Bruxelles abrite une mosaïque d’associations musulmanes. Un «secteur» éparpillé qui fonctionne, à de rares exceptions près, sans l’aide de subventions publiques. Des voix s’élèvent pour professionnaliser le secteur. Elles dénoncent l’attitude de pouvoirs subsidiants tétanisés par la crainte du communautarisme et du fondamentalisme. À tort?
Non loin de la gare du Midi, à Bruxelles, côté Anderlecht, on trouve l’espace Poincaré. Un vaste bâtiment – 2.500 mètres carrés – qui abrite une petite quinzaine d’associations musulmanes de la capitale. «C’est un lieu ouvert sur la société qui montre le dynamisme de la composante musulmane. Le lieu est agréable et équipé, afin de donner une image positive des musulmans, de sortir de la ghettoïsation de l’action sociale», explique Mohamed Ben Abdellah, le directeur du lieu.
Dans la grande salle centrale, aux fauteuils de cuir vert ou orange, on découvre une exposition de corans anciens et manuscrits. Dans de petites salles adjacentes, des garçons, mais surtout des jeunes filles aux foulards tantôt sombres, tantôt bariolés, se concentrent à l’écoute d’une enseignante qui les prépare au «jury central», cette filière alternative permettant à des jeunes ayant interrompu leurs études d’obtenir un diplôme. «L’association Eurêka s’occupe de soutien à des jeunes en décrochage», s’enorgueillit le directeur.
Le lieu accueille des associations variées qui, pour certaines, existaient bien avant la création de l’espace Poincaré, il y a deux ans. On pense ici aux Fourmis, les scouts musulmans. Ou au Jardin des jeunes, l’association de «promotion des valeurs islamiques», souvent au cœur de controverses liées à son appartenance à la mouvance salafiste, que les dirigeants actuels réfutent préférant se qualifier de «traditionalistes».
L’association belge des professionnels musulmans vient donner des formations dans ces locaux du boulevard Poincaré qui accueillent aussi une association écologiste, une humanitaire ainsi qu’un groupe de femmes qui discutent esthétique.
«Quant aux djihadistes qui se préparent à partir en Syrie, on les trouve à la cave», plaisante Mohamed Ben Abdellah. Une petite blague qui en dit long sur les relations teintées de méfiance entre associatif musulman, autorités… et journalistes.
Laïcité vs communautarisme, le retour
Les associations de l’espace Poincaré sont toutes dépendantes de dons et de cotisations, comme le détaille le directeur: «Il s’agit d’un carrefour d’associations non subventionnées. Nous pensons demander des subsides, par exemple pour l’école de devoirs. Et personnellement, je rêve d’une reconnaissance au titre de service social musulman, mais le terrain n’est pas propice. Il existe une telle suspicion dès qu’on accole le qualificatif musulman, qu’on vous ferme les portes au nez.»
L’associatif musulman à Bruxelles est foisonnant. Mais divisé, déstructuré, voire atomisé. Il fonctionne la plupart du temps sur des initiatives bénévoles, et vivote grâce à des dons, ou même, parfois, des fonds étrangers. Beaucoup de ces associations sont convaincues que les pouvoirs publics se méfient d’eux.
Au Comité bruxellois d’action interculturelle (CBAI), on confirme l’existence d’une «tendance générale à la prudence, à l’égard des associations ethnoculturelles, ou attachées à des communautés confessionnelles». Une prudence, pour ne pas dire méfiance, qui serait liée à l’impératif de mixité des publics que suppose l’octroi de subsides «cohésion sociale». «Pour l’administration, le travail de ces associations semble peu compatible avec cet objectif», regrette Barbara Herman, du CBAI.
Le développement d’un associatif musulman encouragerait donc le repli communautaire. Zaki Chaïri, impliqué dans de nombreuses associations musulmanes, dont EmBeM (Empowering Belgian Muslims) et les Fourmis, témoigne: «J’ai moi-même essayé d’obtenir des subventions pour les scouts musulmans. Nous les avions presque obtenues, mais on nous demandait d’enlever le mot ‘musulman’. On veut éviter le ‘communautarisme’. Mais pour moi il n’y a pas de problème tant que le communautarisme n’est pas exclusif. L’appartenance religieuse peut être un outil pour aller vers l’extérieur.» Certains vont plus loin et estiment que la composante religieuse est inhérente à leur action associative. C’est le cas du directeur de l’espace Poincaré: «Le musulman croit en Dieu. C’est Dieu qui dirige sa vie, et pas qu’à la mosquée. Dieu est partout et c’est un moteur que l’on pourra utiliser pour conscientiser les jeunes.»
Une affirmation qui fera sursauter les tenants de la laïcité. Hamid Benichou, policier de Schaerbeek, défenseur très virulent de la laïcité et fondateur de l’association «Initiatives citoyennes pour un islam de Belgique», dénonce cet islam «qui demande plus d’espace alors que les interprétations de la religion sont différentes. Mais quand on dit islam, duquel parle-t-on? De celui que je vis au quotidien et qui passe partout ou de l’islam salafiste, ou radical.» Il se prononce pour un cantonnement du religieux dans la sphère privée. «Ma musulmanité ne concerne que moi», assène-t-il.
Hamid Benichou n’est pas le seul à regretter le repli communautaire et la référence récurrente au religieux dans les initiatives associatives. C’est aussi le cas d’Hassan Bousseta, membre du PS qui lança l’an passé, à la suite des tueries parisiennes de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, le mouvement «article 193». Un mouvement qui souhaitait fédérer autour de ce qui «unit la communauté de citoyens». «Je constate que, ces dernières années, beaucoup de musulmans sont entrés dans le débat public en tant que musulmans, nous dit-il. Mais il existe d’autres façons d’y entrer car s’y prendre ainsi peut conduire à rompre les coalitions du passé entre minorités et progressistes. Monopoliser le débat autour de questions identitaires isole la communauté musulmane. Pour moi, l’urgence c’est de produire de l’universel.»
Un débat ancien qui porte sur la place du religieux dans l’espace public. Pour Henri Goldman, entre autres membre de Tayush, groupe de réflexion pluraliste, il est grand temps «d’accepter qu’il existe un marqueur religieux très fort au sein des communautés musulmanes. Et pour certains il est difficile de faire confiance à des gens qui ont un référent religieux. Mais pour le moment ce marqueur est structurant pour cette communauté qui fait face à des plafonds de verre et à qui on demande en permanence de renvoyer la religion dans la sphère privée».
L’agenda caché
À la crainte du repli communautaire se superpose la peur de financer des mouvements radicaux ou fondamentalistes qui s’insinuent depuis l’étranger. Frères musulmans en tête. «En invitant des proches des Frères musulmans, l’associatif commet des erreurs qui le piège», affirme Hassan Boussetta. L’inquiétude des autorités est illustrée par Felice Dassetto, sociologue des religions, spécialiste de l’Islam à l’UCL: «Si une école de devoirs musulmane fait une demande de subsides, et qu’en même temps c’est une école coranique qui invite des prêcheurs salafistes, l’administration ne prendra pas le risque de la financer.»
Certaines enquêtes journalistiques sèment le doute. On pense ici à «Comment les Frères musulmans ont pris la Belgique en otage», de Marie-Cécile Royen qui a été publié dans Le Vif-L’Express en mars 2015. Un article qui a mis le feu aux poudres et renforcé la méfiance à l’égard de l’associatif musulman. À en croire l’article du Vif, l’espace Poincaré, les Fourmis, l’EmBeM ou encore le Collectif contre l’islamophobie en Belgique (CCIB) feraient partie des nombreux repaires de Frères musulmans en Belgique, du nom de la confrérie égyptienne très investie dans des actions politiques et sociales et qui appelle de ses vœux l’instauration de la charia.
L’article du Vif a été épinglé par le conseil de déontologie journalistique pour n’avoir pas suffisamment recherché la vérité. Mais il a semé le trouble chez certains. «Le problème est que ce type d’articles ferme encore plus de portes, déplore Zaki Chaïri. Ces articles sont utilisés pour décrédibiliser toute personne qui a une efficacité, une visibilité, qui développe un discours.» «Un musulman devrait être un simple citoyen», ajoute Farida Tahar, qui coordonne l’une des rares associations subventionnées par la cohésion sociale, le service social musulman «Le Figuier». «Mais dès qu’une initiative associative émerge, on considère qu’il y a un agenda caché», précise-t-elle. Il faut ajouter que Farida Tahar, par ailleurs élue du Parti socialiste à Molenbeek, est l’une des fondatrices du CCIB.
La peur du lièvre caché
Pourtant, l’influence des Frères musulmans, de l’Arabie saoudite via la mosquée du Cinquantenaire, ou d’autres courants étrangers est-elle totalement fantasmagorique, comme le soutiennent certains responsables associatifs?
«Les responsables politiques, les pouvoirs subsidiants craignent souvent qu’on lève un lièvre au sujet de tel ou tel représentant associatif», affirme une personne au fait de ces hors-serie. Crainte de tomber sur un passé occulté de militant de l’islamisme radical et politique, de découvrir dans la presse une connexion avec les Frères musulmans ou de déterrer un lien avec un prêcheur salafiste radical.
Pour Abou Youssouf, imam de la mosquée Al-Azhar de Saint-Josse, «l’influence des Frères musulmans ou de l’Arabie saoudite existe, on ne peut pas la nier, mais ces influences décroissent. Ici, nous sommes belges, musulmans, et notre obédience doit aller vers la Belgique».
Parmi les organisations que l’on considère généralement comme appartenant à la mouvance «Frères musulmans», notons la Ligue des musulmans de Belgique, organisatrice de la Foire musulmane de Bruxelles. «Mais quel est son impact en Belgique?, interpelle Abou Youssouf. Pas grand-chose.»
«Il faut bien faire la différence entre des institutions qui appartiennent à la mouvance ‘Frères musulmans’ comme la Ligue des musulmans de Belgique qui semble leur être liée, et des individus. Pour ces derniers, c’est un problème de leur coller une étiquette lorsqu’ils ne se revendiquent pas de cette mouvance et empruntent à différents registres», décrit Corinne Torrekens, islamologue et fondatrice de la spin-off Diversity.
À l’ombre des Frères
Reste encore à voir de quelle influence étrangère on parle. La Diyanet, mieux connue en Belgique sous le nom de fondation religieuse islamique turque de Belgique, émanation de l’islam turc, a une réelle influence sur des mosquées turques qui lui sont affiliées et de l’associatif qui leur tourne autour. «La Diyanet continue de former des imams en Turquie, qui reviennent ensuite en Belgique», rappelle Felice Dasseto. Côté État marocain, on a tenté de suivre cet exemple avec un Conseil des oulémas.
Et puis, bien sûr, il y a l’Arabie saoudite et sa célèbre mosquée du Cinquantenaire, souvent considérée comme la cinquième colonne du wahhabisme. «Leur impact n’est pas direct, affirme Felice Dassetto. Mais certains leaders religieux et associatifs ont été formés au Cinquantenaire. Des leaders qui ont ensuite créé leur association en Belgique.» Mustafa Kastit, fondateur du Jardin des jeunes, a rejoint en 1997 le Centre islamique et culturel de Belgique, connexe à la grande mosquée du Cinquantenaire.
Enfin, et encore, il y a les Frères musulmans. L’espace Poincaré est parfois considéré comme influencé par cette mouvance. Ce que réfute son directeur. «Ici, personne n’est Frère musulman, dans le sens strict d’appartenance à l’association. Mais comme les Frères musulmans privilégient l’action sociale et que nous la privilégions aussi, certains font le lien car ils aiment mettre les gens dans des cases.» Tout juste reconnaît-il qu’il peut exister une «sensibilité» parmi les associations de l’espace Poincaré. «Mais nous n’avons aucune étiquette. Nous sommes des musulmans de Belgique, nous nous orientons vers une activité socio-éducative.»
Cette mouvance associative ancrée dans une revendication musulmane fait débat. Pour Felice Dassetto, cette «affirmation politique, sociale et religieuse d’un associatif musulman», aux accents, selon lui, de «victimisation», n’est «pas forcément utile pour construire un islam serein», dit-il, avant d’ajouter que «ces associations devraient faire l’effort de se profiler clairement en fonction de leurs finalités sociales, sans mélanger les genres».
Pour d’autres, comme Corinne Torrekens, il est grand temps que les autorités, les responsables politiques «prennent le risque d’avoir confiance, d’apprendre à connaître ces acteurs associatifs, en dépassant les étiquettes».
De l’autocensure à l’empowerement
Les associations musulmanes dénoncent la méfiance dont elles font l’objet. Une méfiance qui conduirait certaines associations, gérées par des bénévoles, à «baisser les bras» devant les hors-serie de subsides à remplir, témoignent certains responsables. «L’associatif musulman a aussi des difficultés à s’organiser de manière à trouver des financements et à faire des démarches administratives ad hoc. J’ai l’impression qu’il y a parfois une attitude plaintive de la part des responsables associatifs alors qu’il faut entrer dans une logique bureaucratique», pense Felice Dassetto. Farida Tahar confirme que «beaucoup d’associations font le choix délibéré de ne pas faire appel à des subsides». Soit par autocensure liée au probable refus des pouvoirs publics, soit par crainte de l’immixtion des autorités dans les contenus de leurs activités.
Aux yeux de Hajib El Hajjaji, notamment vice-président du Collectif contre l’islamophobie, «s’il existe d’un côté une suspicion des autorités à l’égard des associations musulmanes, nous devons aussi arriver à ne pas être suspicieux des autorités lorsqu’elles acceptent de financer des projets».
Selon lui, «l’anarchie actuelle», faite de «ces nombreuses micro-associations», doit être dépassée. L’associatif musulman devrait se structurer, voire se fédérer, pour devenir un interlocuteur crédible pour les autorités, même si de telles tentatives conduiront inévitablement à des enjeux de pouvoir entre différentes branches de l’islam de Belgique.
Il y a un peu plus d’un an, il lançait avec d’autres l’initiative «convergences musulmanes» dont l’une des revendications était de demander un soutien public à l’associatif musulman. Son idée n’est pas de développer des associations estampillées musulmanes dans tous les domaines de la vie sociale, mais seulement lorsque ces associations représentent une «plus-value», lorsqu’elles comblent un manque, en tissant des partenariats avec d’autres. «Il y a un besoin de spécialisation, de professionnalisation, argumente-t-il. C’est un enjeu important au regard des enjeux de désaffiliation sociale, de radicalisation.»
La professionnalisation, c’est justement le dada de l’EmBeM, dont l’objectif est de «créer le débat intracommunautaire afin de soutenir le développement du tissu associatif», résume Zaki Chaïri qui a l’ambition de lancer une formation pour mieux répondre aux appels à projets, «même si ceux-ci sont souvent très orientés».
Aujourd’hui, Hajib El Hajjaji pense que les associations musulmanes «n’y arriveront pas seules. Sans aide de pouvoirs subsidiants, les associations chercheront l’argent à l’étranger avec toutes les dérives que ça implique. De plus, recevoir des subsides signifie davantage de contrôles. En se structurant, les associations participeront au développement d’un islam local, plus multiculturel, ancré dans la rationalité».
Fil info «Quand la perte du lien social radicalise les jeunes», 13 mars, 2015, Coline Delcour et Brice Ryckaert, étudiants du MIAS1 de l’IESSID, catégorie sociale de la HE Paul Henri Spaak