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Politique

Dans les placards du gouvernement, les astreintes

Lorsqu’elles s’accumulent, les astreintes virent au symbole. Une sorte d’étalon pour mesurer les crises démocratiques que traverse la Belgique. Au moment de faire les comptes de la Vivaldi, Alter Échos en profite pour interroger l’efficacité et les limites de ces sanctions pécuniaires.

Vincent de Lannoy 04-07-2024 Alter Échos n° 518

Le 1er décembre 2022, sous des notes de Chopin, une poignée d’avocats se sont recueillis au pied des bureaux bruxellois du ministre de la Justice de l’époque, Vincent Van Quickenborne (Open Vld). Devant un mini-cercueil flanqué de fleurs, ils saluaient une dernière fois l’État de droit, l’estimant vampirisé par le non-respect de centaines de décisions de justice en matière d’accueil des demandeurs d’asile.

Que ce soit en lien avec la crise de l’accueil, le survol de Bruxelles ou encore la surpopulation carcérale, il arrive effectivement que l’État belge ne respecte pas des jugements qui l’obligent à se mettre en ordre, en faisant ou en arrêtant de faire quelque chose. Comme tout le monde, l’État peut alors être condamné à payer des sanctions pécuniaires. On parle alors d’astreintes, censées forcer le respect d’une condamnation principale.

Les astreintes ne sont pas automatiques. Elles doivent être demandées à un magistrat, qui fixe une somme à payer par jour de retard et parfois un plafond. La dette commence à grimper une fois le jugement signifié. L’identité du bénéficiaire dépend, elle, de l’instance qui prononce la sanction. Si c’est une cour ou un tribunal, l’intégralité de la somme est versée à la partie à l’origine de l’action en justice. En revanche, s’il s’agit du Conseil d’État, une moitié de la somme revient au plaignant, l’autre au Trésor public. Il est important de noter que si un recours invalide le jugement, les astreintes sont également annulées. Et que si personne ne manifeste la volonté de faire perdurer la sanction au-delà de six mois, il y a prescription.

Alter Échos a tenté de répertorier les astreintes accumulées sous la Vivaldi. Chaque administration étant responsable de ses condamnations, il n’est pas simple d’avoir une vue d’ensemble sur les sommes dues par la Belgique. Un coup de sonde auprès des différents services publics fédéraux a toutefois permis de dresser une ardoise non exhaustive. Lors de la dernière législature, l’État belge aurait été condamné dans 8.181 jugements ou arrêts assortis d’astreintes. Il aurait déboursé a minima 20.581.000 euros et, au moment de nos recherches, était théoriquement encore redevable de 44.083.250 euros, dont une partie est contestée en justice.

Sous pression

Depuis bientôt dix ans, Avocats.be, l’Ordre des barreaux francophones et germanophone, a pris l’initiative de lancer des poursuites contre l’État belge en raison de la surpopulation carcérale. À de multiples reprises, l’État a été condamné. Il lui est ordonné, dans un premier temps, de diminuer la surpopulation à 110 % de la capacité carcérale, avant de la supprimer complètement. À défaut, plusieurs milliers d’euros d’astreintes tombent chaque jour. En date du 28 mai dernier, les astreintes s’élevaient à 24 millions d’euros.

Lors de la dernière législature, l’État belge aurait été condamné dans 8.181 jugements ou arrêts assortis d’astreintes. Il aurait déboursé a minima 20.581.000 euros et, au moment de nos recherches, était théoriquement encore redevable de 44.083.250 euros, dont une partie est contestée en justice.

L’Ordre des barreaux se veut clair: l’astreinte n’est jamais un but en soi. «Nous ne voulons pas de ces millions, assure maître Berbuto, avocate au barreau de Liège et de Huy. L’unique but est de faire pression sur l’État pour qu’il respecte les décisions de justice et la dignité des détenus.» La réclamation d’astreintes s’apparente à un numéro d’équilibriste. Les montants doivent être suffisamment dissuasifs pour contraindre la partie adverse sans toutefois rendre le dialogue impossible. «Nous comprenons les préoccupations des avocats. C’est pourquoi nous discutons avec eux depuis un certain temps des mesures que nous prenons», répond le cabinet du ministre de la Justice, Paul Van Tigchelt (Open Vld). «La surpopulation est un problème chronique qui dure depuis des décennies et que l’on ne résout pas du jour au lendemain.» Jusqu’à aujourd’hui, l’État utilise les voies de recours disponibles et ne paie pas spontanément ces astreintes. En attendant des «mesures pérennes», Avocats.be réclame l’argent. Par principe.

Vingt ans d’astreintes

Au-delà de ses aspects juridiques et financiers, l’astreinte permet aussi d’ancrer une problématique dans le débat politico-médiatique, parfois sur plusieurs législatures. Georges Gilkinet, ministre fédéral de la Mobilité, a hérité du contentieux sur le survol de Bruxelles dans lequel des astreintes s’écoulent depuis une vingtaine d’années. «La collectivité subit la double irresponsabilité de certains partis politiques, dont la N-VA et les libéraux, déplore le ministre. Leur inaction d’hier pèse, par des astreintes et frais de justice, sur les finances de l’État. Et leur blocage sous cette législature a ralenti considérablement l’adoption de mesures visant à soulager les populations survolées.»

Malgré les efforts défendus par le ministre de la Mobilité (états généraux, nouvelles études d’incidence, redevances variables imposées aux compagnies aériennes, etc.), Philippe Touwaide, le médiateur fédéral de l’aéroport de Bruxelles-National, regrette qu’aucune décision d’envergure n’ait été prise depuis dix ans. «Les jugements sont très clairs sur les normes de vent et l’utilisation de la piste d’atterrissage 01. Mais il n’y a pas de volonté ni de décision politique, estime-t-il. Le dossier traîne à cause d’une guéguerre entre Flamands et francophones qui ne veulent pas être survolés.» Jamais la justice n’a apaisé les tensions idéologiques et communautaires. À défaut de solution, des astreintes sont payées: au moins 20 millions d’euros sur la dernière législature.

Des saisies compliquées

Depuis 2021, la situation en matière d’accueil des demandeurs d’asile est extrêmement préoccupante en Belgique. Fedasil, l’Agence fédérale pour l’accueil des demandeurs d’asile, a été maintes fois condamnée par les tribunaux belges pour son incapacité à fournir aux candidats réfugiés l’aide matérielle à laquelle ils ont droit. Des condamnations souvent assorties d’astreintes. En mars 2023, Nicole de Moor (CD&V), secrétaire d’État à l’Asile et la Migration, tenait les comptes en commission de l’Intérieur: «Le montant que doit théoriquement verser Fedasil s’élève à quelque 278,5 millions d’euros. Suite à une décision de la cour d’appel dans une affaire portée en justice par des ONG, ce montant augmente de 10.000 € par jour. Il augmente également dans les dossiers individuels, pour lesquels les astreintes continuent de courir tant qu’aucune place d’accueil n’est attribuée. Les tribunaux octroient 100 € par personne et par jour en cas de défaut d’accueil.» Dans chacun de ces dossiers, Nicole de Moor s’oppose ouvertement à la perception d’astreintes. Sans relâche, elle répète que ces pénalités ne créeront aucune place supplémentaire et souligne les efforts déployés pour en trouver.

Ces derniers mois, un congélateur et une machine à café ont été saisis au cabinet de Nicole de Moor, un canapé et un buffet au cabinet du Premier ministre Alexander De Croo (Open Vld). Des sanctions qui restaient très symboliques jusqu’à la tentative d’un cabinet d’avocats de saisir 400.000 € sur des garanties bancaires de l’État belge. Un recours étant introduit, la somme est bloquée en attendant que le juge des saisies tranche l’affaire.

Face au refus de payer de la secrétaire d’État, la seule solution pour les avocats des demandeurs d’asile délaissés ou des organisations de terrain est de mandater un huissier pour procéder à une saisie puis à la revente de biens. Mais lorsque l’État est en tort, une règle complique la procédure. «On ne peut pas, et c’est normal, empêcher les administrations de tourner, indique Pierre-Arnaud Perrouty, directeur de la Ligue des droits humains (LDH). Au nom du principe fondamental de la continuité du service public, toute une série de biens publics ne sont pas saisissables.» C’est l’autorité elle-même qui dresse la liste des effets qu’elle juge non essentiels à sa mission. Ces derniers mois, un congélateur et une machine à café ont été saisis au cabinet de Nicole de Moor, un canapé et un buffet au cabinet du Premier ministre Alexander De Croo (Open Vld). Des sanctions qui restaient très symboliques jusqu’à la tentative d’un cabinet d’avocats de saisir 400.000 € sur des garanties bancaires de l’État belge. Un recours étant introduit, la somme est bloquée en attendant que le juge des saisies tranche l’affaire.

Une variable politique?

La position de Nicole de Moor sur les astreintes n’est pas inédite. En 2016, Theo Francken (N-VA) avait déjà publiquement refusé de les payer dans une affaire de visas humanitaires pour une famille syrienne. À l’époque, les partis de l’opposition et la société civile s’étaient offusqués qu’un représentant de l’État refuse de se plier à une décision de justice et que son parti tente de discréditer publiquement le pouvoir judiciaire dans une campagne sur les réseaux sociaux. «C’était la grande répétition générale, analyse le chercheur du Crisp, Vincent Lefebve. L’affaire était particulière puisque Theo Francken a fini par gagner: les astreintes ont été invalidées en appel. Mais cette victoire n’enlève rien au problème que posent son approche de la justice à la carte et la dénonciation d’un prétendu ‘gouvernement des juges’. Les jugements, qui peuvent évidemment être contestés, doivent être respectés qu’ils plaisent ou non. Sur ce plan qui relève du droit mais aussi de l’éthique politique, on assiste à une évolution importante ces dernières années. Avant, on ne se permettait pas de commenter les décisions de justice de cette manière.»

La position de Nicole de Moor sur les astreintes n’est pas inédite. En 2016, Theo Francken (N-VA) avait déjà publiquement refusé de les payer dans une affaire de visas humanitaires pour une famille syrienne. À l’époque, les partis de l’opposition et la société civile s’étaient offusqués qu’un représentant de l’État refuse de se plier à une décision de justice et que son parti tente de discréditer publiquement le pouvoir judiciaire dans une campagne sur les réseaux sociaux.

Dans ce contexte tendu, la communication qui entoure une demande d’astreinte est politiquement délicate. De prime abord, l’État peut difficilement garder la face devant les citoyens en se déclarant ouvertement hors-la-loi. Mais du côté du Ciré (Coordination et initiatives pour les réfugiés et les étrangers), on se demande si, a contrario, la forte médiatisation des montants n’a pas masqué les causes de la crise de l’accueil. Paradoxalement, les astreintes pourraient parfois nuire à l’image des personnes dont elles protègent les droits. On parle d’un effet «boomerang». «Si l’État doit 300 ou 1.000 € par jour, ça ne vaut qu’une brève dans les médias. Mais quand on parle de montants globaux, en millions d’euros, c’est symboliquement plus fort, analyse Sotieta Ngo, directrice générale du Ciré. Ensuite, pour qui cet argent risque-t-il d’être dépensé? Le contribuable n’est jamais insensible aux dépenses publiques. Et pour certains, c’est beaucoup trop d’argent pour aider des personnes dont l’avenir en Belgique est incertain. Un tel déni de droit ne serait pas toléré s’il touchait les chômeurs ou les pensionnés.»

Malgré ces risques de récupération, il n’en demeure pas moins que les ONG se sont avérées ces dernières années moins méfiantes vis-à-vis du droit que par le passé. «Il y a un usage stratégique du droit et de la justice, complète Vincent Lefebve. Le recours à une procédure juridictionnelle ou à un mécanisme comme l’astreinte s’insère dans une stratégie politique ou militante plus globale. Dans le cas de la crise de l’accueil, le caractère massif du recours à la justice a été utilisé à la fois comme un moyen d’obtenir gain de cause dans chaque affaire singulière et comme une arme pour peser dans un rapport de force politique plus global avec les autorités publiques.»

Un dangereux précédent?

Le survol de Bruxelles, la surpopulation carcérale et l’accueil des demandeurs d’asile sont trois dossiers qui ont leurs spécificités propres. Mais tous démontrent que des décisions de justice censées forcer le respect des droits fondamentaux peuvent s’embourber dans les rapports de force idéologiques et/ou communautaires relatifs à l’exercice du pouvoir en Belgique. Malgré les astreintes, les autorités ne modifient pas notoirement leurs politiques. Au contraire, dans deux de ces dossiers, les montants impayés mettent en lumière le non-respect des droits humains à l’égard de deux groupes vulnérables: les demandeurs d’asile et les détenus. De ces crises, la justice sort certainement déforcée.

Le survol de Bruxelles, la surpopulation carcérale et l’accueil des demandeurs d’asile sont trois dossiers qui ont leurs spécificités propres. Mais tous démontrent que des décisions de justice censées forcer le respect des droits fondamentaux peuvent s’embourber dans les rapports de force idéologiques et/ou communautaires relatifs à l’exercice du pouvoir en Belgique.

Mais si l’État ne respecte ni ses obligations ni ses condamnations, ne paie pas spontanément les astreintes, et ne peut véritablement être saisi, quelle option reste-t-il pour le contraindre? «C’est exactement le problème qui se pose aujourd’hui avec la crise de l’accueil. On sort d’une question de droit des étrangers pour entrer dans une question d’État de droit. Les autorités publiques doivent respecter la loi et les décisions de justice. Si elles ne jouent plus le jeu, la mécanique se grippe et nous sommes démunis. Ce n’est pas une question de gauche ou de droite, c’est un vrai problème de démocratie», tance le directeur de la LDH, Pierre-Arnaud Perrouty.

Les juristes contactés pour cet article tiennent à rappeler que seul l’État est responsable de ses condamnations et du non-respect de celles-ci; que le mécanisme des astreintes a servi et servira encore efficacement la justice. Ils ne cachent pas pour autant leur inquiétude. «Ma crainte, c’est pour après-demain, confie Sotieta Ngo. Que pourra se permettre un gouvernement encore plus extrême si des partis progressistes ne respectent pas l’État de droit? Chaque parti de la majorité fédérale porte une grande responsabilité. Le doigt a été mis dans quelque chose et on ne sait pas jusqu’où cela va nous mener.»

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