations, les syndicats, les écoles, les pouvoirs organisateurs se préparent, avec un espoir teinté de méfiance, à une nouvelle grand-messe pour l’école. Si certains ravalent la DPC au rang de «déclaration d’intention», d’autres croient y voir l’occasion de tout remettre à plat. En attendant l’invitation de la ministre, pour imaginer ce grand pacte, ils déroulent leurs arguments, fourbissent (parfois) leurs armes et se préparent à de longues discussions.
Allonger le tronc commun, la mesure qui ne satisfait pas pleinement
«Je ne crois pas à l’allongement du tronc commun à l’heure actuelle. La diversité entre les élèves est trop grande, allonger les études peut créer davantage d’échecs. C’est en amont qu’il faut agir, à la source en réussissant d’abord l’intégration scolaire. Il ne faut pas faire les choses à l’envers. Surtout en Belgique francophone où la ségrégation se fait par l’échec, à la sortie de l’école.» Jean Hindriks, chercheur à l’UCL
Beaucoup attendaient cette annonce: l’allongement du tronc commun. En lisant la déclaration de politique communautaire, ils ont certainement dû sauter de joie. Car c’est souvent l’une des conclusions qui est tirée des études Pisa. Plus le tronc commun (donc l’enseignement partagé par tous les élèves, avant de choisir une filière, qu’elle soit générale, technique ou professionnelle) est long, plus le bagage moyen des élèves est élevé. Souvent la Finlande, avec son tronc commun jusqu’à 16 ans, est citée comme exemple à suivre. En Belgique, le choix des filières se fait à 14 ans.
Le gouvernement l’annonce: il se fera bientôt à 15 ans. Il s’agit d’une des rares mesures très concrètes que l’on trouve dans la DPC. «L’enseignement sera le plus identique possible, avec une vision plus polytechnique et scientifique pour permettre une orientation mature», déclarait Joëlle Milquet, la nouvelle ministre de l’Enseignement, au journal Le Soir, le 1er septembre dernier.
Ce choix de prolongation du tronc commun réjouit des spécialistes de l’enseignement. C’est le cas par exemple d’Ariane Baye, chargée de cours à l’Université de Liège. «Prolonger le tronc commun réduit quasi mécaniquement l’iniquité d’un système scolaire. Plus on le recule, plus l’élève peut se faire une opinion personnelle sur son orientation, moins dépendante de l’origine sociale.»
Un autre chercheur, Jean Hindriks, de l’UCL cette fois-ci, mais spécialisé en économie, s’insurge contre ce tronc commun qui n’a de la bonne idée que l’apparence. Il développe son point de vue après la parution d’une de ses études sur la ségrégation scolaire pour Itinera Institute: «Je ne crois pas à l’allongement du tronc commun à l’heure actuelle. La diversité entre les élèves est trop grande, allonger les études peut créer davantage d’échecs. C’est en amont qu’il faut agir, à la source en réussissant d’abord l’intégration scolaire. Il ne faut pas faire les choses à l’envers. Surtout en Belgique francophone où la ségrégation se fait par l’échec, à la sortie de l’école.»
Cette réticence face à la mesure phare de la DPC est partagée par les principaux syndicats. Eugène Ernst, secrétaire général de la CSC-enseignement, regrette que «le politique ait déjà tranché». Pour lui, avant d’allonger d’un an le tronc commun, il aurait déjà été intéressant d’appliquer réellement ce qui est censé exister: «En théorie, le tronc commun est jusqu’à 14 ans, mais le choix des écoles, en fonction des futures options, se fait à l’entrée en secondaire, à 12 ans. Il n’y a pas de tronc commun après cet âge.»
Même sentiment de frustration à la CGSP-enseignement, où Pascal Chardome, le président, nous explique ce que serait son tronc commun: «Le tronc commun devrait commencer dès l’entrée dans la scolarité et durer tout au long du cursus. Un cursus où chacun progresse à son rythme, avec une multitude d’ateliers polytechniques, pour tester l’ensemble de leurs potentialités et faire des choix éclairés le moment venu.» Bref, ce que le syndicaliste souhaite c’est la mise en place d’un «continuum pédagogique», pour citer les mots d’Hélène Lenoir, présidente du mouvement Changements pour l’égalité, qui défend l’idée de «briser la hiérarchie entre les filières».
Du côté du Segec (Secrétariat général pour l’enseignement catholique), on partage la circonspection quasi générale. Étienne Michel, le directeur général, détaille: «L’intention de l’allongement du tronc commun est d’améliorer les compétences de base des élèves. C’est honorable. Mais il faut prendre en considération les effets concrets d’une telle réforme. Par exemple en termes de motivation des élèves. Certains, dès le début du secondaire, attendent d’être confrontés à un enseignement plus concret.»
Qu’en pensent les parents?
Les inégalités à l’école préoccupent beaucoup les parents. À l’Union francophone des associations de parents de l’enseignement catholique (Ufapec), on insiste surtout sur la remédiation. Et notamment sur cette proposition concrète de la DPC: «Une heure d’étude dirigée après les cours». Une façon de lutter contre ces «remédiations privées» qui permettent à des élèves de milieux plus aisés de creuser l’écart ou de compenser des retards. «Les inégalités sont liées aux cours particuliers, nous dit Bernard Hubien, le secrétaire général. La remédiation doit se faire à l’école. Cela permettra de limiter le nombre de redoublements et de lutter contre l’échec scolaire.» Le secrétaire général de l’Ufapec fera au passage référence à la DPC où l’on peut lire clairement que le nombre d’enseignants affectés «à la remédiation immédiate» sera renforcé. On sait que 750 enseignants devraient être embauchés à cette fin. Probablement pas avant 2016.
À la Fédération des associations de parents de l’enseignement officiel (Fapeo), Joëlle Lacroix, la secrétaire générale, insiste d’abord sur la formation des enseignants. Elle constate que la DPC mentionne la lutte contre l’échec scolaire comme une «priorité». Elle espère pour l’avenir un changement de méthode: «Nous souhaitons, après des années de politique de petits pas, de projets pilotes, d’initiatives locales qui contribuent à diversifier un peu plus les établissements, que les bonnes idées soient généralisées.» Elle fait référence à de nombreux projets auxquels les écoles adhèrent sur une base «volontaire». Il y eut bien sûr le projet «Décolâge!» pour éviter le redoublement précoce des enfants. Les projets de réduction de l’heure de cours (de 50 à 45 minutes) ou encore les «cellules bien-être» (projets d’écoles orientés autour du bien-être des élèves). Autant de projets intéressants, mais qui, pour la Fapeo, devraient «profiter au plus grand nombre».
La guerre scolaire aura-t-elle (encore) lieu?
«Ce qui nous frappe en Communauté française, c’est le grand émiettement des opérateurs. Ce n’est pas nouveau, c’est structuré par le pacte scolaire de 1955. Tout cela coûte cher, empêche la convergence des efforts et rend difficile d’avoir un projet commun ». Patrick Hullebroec, Ligue de l’enseignement
Définir les priorités d’action pour l’école, sur les dix prochaines années. Voilà l’ambition du «pacte d’excellence pour l’enseignement».
L’occasion pour certains de raviver le souvenir des années 50. Les «tabous» de l’enseignement: la sacro-sainte liberté de choix de l’école par les parents et… les réseaux. Bref, on se préparerait presque à une troisième guerre scolaire.
Exemple à la Ligue de l’enseignement avec son directeur Patrick Hullebroeck: «Ce qui nous frappe en Communauté française, c’est le grand émiettement des opérateurs. Ce n’est pas nouveau, c’est structuré par le pacte scolaire de 1955. Tout cela coûte cher, empêche la convergence des efforts et rend difficile d’avoir un projet commun. C’est la question que l’on pose: sommes-nous prêts à toucher à ça? Le pacte scolaire date de 1955. Il est temps de tourner la page. Nous pensons que c’est nécessaire si l’on souhaite s’attaquer au caractère inégalitaire de l’enseignement.»
Cette envie d’en découdre avec le système des réseaux ne semble pas ébranler Étienne Michel du Segec: «Il est possible que certains se servent de ces discussions pour porter un débat sur des réformes de structures. Nous pensons plutôt que l’heure est à l’amélioration de la qualité de l’enseignement dans les établissements scolaires.»
Ariane Baye comptabilise trois facteurs explicatifs des inégalités scolaires: l’orientation plus ou moins tardive, la pratique du redoublement et les différences entre écoles.
Pourtant, la question des réseaux et de la complexité du système belge ne peut être écartée d’un revers de la main. Ariane Baye comptabilise trois facteurs explicatifs des inégalités scolaires: l’orientation plus ou moins tardive, la pratique du redoublement et les différences entre écoles. «En Belgique francophone, nous cumulons tous ces facteurs, explique-t-elle. Notre système scolaire est l’un des plus libéraux d’Europe. À la très forte autonomie des écoles s’ajoute la liberté presque totale des parents dans le choix de l’établissement.» Ce que de nombreux observateurs appellent le «quasi-marché scolaire». Dans un texte d’Ariane Baye, on peut lire: «La liberté du choix de l’école combinée à la concurrence entre les établissements scolaires aboutit à la spécialisation de l’offre des écoles qui se spécialisent dans certaines ‘niches’.»
Les écoles se font concurrence, travaillent la «vitrine», pour citer Eugène Ernest, afin d’attirer davantage d’élèves, ce qui signifie davantage de subventions. Petit à petit, les élèves de milieux aisés se concentrent dans les mêmes écoles. «Toutes ces choses doivent être discutées, plaide Hélène Lenoir du CGé. Au sujet des réseaux par exemple, nous n’avons pas de position arrêtée. Nous constatons simplement que le système est complexe, peu lisible, ce qui crée des barrières. Ces sujets doivent être abordés.»
Une façon de voir de plus en plus partagée, mais qui ne recueille pas l’unanimité. Côté catholique par exemple. L’Ufapec, par l’intermédiaire de son secrétaire général, Bernard Hubien, estime que les «réseaux ne sont pas la cause des inégalités. Au contraire, sans l’enseignement catholique, la situation serait encore pire en Fédération Wallonie-Bruxelles.» Et de vanter, au passage, la créativité, la «flexibilité» de l’enseignement catholique face à la rigueur administrative de l’enseignement officiel.
Quant à Jean Hindriks, mentionné précédemment, il n’estime pas non plus que les réseaux ou le libre choix des parents soient à remettre en cause: «Les résultats de mon étude me surprennent moi-même. Le libre choix, les réseaux ne sont pas à l’origine des inégalités scolaires». Lui pointe plutôt les filières et leur relégation en cascade, la sélection par les écoles de leur public ou encore la «sélection par le redoublement et l’échec».
Vers une maîtrise de la concurrence entre écoles?
Les deux grands syndicats de l’enseignement parlent, eux, presque d’une même voix. Même si la CGSP-enseignement rêve d’un réseau unique, le syndicat CGSP socialiste se fait plus pragmatique et affirme, à l’instar de la CSC, qu’il est «grand temps de limiter la concurrence de fait qui existe entre écoles».
Pour ce faire, il faudrait poursuivre et amplifier les expériences de «synergies» et de «rationalisation» entre pouvoirs organisateurs et écoles au niveau des bassins scolaires. «Regrouper les moyens, simplifier l’offre, sans perte d’emploi, il faut obliger les établissements à rationaliser leur offre», explique Pascal Chardome. En gros, plutôt que d’avoir sur une même zone géographique, trois écoles techniques qui proposent, dans un esprit de concurrence, trois options «électricité» peu fréquentées, l’idée serait de ne faire qu’une offre commune à l’échelle de ce bassin. Mais les syndicats proposent de ne pas limiter ces expériences à l’enseignement qualifiant.
Pour Eugène Ernst, un tel travail devrait s’accompagner d’une lutte contre les «stratégies commerciales» – donc la publicité – des établissements qui tentent tout pour attirer des élèves. Dans cette optique, il serait intéressant, en tout cas pour la CGSP, de porter la réflexion un peu plus loin et de pousser les pouvoirs organisateurs à «respecter une forme de neutralité», ce qui faciliterait le travail en commun des différents réseaux.
Du côté du Segec, on ne nie pas qu’il y ait de «grandes disparités de niveaux et de résultats entre établissements scolaires», comme le confirme Étienne Michel. Mais selon lui, il est important de ne pas trop toucher à l’autonomie des établissements, du moment que cette autonomie soit couplée d’un principe de «responsabilité», lui aussi consacré dans la DPC. En sachant que le principe de «responsabilité» fait référence aux évaluations.
Étienne Michel évoque une étude du Segec qui comparait les performances d’établissements à peu près homogènes en termes de publics. «Nous observions que des établissements avec des publics défavorisés arrivaient à produire de bons résultats. Il n’y a donc pas de fatalité.» Le secrétaire général du Segec recommande de s’inspirer des caractéristiques propres à ces établissements. Il en dénombre quatre: «Une direction de qualité, capable de fédérer une équipe autour d’un projet. Le niveau des exigences pédagogiques y est très élevé tout comme la qualité de la coordination pédagogique. Enfin, l’importance accordée à la qualité du climat scolaire joue aussi un rôle non négligeable.»
Aujourd’hui, le cabinet de la ministre de l’Enseignement met en place progressivement le groupe qui coordonnera les travaux du «pacte», autour de Gaëlle Chapelle, qui travaillait au sein des précédents cabinets des ministres de l’Enseignement. Les sujets qu’il faudra aborder sont nombreux. Redoublement, décrochage scolaire, orientation, formation des enseignants, etc. Et si les remèdes varient considérablement en fonction de ceux qui les prescrivent, au moins, ces derniers semblent tomber d’accord sur le diagnostic: l’école belge est malade de ses inégalités.
En savoir plus
«Les causes structurelles de l’injustice faite par l’école aux élèves défavorisés», par Ariane Baye, consultable sur le site de la Fondation Roi Baudouin : www.kbs-frb.be
Ou «Retour à l’école, retour à la ségrégation» de Jean Hindriks et Guillaume Lamy pour l’Itinera Institute : www.itinerainstitue.org