Dans «L’alimentation en otage», l’eurodéputé écologiste et défenseur du monde paysan José Bové et le journaliste Gilles Luneau décryptent comment une poignée de multinationales décident du contenu de notre assiette.
Des nanoparticules de dioxyde de titane, potentiellement cancérigènes, se glissent dans nos aliments à notre insu, plus de la moitié du marché mondial des semences est contrôlée par trois multinationales, l’œuf ou le lait sont «craqués» pour les revendre en pièces détachées… Ce ne sont que quelques exemples relevés dans le nouveau livre de José Bové, L’alimentation en otage (1). De la graine plantée en terre à la grande distribution, des OGM à la sélection génétique animale, du négoce à la transformation, quelques multinationales aux pouvoirs tentaculaires ont pris le contrôle du système agroalimentaire mondial. Et dépossèdent de plus en plus le paysan de son savoir-faire et de ses terres. Si l’ouvrage fait d’abord le constat alarmant du système agroalimentaire mondial, il se veut aussi être «la carte des batailles à mener», destinée à faire prendre conscience au citoyen qu’il détient une arme puissante: la liberté de choisir ce qu’il veut manger.
A.É.: «En quarante ans, le produit agricole livré brut, considéré comme l’aboutissement du travail du paysan remis entre les mains du consommateur, est devenu la base de spéculations industrielles multiples», écrivez-vous. Votre ouvrage est en fait l’histoire d’une privatisation du vivant. Quelles en ont été les étapes les plus marquantes?
J.B.: La première privatisation du vivant remonte au début du XXe siècle avec la création des hybrides dans la production de maïs. Après la Seconde Guerre mondiale, on assiste à une privatisation à grande échelle, qui passe notamment par le plan Marshall mis en place entre l’Europe et les États-Unis. C’est alors que naît la division de la production: les États-Unis produisent du soja, l’Europe, des céréales. Cette division engendre une production hors sol des porcs. On est capable aujourd’hui de nourrir des animaux dans des milieux clos, à grand renfort de médicaments et d’hormones. Je parle d’un triptyque soja/maïs/béton pour désigner cette production alimentaire industrielle. Ce phénomène de privatisation ne fait que s’accélérer aujourd’hui.
A.É.: Cette privatisation va également de pair avec une concentration du secteur.
J.B.: Les entreprises ont pris le monopole de l’agriculture. Trois ou quatre entreprises détiennent 75 % du marché, comme Cargill, numéro un du commerce de soja et des céréales. L’Europe, avec 85% de protéines importées, est dans une position de grande dépendance. On observe cette même concentration au niveau de la distribution. Nourrir les gens est pourtant un enjeu politique. L’agriculture a été expropriée du bien public. Les règles internationales sont dictées par les règles d’entreprises et la fluctuation des cours. On l’a vu lors de la fin des quotas laitiers décidée en mars dernier, les différents composants du lait étaient en Bourse.
A.É.: Vous évoquez dans votre livre la récupération de certaines initiatives de la société civile par l’industrie agroalimentaire…
J.B.: Soit les entreprises font du greenwashing, soit elles font passer leurs produits pour des «produits du terroir». Par exemple, les supermarchés Auchan en France ont créé de faux magasins de producteurs. Ils y font soi-disant de la vente directe, en circuit court, mais il s’agit en réalité de produits issus de l’agriculture industrielle. Carrefour surfe aussi sur la vague en vendant des produits sans OGM. Cela montre la réactivité de l’industrie agroalimentaire et de la grande distribution.
A.É.: Saluez-vous cette initiative?
J.B.: Il s’agit d’un produit d’appel, pourquoi pas. Mais n’oublions pas que tous les autres produits sont issus de l’agro-industrie. On pourrait presque imaginer à l’avenir une situation où l’agroalimentaire crée des marques privées alors que le bio est toujours lié à une démarche collective. C’est une sorte de mise en coupe réglée: celui qui achète décide. Dans ce cas-ci, l’acheteur est la grande distribution.
A.É.: Des instances sanitaires nationales et européennes existent pour évaluer les substances toxiques et les aliments mis sur le marché, comment se fait-il qu’elles acceptent autant de pesticides ?
J.B.: C’était le sujet de mon livre précédent, Hold-Up à Bruxelles (La Découverte, 2013). J’y parlais du rôle des lobbies agroalimentaires et agrochimiques dans les prises de décision politiques et de la connivence entre industriels et décideurs politiques. Les lobbies renforcent les expertises non indépendantes. Parmi les experts engagés pour les recherches scientifiques, certains ont travaillé pour l’industrie agroalimentaire, engendrant des conflits d’intérêts. Il s’agit d’un vrai problème: la démocratie est prise en otage par l’industrie.
A.É.: Vous n’abordez pas dans votre ouvrage le TTIP. Quelle est votre position par rapport à ce Traité?
J.B.: Le Traité transatlantique ne doit pas être aménagé mais rangé dans les cartons. Il peut avoir des conséquences majeures pour notre société. Il menace d’abord l’élevage et pourrait causer la disparition des exploitations familiales de plein air en Europe. En cause: la charte des prix et l’importation de viande bovine en provenance des États-Unis. On peut faire la comparaison avec la décision de l’Europe en 1985 d’ouvrir ses portes à la viande de mouton issue de Nouvelle-Zélande. La France est passée de 80 % d’autosuffisance à 50%. Si la production disparaît, ce sont des paysans et des emplois qui seront sacrifiés. Ensuite, le TTIP est dangereux en matière de normes et de règles de production. Il prévoit davantage d’additifs. Et je ne parle pas des dispositifs d’arbitrage qui donnent le droit aux entreprises de régler des litiges avec un État. L’agriculture arrive toujours en dernier dans les négociations. C’est donc dans ce domaine qu’il y a des concessions.
A.É.: Plusieurs études notent que la population mondiale pourrait souffrir dans un avenir proche d’une pénurie alimentaire. Comment nourrir les milliards que nous serons demain?
J.B.: 40 % de la production actuelle mondiale est gaspillée, principalement dans les pays du Sud où réside le problème de stockage. Il faut également se battre contre le détournement des terres agricoles de production nourricière en terres pour agrocarburants. Des villes en transition travaillent sur ce que je nommerais la «réagricolisation des villes». En Belgique, j’ai notamment visité une petite exploitation de 4 hectares de brebis, située en ville.
A.É.: Le citoyen semble bien petit par rapport aux multinationales agroalimentaires. Vous ne cédez pas au désespoir et considérez que «chacun peut résister à son niveau, avec ses moyens».
J.B.: Revenons au combat contre les OGM en 1996. On était peu, on nous a dit qu’il n’était pas possible d’empêcher la culture aux OGM en plein champ. C’est le cas pourtant, sauf en Espagne. Cela coûte, notamment des procès ou la prison, mais ça paye. On l’a vu aussi avec le bœuf aux hormones (l’interdiction d’importer en Europe des bœufs traités aux hormones en provenance des États-Unis a été maintenue malgré la réticence américaine, NDLR). Prenons également l’exemple de l’agriculture biologique dont le nombre de consommateurs augmente chaque jour. Il existe aujourd’hui un réseau d’initiatives qui se mettent en place. Ces idées pollinisent la société et sont difficiles à récupérer par les multinationales. Les citoyens font bouger les lignes et peuvent gagner. Manger est un acte politique. Les individus ne se rendent pas compte que les achats sont un bulletin de vote.
(1) José Bové, Gilles Luneau, L’alimentation en otage, broché, mars 2015.