Olivier Malay, chercheur en économie à l’Université catholique de Louvain (UCL), et Samuel Sonck, ingénieur civil et économiste, veulent instaurer la gratuité des trains en Belgique. Un projet possible selon eux, moyennant une bonne dose de volonté politique.
«Le droit à la mobilité préempte sur tous les autres droits: les droits culturels par exemple en donnant accès à l’école ou à l’académie, ou économiques en donnant la possibilité d’aller travailler ou faire ses courses», affirme Samuel Sonck, ingénieur civil, économiste et par ailleurs militant du mouvement Tout Autre Chose. La gratuité est selon ce jeune économiste une question de justice sociale.
L’idée est belle, mais comment la financer à l’heure où le gouvernement réduit ses aides au chemin de fer[1]? Les deux économistes rappellent que la gratuité concerne déjà beaucoup de monde (policiers, journalistes, anciens combattants, mandataires politiques, aveugles et malvoyants…). Pour prouver que le projet est réalisable, ils ont sorti leur calculette: «La gratuité des trains entraînerait la suppression de la billetterie et de tous les coûts liés, de la conception tarifaire au contrôle. En même temps, elle entraînerait des coûts, car elle ne peut se faire sans une augmentation des fréquences et une diminution des retards afin de rendre le train plus attractif. Dans le scénario où l’État compense le manque à gagner (estimé à 650 millions d’euros issus de la vente des billets, selon les chiffres de la SNCB), tout en réinvestissant pour augmenter les fréquences et la qualité, cela lui coûterait entre un milliard et un milliard et demi par an.» C’est pourquoi ils savent que la gratuité ne sera pas réalisable sans volonté et redéfinition des priorités politiques. Leur idée? «Compenser la gratuité en diminuant les dépenses publiques pour les voitures de société, dont le coût pour l’État s’élève à 4,1 milliards d’euros par an en Belgique, dont près de 2,5 milliards d’avantages fiscaux.» À inclure également dans le calcul, «les économies réalisées dans la diminution de la congestion et de la pollution, mais aussi du budget de la santé publique (en 2006, l’Organisation mondiale de la santé [OMS] chiffrait à 12.800 le nombre de décès annuels imputables à la pollution par les particules fines en Belgique, dont 25% sont imputables au transport, NDLR)».
Des bénéfices pour tous
Pour défendre ce refinancement public de la SNCB, Samuel Sonck précise que les usagers n’en seront pas les seuls bénéficiaires car il engendrera «plus de valeur pour les biens immobiliers bien desservis, des commerces mieux achalandés, des lieux de travail plus accessibles et moins d’embouteillages sur les routes. Sans compter, ajoute-t-il, les bénéfices environnementaux engendrés par la réduction du nombre de voitures». Et de citer l’exemple d’Aubagne en France (voir papier ci-contre), où, suite à l’instauration de la gratuité des bus, la fréquentation a bondi de 175% en trois ans. Samuel Sonck ne nie pas pour autant les doutes formulés dans de nombreuses études à l’égard de l’argument du report de modalité voiture-train: «Parmi les expériences de gratuité menées à l’échelle d’une ville, les nouveaux passagers sont entre autres des “anciens” cyclistes ou des marcheurs. Mais si la gratuité est à l’échelle d’un pays, la proportion d’automobilistes qui passeront au train sera plus grande qu’à l’échelle d’une ville, vu les plus longues distances.» Pour ne pas délaisser les campagnes, Samuel Sonck précise qu’il faudra se poser «la question de la multimodalité et la complémentarité avec les autres moyens de transport public, mais aussi les dispositifs comme le covoiturage ou les vélos en libre-service».
La gratuité suffira-t-elle à attirer l’usager? Un train en retard et bondé, même gratuit, sera toujours en retard et peut-être encore plus rempli. La «tout autre SNCB»[2] qu’imaginent les deux porteurs de cette idée tient en deux mots: gratuité et qualité. «La gratuité rend d’autant plus nécessaire l’augmentation de la qualité et de la fréquence des transports», insiste Samuel Sonck. L’économiste imagine même que «les trains pourraient redevenir de nouveaux lieux de vie avec des animations culturelles et artistiques à bord ou dans les gares».
Reste une question: la gratuité est-elle un projet plus démocratique que les tarifs préférentiels actuellement en vigueur (réductions pour les familles nombreuses, les enfants, etc.)? Selon Samuel Sonck, «la gratuité totale est moins stigmatisante. Elle représente un dispositif politiquement beaucoup plus résistant que quand elle s’adresse seulement à certains publics, en permettant d’éviter un grignotage progressif par catégorie (jeunes, seniors…). De plus, elle pallie le caractère arbitraire des tarifs préférentiels, dans un contexte de situations changeantes qui caractérisent beaucoup de parcours aujourd’hui». La gratuité est aussi plus simple et efficace, rappelant «les rouages administratifs parfois complexes pour se faire rembourser son ticket, dans le cas, par exemple, des réductions de 75% pour se rendre à un entretien d’embauche, si bien que certains bénéficiaires n’y ont pas recours».
Pour redynamiser l’économie dans la capitale, le gouvernement bruxellois et les partenaires sociaux ont lancé en avril dernier l’idée d’un pass mobilité gratuit pour les touristes qui viennent à Bruxelles, pour les bus, trams et métros. Le PTB en a profité pour demander que la gratuité soit étudiée pour tous les Bruxellois. Prenant pour preuve les résultats français, le PTB soulignait que «l’effet de la gratuité ou d’une réduction des tarifs n’est plus à prouver: cela attire les usagers vers le transport en commun».
Hasselt s’est lancé en 1997 dans la gratuité des transports, à l’initiative de Steve Stevaert (SP.A). Elle avait été précédée d’une augmentation de l’offre de bus et de la mise en place de mesures de dissuasion pour les automobilistes: instauration de rues piétonnes, suppression de parkings, augmentation des frais de stationnement. Les résultats ont suivi si l’on en croit les chiffres livrés par une enquête menée en 2012 par le programme européen EnercitEE(1). Lors de la première année, plus de 40% des personnes visitant l’hôpital sont passées de la voiture au bus, 27% pour aller au supermarché. Le système, salué dans le monde entier, était pourtant supprimé en mai 2013 par la nouvelle majorité SP.A/CD&V, les tickets ne restant gratuits que pour les plus de 65 ans, les moins de 20 ans, les autres devant payer 60 centimes. Raison invoquée: le budget devenu trop lourd pour Hasselt mais surtout pour le gouvernement flamand qui finance en grande partie les transports en commun.
Quelques années plus tard, en septembre 2015, la Flandre décidait de supprimer la gratuité pour les seniors au profit d’un abonnement au prix réduit de 50 euros. Le ministre flamand de la Mobilité Ben Weyts (N-VA) justifiait ce choix dans La Libre Belgique(2): «C’était irresponsable et intenable à long terme. L’usager des transports ne devait initialement pas puiser dans son gousset mais cela aurait fini par retomber sur l’ensemble des contribuables.» Chiffres à l’appui, il avance pour défendre cette mesure que les seniors sont plus nombreux à se déplacer après la suppression de la gratuité. La directrice du conseil consultatif des associations d’aînés en Flandre, Mie Moerenhout, tempérait cet engouement dans le même quotidien, précisant que «les seniors avaient tous reçu un formulaire qui les incitait à se procurer le nouvel abonnement».
Mons va subir la même destinée qu’Hasselt: dans son plan de gestion 2015-2020, la Ville a annoncé la fin de la gratuité sur les petits bus «Intra-Muros», la subvention annuelle versée par la Ville de Mons à TEC Hainaut ayant diminué de moitié en raison des économies décidées par le collège communal.
(1) Torsten Belter, Maike von Harten, Sandra Sorof, «Advantages and disadvantages of free public transport services», EnercitEE, 2012. Consultable en ligne: https://fr.scribd.com/doc/290768836/SustraMM-Free-Public-Transport
(2) «La fin du bus gratuit, un recul soci(ét)al pour les aînés flamands?», La Libre Belgique, 3 septembre 2015, par Christian Laporte.
[1] Le gouvernement prévoit pour cette législature de donner 2,9 milliards au rail, 1,75 pour la SNCB et 1,14 à Infrabel, soit 20% de moins que sous le gouvernement précédent. Le montant des économies à réaliser pour la SNCB pendant cette nouvelle législature est de 2,1 milliards.
[2] Le mouvement Tout Autre Chose revendique des trains nombreux, à l’heure, accessibles à tous et de qualité. De manière plus générale, les signataires de l’appel exigent que le monde politique considère la mobilité dans son ensemble pour que les investissements adéquats y soient réalisés. Tout Autre Chose, et son pendant néerlandophone Hart Boven Hard, a décidé de partager ces revendications en distribuant ce 7 mars dans diverses gares du pays un faux journal Metro qui abordait de manière décalée le thème d’une «autre» mobilité. Le faux journal Metro a été empêché de distribution par la société qui possède le journal Metro le 9 mars. Une semaine plus tard, la justice autorisait finalement sa diffusion.
En savoir plus
Alter Echos n°424-425, «La gratuité comme nouvel horizon politique», Manon Legrand, juin 2016
Alter Echos, «En 2050, à quoi carburera la Wallonie ?», Amélie Mouton, mai 2015
Alter Echos, «Ma voiture, ma nécessité?», Manon Legrand, juillet 2015