Fin 2016, le médiateur fédéral publiait un rapport très critique sur le fonctionnement de la cellule chargée des régularisations médicales de l’Office des étrangers. Ce n’est pas la première fois que sont dénoncés des manquements graves à la déontologie médicale et aux droits des migrants malades. Mais rien n’y fait. L’Office fait le gros dos et le pouvoir politique ne bronche pas.
Dans le jargon du droit des étrangers, on l’appelle le 9ter. C’est l’article de loi qui règle le traitement des demandes d’autorisation de séjour pour raisons médicales. Obtenir une régularisation médicale passe par deux impératifs: la maladie doit être d’une telle gravité qu’elle peut entraîner un risque réel pour la vie du migrant. Il faut qu’il n’existe aucun traitement adéquat dans le pays d’origine ou de retour. Ce droit est accompagné, depuis 2012, d’un «filtre» introduit par Maggie De Block. Ce filtre consiste en examen de recevabilité de la demande, afin de détecter les démarches estimées abusives.
Dans les faits, depuis l’introduction de ce filtre, la régularisation pour motifs humanitaires et médicaux n’est quasi plus accordée. Myria relève dans son rapport 2016 que le nombre de demandes de régularisations n’a jamais été aussi bas: 1.975 demandes sur la base de l’article 9ter contre 9.675 en 2011. S’il y a si peu de demandes, c’est parce que les avocats savent que les chances d’aboutir sont quasi nulles. Depuis 2011, le pourcentage de décisions positives oscille entre 2 et 6%. En 2015, seulement 162 régularisations pour motifs médicaux ont été accordées et pour un séjour temporaire.
Cette situation a poussé, en 2015, des médecins et plusieurs associations de défense des migrants à publier un livre blanc qui relevait tous les dysfonctionnements graves auxquels les médecins traitants sont confrontés: malades du sida renvoyés dans leur pays tant qu’ils ne sont pas en phase terminale, demandeurs d’asile déboutés souffrant de stress post-traumatique grave et pour lesquels l’Office propose de guérir en étant à nouveau confrontés aux «éléments anxiogènes» du pays d’origine! Le livre a eu un certain impact médiatique, y compris dans la presse médicale, mais c’est pratiquement son seul effet.
Nouvelle réaction en mai 2016. Elle émane cette fois du Comité consultatif de bioéthique qui a rendu un avis sur la «problématique des étrangers souffrant de problèmes médicaux, y compris psychiatriques, graves». L’avis avait été sollicité par le ministre germanophone de la Santé qui s’inquiétait du conflit éthique vécu par les médecins psychiatres qui suivent des demandeurs d’asile souffrant de stress post-traumatique, mais sont menacés de retour dans leur pays. Le Comité de bioéthique a élargi son analyse en constatant que bien d’autres médecins spécialistes posaient régulièrement à l’Ordre des médecins des questions d’ordre déontologique sur la manière dont leurs patients étaient traités par les médecins-conseils de l’Office des étrangers.
L’avis du Comité de bioéthique est limpide. Même si l’Office prétend que «ses» médecins ne travaillent que sur des dossiers et qu’ils ne posent donc aucun acte médical, pour le Comité de bioéthique, «quand un médecin, qu’il soit fonctionnaire ou non, fournit un avis sur un dossier médical, il s’agit d’un acte médical pour lequel le médecin est soumis à la déontologie médicale».
Inégalité de traitement
Troisième round en novembre 2016. Le médiateur fédéral présente à la Chambre son rapport sur le fonctionnement de la cellule 9ter. Il est très critique. Le médiateur fédéral souligne le rôle clé des médecins-conseillers de l’Office qui interviennent au niveau tant de la recevabilité de la demande que du fond, quand il s’agit de considérer la gravité de la maladie ou de l’accessibilité d’un traitement médical dans le pays d’origine. Mais la manière dont l’Office conçoit l’exécution de ce rôle entre directement en conflit avec le code de déontologie médicale: impossibilité de respecter le secret professionnel, aucune indépendance, interdiction pour ces médecins de contacter les médecins traitants des demandeurs. Et pour les demandeurs de régularisation, pas d’égalité de traitement puisqu’il n’existe aucune procédure uniforme pour rendre des avis médicaux. L’arbitraire est total, pas de délai dans le traitement du dossier et surtout aucune possibilité de recours. «Pour les médecins-conseillers qui travaillent dans le milieu scolaire, pour les mutuelles, les CPAS, il existe une procédure contradictoire, relève Renaud Brankaer, médecin directeur au centre de santé mentale Ulysse spécialisé dans l’accueil des personnes exilées. Si le patient n’est pas d’accord avec l’avis du médecin-conseiller, il peut introduire un recours. Pas à l’Office des étrangers, c’est même précisé dans la loi.»
«Les dysfonctionnements de l’Office en matière de régularisation médicale laissent la majorité de marbre.», Benoît Hellings, député Ecolo
Le médiateur fédéral insiste beaucoup sur cet aspect. En cas d’irrecevabilité ou de rejet de la demande, la seule alternative possible est un recours en annulation devant le Conseil du contentieux des étrangers mais il n’est pas suspensif de l’exécution de l’ordre de quitter le territoire qui accompagne le rejet de la demande de régularisation. Il s’agit juste d’un contrôle de légalité, pas un recours de plein contentieux. Le médiateur rappelle que la jurisprudence internationale est constante à cet égard: un recours suspensif et de plein contentieux doit être assuré. En 2014, à deux reprises, la Belgique a été condamnée, notamment par la Cour de justice de l’Union européenne, pour l’absence de recours suspensif dans le cas où une personne «fait face à un risque sérieux de détérioration grave et irréversible de son état de santé en cas de retour».
Le rapport du médiateur fédéral a été présenté au Parlement où il n’a suscité de questions et de réactions que dans l’opposition francophone. Une proposition de résolution PS avait déjà été déposée au cours de cet été en commission de l’Intérieur. Elle vise précisément à donner un effet suspensif au recours introduit auprès du Conseil du contentieux mais elle n’a pas encore été prise en compte. «Nous avons tenté de demander des auditions, explique Benoît Hellings, député Écolo. En vain. Les dysfonctionnements de l’Office en matière de régularisation médicale laissent la majorité de marbre. La seule réaction du gouvernement, c’est de se réjouir de la baisse du nombre de demandes de régularisations.» Il faut reconnaître que cette indifférence ne se limite pas à cette législature…
Un effet positif du rapport tout de même: tout récemment, en décembre 2016, le Conseil du contentieux flamand, saisi en extrême urgence, a cassé deux décisions de l’Office qui refusait de prolonger le séjour d’un Arménien, sur la base de l’article 9ter. Dans son arrêt, le Conseil du contentieux s’est appuyé (notamment) sur les recommandations du médiateur fédéral relatives à la nécessité d’un contact entre le médecin de l’Office et le médecin traitant. Comme c’est la règle à l’Office, le médecin-conseil n’avait pas voulu contacter le médecin spécialiste qui soignait l’Arménien alors que ce dernier avait mis en garde sur les risques de mort encourus par son patient s’il devait interrompre son traitement. L’État a décidé d’aller en cassation…
Rappel à l’Ordre
Le refus obstiné de l’administration à changer son fonctionnement dans le traitement des régularisations médicales interpelle les associations, les avocats et les médecins. Comment agir? Quels leviers actionner? «Après le livre blanc, nous avons voulu laisser le champ libre à d’autres acteurs qu’associatifs, explique Coralie Hublau pour le Ciré. Il nous semblait important que les médecins montent aussi au créneau et nous comptions beaucoup sur l’impact du rapport du médiateur fédéral.»
Pierre Charlot, porte-parole du médiateur, reconnaît que «pour le moment, le Parlement n’a donné aucune suite» aux recommandations du rapport. «Nous ne pouvons pas aller plus loin. C’est au Parlement de prendre ses responsabilités. Nous, nous sommes le relais des signaux envoyés par les citoyens.» Et l’Office? «Nous lui avons rendu un rapport provisoire. Il n’a pas répondu à nos remarques.» L’Office, on s’en doute, n’a pas réagi non plus à nos demandes d’interview.
L’Ordre des médecins serait-il plus efficace pour agir sur la composante essentielle que sont les médecins-conseils en les rappelant… à l’ordre? Jacques Machiels, qui a été président du Conseil provincial pour Bruxelles et le Brabant wallon jusqu’à la fin de l’année 2016, s’est beaucoup investi dans le dossier du 9ter. Il est le principal rédacteur de l’avis du Comité de bioéthique. «Après le livre blanc, j’ai demandé à rencontrer les responsables de l’Office des étrangers. Ils n’ont pas voulu nous recevoir. J’ai voulu faire se rencontrer les médecins-conseillers de l’Office et les médecins traitants qui se plaignaient d’eux. Les médecins de l’Office ne sont pas venus. Leur hiérarchie le leur avait interdit. On est vraiment face à des personnes très dirigistes.» Jacques Machiels lui-même a subi de fortes pressions de la part de l’ex-secrétaire d’État Maggie De Block. Ses interventions lors de la parution du livre blanc lui ont valu d’être convoqué auprès du Conseil national. Il suit de près les plaintes adressées au Conseil de l’Ordre contre les médecins-conseils. «L’Office dit qu’il n’y a aucune plainte ordinale contre ‘ses’ médecins. C’est faux, affirme Jacques Machiels. Mais quand une plainte arrive, c’est l’administration qui répond à la place des médecins! Ils n’ont aucune liberté. C’est la raison pour laquelle plusieurs médecins de l’Office ont fini par donner leur démission l’année dernière. C’est une forme d’objection de conscience.»
L’Office des étrangers déserté par ses médecins? On n’en est pas là mais, de fait, en 2016, à la suite de la démission de quatre médecins (dont trois francophones), l’Office a dû faire appel à de nouvelles recrues. Sur le site du Selor, on peut lire que le candidat doit disposer d’un diplôme de médecine (tout de même) et de bonnes connaissances informatiques mais il faut surtout «avoir une forte motivation». Essentiel en effet.
Le trouble psychiatrique «guérit tout seul»
Si l’Office des étrangers admet très peu de régularisations pour des maladies physiques, que dire des problèmes de santé mentale! «C’est simple, la majorité des avocats ne font plus de demandes parce qu’elles n’ont aucune chance d’aboutir, constate Renaud Brankaer, médecin-directeur au centre de santé mentale Ulysse. Depuis 2011, nous avons vu disparaître les recevabilités des demandes 9ter. Dans notre service, deux demandes ont été déclarées recevables en 2016 mais toujours pas traitées.» Les refus s’observent surtout pour les demandes de prolongation de séjour. Les médecins-conseils de l’Office ont tendance à croire qu’une dépression grave ou le stress post-traumatique finissent par guérir spontanément et de préférence dans le pays d’origine.
Et il ne sert à rien d’évoquer le risque de suicide. L’Office répond que «le risque de suicide est inhérent à la dépression, même traitée». «Pour les troubles psychiatriques, il y a une remise en question systématique du diagnostic, poursuit Renaud Brankaer. Nous avons pourtant affaire à des médecins généralistes (NDLR, à l’Office des étrangers), pas à des psychiatres.» Pour le médecin-directeur, la santé mentale est peu prise en compte. Pas seulement par l’Office. L’avis du Comité de bioéthique et le rapport du médiateur fédéral relèvent insuffisamment sa spécificité. «Contrairement à la maladie physique, où l’on peut demander des examens complémentaires qui objectivent le risque, en santé mentale, tout se base sur la rencontre avec le patient. Les analyses des dossiers 9ter par l’Office sont invalides pour la santé mentale.»
Fil Alter Échos, «Un livre blanc pour un meilleur respect des droits des étrangers gravement malades», octobre 2015, Marinette Mormont.