Sociologues, anciens directeurs de recherche au CNRS, Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon se sont plongés dans le monde de l’évasion fiscale. Au-delà des scandales qui font la une, ils en expliquent les rouages et les enjeux politiques.
Terreur des beaux quartiers, le couple de sociologues tente une évasion fiscale et tape sans complexe à la porte d’HSBC Suisse, à Genève. Là même banque qui employait Hervé Falciani, l’informaticien qui a révélé les noms de milliers de fraudeurs et les montages sulfureux mis en place par la banque vers des paradis plus exotiques. Sauf que ça ne se passe pas bien… Trop connus, ou pas assez riches, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, ne parviennent pas à «planquer» leur «magot». Heureusement pour eux, il ne s’agissait que d’un prétexte à un voyage dans les hauts lieux de l’évasion fiscale. La Suisse, le Luxembourg, «au cœur de l’Europe», en passant par le «paquebot» de Bercy où s’organisent, dans l’entre-soi et la mansuétude, le dégrisement des repentis et la remise au pas compréhensive des pris au collet. Résultat: des informations de terrain et d’analyses documentées qui permettent de connaître, dans un détail inédit, les arcanes d’une industrie illégale qui brasse, parfois jusqu’aux frontières de la criminalité, des centaines de milliards d’euros. De la «sociologie de terrain» qui se lit comme un polar.
Alter Échos: Dans votre dernier livre, vous analysez les récentes affaires fiscales qui ont défrayé la chronique. Que nous disent-elles?
Monique Pinçon-Charlot: On est stupéfaits par l’ampleur de l’évasion fiscale: le manque à gagner se chiffre entre 60 et 80 milliards d’euros par an pour un pays comme la France et 1 000 milliards pour l’Europe. C’est considérable. C’est le fait d’une élite dominante qui concentre richesses et pouvoirs. En tant que chercheurs, nous assumons de regarder ce phénomène avec les lunettes de la classe sociale. Parce qu’au-delà de l’aspect technique de la fraude fiscale, il y a surtout un processus de déshumanisation et d’exclusion des peuples. Selon notre analyse, l’évasion fiscale va au-delà des tendances individuelles à la cupidité: elle est le fait d’une classe qui entend être aussi libre qu’un renard dans le poulailler de la planète sans contribuer à la solidarité. Et cela souvent avec la complaisance de l’État, et dans une opacité qui grandit au fur et à mesure que des lois sont votées. C’est la conséquence de la guerre menée par les plus riches contre ce qu’ils appellent «les dépenses publiques», alors qu’elles constituent un gain pour l’humain.
Alter Échos: Tous les riches ne sont pas fraudeurs ni évadés…
Monique Pinçon-Charlot: Évidemment, mais l’évasion fiscale reste un sport de riches. Et elle semble beaucoup plus systématique qu’on ne le croit. Quelle proportion de grandes fortunes fraude le fisc? Impossible à dire. Mais une gestionnaire de fortune de la banque Barclays nous a par exemple confié qu’à partir de 500.000 euros, on fait de l’offshore systématiquement. S’agit-il de fraude? D’optimisation? Cette dernière est certes légale. Mais aucune démocratie ne peut se satisfaire d’un système qui permet aux plus riches de contourner l’impôt grâce à des lois souvent écrites sur mesure.
Alter Échos: Vous vous êtes promenés en Suisse. Que voit le sociologue de l’autre côté du lac Léman?
Monique Pinçon-Charlot: La liste des exilés en Suisse est pléthorique! Souvent, l’évasion fiscale se transmet de génération en génération. C’est le cas de la famille Peugeot, dont le nom apparaît dans la première liste de fraudeurs dévoilé en 1932 et dont plusieurs membres sont aujourd’hui exilés fiscaux en Suisse. Par ailleurs, beaucoup de riches Européens ont des comptes non déclarés en Suisse transmis par un grand-père ou un arrière-grand-père. En France, les statistiques du fisc indiquent que 62 % des dossiers de repentis sont liés à des héritages. L’État pense que ce sont des fraudeurs passifs et qu’ils ne doivent donc être sanctionnés qu’à 15 %, tandis que les fraudeurs actifs sont pénalisés à 30 %. Nous montrons, nous, que dans la transmission des patrimoines, dès le plus jeune âge, la fraude ou l’évasion fiscales sont souvent autour de la table. Les avocats fiscalistes font partie de l’éducation dans les familles fortunées.
Alter Échos: Les députés suisses ont pourtant voté la mort du secret bancaire…
Monique Pinçon-Charlot: Oui, mais à contre cœur. Les fraudeurs font la prospérité de la Confédération depuis 1934. Ils ont permis aux banques suisses d’occuper le premier rang mondial de la gestion de fortune privée offshore, avec une part de marché de 27 %. L’arrêt de mort réel du secret bancaire ne sonnera que le 1er janvier 2018. L’évasion fiscale devient simplement plus compliquée et plus onéreuse. Il faut dorénavant dissimuler son pactole derrière des sociétés-écrans, des fondations, des trusts, afin de masquer l’identité des propriétaires et de gommer tout lien avec les avoirs cachés. Les cagnottes inférieures à un million de francs suisses (913 000 euros) n’intéressent plus les banquiers helvétiques. C’est pourquoi ils ont lâché sans trop de difficultés Jérôme Cahuzac, l’ancien ministre du Budget français. On nous a d’ailleurs servi Cahuzac en pâture, mais c’était l’arbre qui cachait la forêt. Ce que l’oligarchie ne lui a pas pardonné, c’est d’avoir craqué et avoué.
Alter Échos: Ce système ne s’arrête pas à la Suisse…
Monique Pinçon-Charlot: Non. Il est par exemple notable que les États-Unis n’ont pas signé l’accord de Berlin sur la transparence de la fiscalité mondiale en 2014. Et dans la liste des paradis fiscaux, on ne voit jamais l’État du Delaware, qui est pourtant un très bon client. Il n’est pas anodin non plus que les rescrits fiscaux (réponse de l’administration sur l’interprétation d’un texte, ndlr.) accordant des avantages aux multinationales immatriculées au Luxembourg en cause dans l’affaire Lux-Leaks aient tous été signés pendant la période où Jean-Claude Juncker cumulait les fonctions de Premier ministre, ministre des Finances de ce pays fondateur de l’Europe et président de l’Eurogroupe. Qui est poursuivi par la justice aujourd’hui et risque la prison? Antoine Deltour, le lanceur d’alerte qui a révélé ces rescrits… Ces lanceurs d’alerte comme Hervé Falciani, à l’origine de l’affaire SwissLeaks, ont révélé énormément de choses sur la fraude fiscale. À la suite de ces révélations, y compris celles de notre livre, les plus riches doivent vivre sur le pied de guerre.
Alter Échos:Comment expliquer que la majorité des gens qui n’échappe pas à l’impôt accepte cette fraude?
Monique Pinçon-Charlot: Il y a plusieurs facteurs qui expliquent qu’il n’y ait pas de révolte face à l’ampleur de la fraude fiscale. Sachant que, sans cette fraude fiscale, il n’y aurait pas de dette, ni de déficit public ni de trou de la Sécurité sociale. Les différents travaux que nous avons faits montrent bien que la classe dominante, qui traverse les sommets de l’État, la finance, les médias, construit des outils pour asservir les peuples. Les dominants instrumentalisent le secret. Tenter de percer le secret bancaire, le secret fiscal et bientôt le secret des affaires, c’est aller de l’autre côté de l’iconostase. C’est toucher au sacré. Il y a un sentiment de peur et de tétanisation extrêmement violent qui fait qu’on préfère ne pas bouger.
Alter Échos: Mais du coup, que faut-il faire pour réduire ces inégalités?
Monique Pinçon-Charlot: C’est la révolution fiscale qu’il faut faire. Nous montrons dans notre le livre le système mis en place par Bercy pour protéger les plus riches. Il faut que les riches paient leurs impôts et contribuent à la solidarité nationale à la mesure de leur fortune. Si on récupère les milliards de la fraude, plus de trou de la sécu, plus de déficit public. Par ailleurs, si nous sommes pour la suppression de la TVA, l’impôt le plus injuste, nous pensons que tout le monde doit payer des impôts même si c’est 50 centimes d’euro. Il y a du plaisir à payer l’impôt, à contribuer au bien commun si l’on assure une progressivité intégrale de la contribution.
Des indépendants du » B.W. » qui tombent au CPAS, des jeunes des banlieues parisiennes en voyage d’études dans les quartiers huppés, une interview de Carla Nagels sur la délinquances des élites… Redécouvrez notre dossier spécial « riches ».
Aller plus loin
Alter Échos n°400 du 7 avril 2015, «De la villa quatre façades au CPAS»
Alter Échos n°400 du 7 avril 2015, «Un voyage de classes chez les riches parisiens»
Alter Échos n°400 du 7 avril 2015, La sociologie des élites délinquantes, l’interview de Carla Nagels
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En savoir plus
«Tentative d’évasion fiscale : deux sociologues en bande organisée», par Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, Editions Zones La Découverte, 2015, 254 p., 17 EUR.