Des recours contre la limitation dans le temps des allocations d’insertion sont introduits depuis quelques années auprès des tribunaux du travail. À leur origine, on trouve des syndicats, mais aussi des CPAS. Ils se basent sur un principe au nom sibyllin: le «standstill».
Pour celles et ceux qui en douteraient, un article peut continuer à exercer une influence sur un dossier des années après sa parution. Le 30 novembre 2013, le Journal des tribunaux publiait un papier intitulé «Dégressivité accrue des allocations de chômage versus principe de ‘standstill’». Si le titre n’avait rien de sexy, le contenu du document était interpellant.
D’après son auteur – Daniel Dumont, professeur de droit de la sécurité sociale à l’ULB –, la dégressivité des allocations de chômage ainsi que d’autres réformes opérées dans le régime du chômage pouvaient venir heurter le principe de «standstill» attaché à l’article 23 de la Constitution. Un article qui consacre «les droits économiques, sociaux et culturels». «Le principe de standstill consiste à dire que l’on ne peut pas revenir sur les droits acquis à ce niveau, sauf dans certaines conditions. Il n’est pas mentionné comme tel dans la Constitution, mais il y a unanimité chez les juristes et les juges pour dire qu’il est attaché à l’article 23», nous expliquait Daniel Dumont en mars 2014. Les conditions pour pouvoir déroger au standstill sont tout d’abord «de fond». La réforme doit poursuivre un but d’intérêt général. Elle doit également être nécessaire pour atteindre ce but. Et enfin, le recul opéré ne peut pas être disproportionné. Sur la forme, le législateur doit expliquer pourquoi la réforme est effectuée. Or, pour Daniel Dumont, cela n’avait pas été fait dans l’arrêté royal ni dans l’arrêté ministériel du 23 juillet 2012 instaurant la dégressivité des allocations de chômage.
On en serait à 529 recours du côté francophone.
En 2014, l’article publié dans le Journal des tribunaux commençait à faire du bruit. Certains syndicats avaient flairé la bonne affaire. Et décidé d’introduire des recours – concernant à chaque fois un bénéficiaire lésé – devant les tribunaux du travail sur la base de cette atteinte au standstill. Trois ans plus tard, le dossier a pris de l’ampleur, même si les recours n’ont pas vraiment eu lieu là où on les attendait. Très peu d’entre eux ont en effet concerné la dégressivité des allocations de chômage. Alors que les recours relatifs à la limitation des allocations d’insertion à trois ans se comptent par centaines. D’après l’Onem, on en serait à «529 du côté francophone et seulement 29 du côté néerlandophone». Chez les francophones, la majorité des recours concerneraient le principe même de la limitation des allocations d’insertion à trois ans. Les chiffres de l’Onem peuvent être considérés comme fiables. L’Office comptabilise tous les recours: ceux qui lui sont favorables et ceux qui lui sont défavorables… Dans ce dernier cas, l’Onem interjette toujours un appel. D’abord devant une cour du travail. Puis devant la Cour de cassation si la cour du travail confirme le jugement initial du tribunal du travail.
La FGTB au taquet
Comment expliquer le faible nombre de recours liés à la dégressivité des allocations de chômage? «Nous avons eu d’emblée des décisions négatives concernant la dégressivité, avance Didier Pironet, juriste à la FGTB wallonne. La dégressivité ne va probablement pas assez loin pour que les juges estiment qu’il y a une atteinte au principe de standstill. Cela a donc un peu plombé la démarche de ce côté-là.» Certains juges peuvent ainsi avoir estimé que le recul dû à la dégressivité n’était pas disproportionné étant donné que les allocations diminuent progressivement dans le temps. Au contraire de l’arrêt des allocations d’insertion après trois ans, qui est plus brutal. Résultat des courses: la très grande majorité des recours ont concerné les allocations d’insertion. Avec des résultats partagés. D’après l’Onem, «il y a très légèrement plus de jugements favorables à l’Onem que de jugements défavorables (neuf jugements favorables à l’Onem, sept jugements défavorables)». Un constat que la FGTB confirme grosso modo. «Nous en sommes à plus ou moins 50/50 dans les décisions. La majeure partie des décisions positives concerne des personnes âgées de plus de 40 ans. Une des justifications avancées par le gouvernement pour limiter les allocations d’insertion était qu’il fallait favoriser l’emploi des jeunes. Ce qui paraît peu justifiable à cet âge», explique Didier Pironet. Le reste des cas serait toujours pendant… Notons que la FGTB est plutôt bien placée pour se positionner. Rien qu’à Liège, elle serait à la base de 350 à 400 recours, pour une dizaine à Charleroi et entre cinq et dix à Namur, d’après Didier Pironet, qui admet que le syndicat a du mal à centraliser les chiffres.
«Il y a des zones où les juges ont une fibre sociale plus développée.» Didier Pironet, FGTB
La disproportion géographique des recours pourrait avoir une explication pragmatique. «Il y a des zones où les juges ont une fibre sociale plus développée», explique Didier Pironet. Liège ferait partie de ces zones. Les recours auraient donc plus de chances d’y recevoir une issue favorable. Ce qui expliquerait aussi pourquoi ils y sont plus nombreux. À Bruxelles et dans le Brabant wallon, par contre, la situation serait plus compliquée. «Deux éléments peuvent influencer la décision des juges, explique Daniel Dumont. Il faut premièrement qu’ils connaissent le principe du standstill, ce qui n’est pas le cas de tous les juges. Deuxièmement, il y a aussi une question d’appréciation. Certains peuvent juger que le recul des droits est disproportionné, d’autres pas...» Des propos que confirme Didier Pironet, pour qui «ce sont des argumentaires très politiques, que l’on se situe dans une décision positive ou négative pour nous».
Constituer une jurisprudence
On l’a dit: un grand nombre de recours seraient toujours pendants, notamment devant les cours du travail. Conséquence: certains tribunaux du travail attendent les jugements des cours pour eux aussi rendre leurs décisions. «Nous avons introduit un recours en mars 2015 pour un cas lié aux allocations d’insertion, illustre-t-on à la FGTB Verviers. Mais le juge a mis le dossier en attente parce qu’il attend de savoir ce que va dire la cour du travail de Liège à propos d’un cas similaire.»
Cette situation vient souligner un enjeu de taille: l’ensemble des recours va constituer peu à peu une jurisprudence sur laquelle les cours et tribunaux pourront venir s’appuyer pour justifier leurs jugements. C’est d’ailleurs un des objectifs des requérants. «Si une majorité de tribunaux et cours décrètent que le principe du standstill est mis à mal, cela pourrait contraindre le gouvernement, et l’Onem, à revoir sa réglementation», explique Daniel Dumont. Mais, avant cela, il faudra encore un peu attendre. Après les cours du travail, il y a de fortes chances que ce soit au tour de la Cour de cassation d’être saisie par les chômeurs déboutés ou par l’Onem. Ce qui devrait prendre encore un an et demi, voire deux…
Les CPAS aussi
Certains CPAS ont aussi introduit des recours. Par principe, mais aussi par logique financière. Les personnes arrivées en fin de droit au chômage finissent souvent par s’adresser aux CPAS pour y faire une demande de revenu d’intégration sociale (RIS). Une charge importante pour ceux-ci. Du côté du Brabant wallon, le CPAS de Walhain et huit autres CPAS ont «mutualisé» un avocat. But de l’opération: introduire des recours. «Nous en avons introduit trois de notre côté, explique Valérie Bartholomée, directrice générale du CPAS de Walhain. Pour l’instant, les jugements sont négatifs, mais nous attendons le résultat d’un recours devant une cour du travail pour octobre.» Avant d’éventuellement aller en cassation? «Je ne sais pas, répond-elle. Vu que nous fonctionnons collectivement, certains CPAS paient donc pour l’avocat alors qu’ils n’ont pas introduit de recours. Il faudra voir s’ils veulent aller en cassation.»
En savoir plus
«La Constitution à la rescousse des chômeurs?», Alter Échos n°378 du 21 mars 2014, Julien Winkel.