Selon le dernier baromètre de la Fondation Roi Baudouin, la part des investissements privés dans le secteur associatif ne cesse de croître, tout comme la part du financement sur appels à projets. Piège ou opportunité?
Cet article a été publié dans Alter Échos n°420 le 23 mars 2016 dans le cadre du dossier Associatif et pouvoirs subsidiants : parcours sur le fil
Le dernier baromètre de l’associatif réalisé par IPSOS pour la Fondation Roi Baudouin le confirme: le rabot des subsides publics poursuit sa progression, plus sûrement que lentement. Alors qu’en 2012, la part de ces subsides dans les recettes totales des associations était encore de 57%, il n’est plus aujourd’hui que de 48%. Alors, de gré et souvent de force, la plupart des associations se tournent vers le financement privé. Bruno Gérard, conseiller économique à l’Unipso (Union des entreprises à profit social), tient à rappeler en préambule que l’hybridation des ressources fait partie de l’ADN de l’associatif qui mêle «le privé, le public et le réciprocitaire, et notamment le bénévolat». Le financement privé des associations n’est donc pas en soi une nouveauté et encore moins un problème. Mais son accroissement, sous des formes variées, impose aux associations une mutation diversement vécue. Alors que les associations «historiques», nées dans les années 70-80 et qui ont souvent atteint aujourd’hui une taille importante, sont globalement réfractaires à ces changements, les associations plus jeunes se montrent plus confiantes et plus flexibles.
Comme l’indique le baromètre de la FRB, l’opposition se marque aussi au niveau territorial: là où les associations wallonnes voient dans le financement privé une menace pour leur intégrité, les structures flamandes sont plus nombreuses à interpréter cette évolution comme un nouveau défi. «Avant, dans le secteur des ONG, le secteur privé était pour ainsi dire ‘l’ennemi’, explique Roos Peirsegaele, directeur Sud de l’association Vredeseilanden. En tout cas, cela ne se faisait pas de travailler avec le secteur privé. C’est terminé parce qu’aujourd’hui, nous avons besoin l’un de l’autre pour avancer.» Car si l’associatif s’intéresse au privé, celui-ci le lui rend bien: investir dans «le social» est perçu comme toujours plus positif en termes d’image. Sans même parler de «socialwashing», il est évident que le privé choisit prioritairement d’associer son nom aux projets les plus visibles, «porteurs», fédérateurs. Des matières peu «sexy» et déjà en difficulté, comme l’hébergement des personnes handicapées, risquent d’être ainsi mises de côté, de même que les projets à très long terme, comme l’éducation à la citoyenneté, dont les résultats sont peu mesurables. «Le risque est celui d’une évaluation toujours plus quantitative des objectifs, à défaut du qualitatif», relève Quentin Mortier, coordinateur études & animation à la SAW-B.
Aller simple pour le privé
«Cet infléchissement exige d’autres compétences de la part des associations», poursuit-il. Parmi elles, des compétences communicationnelles: pour séduire le secteur privé, les associations doivent se rendre plus attrayantes, utiliser un vocable adapté, soigner leur présence sur Internet. Leurs projets ne doivent plus seulement être «bons»: ils doivent être «beaux», «inspirants». Un objectif qui passe souvent pour superficiel au regard des besoins du terrain mais qui permet pourtant d’accroître parallèlement la visibilité et la lisibilité des actions vis-à-vis des bénéficiaires potentiels. Obligées de soigner leur image, les associations sont amenées à se mettre en lien avec de nouveaux publics et partenaires, loin d’un entre-soi lui aussi critiquable…
De même, la «managéralisation» tant déplorée de l’associatif n’est peut-être nocive que si le secteur renonce à lui imposer ses propres règles. «Il est certainement possible pour les associations d’apprendre du secteur privé, pourvu que la gestion se fasse au regard de la finalité sociale», développe ainsi Bruno Gérard. Dans son tout récent «Guide de la gestion stratégique des entreprises sociales»[1], Michel Boving, conseiller en organisation et chercheur au Centre d’économie sociale de HEC-ULg, tente par exemple de démontrer que les théories de gestion stratégique sont non seulement compatibles avec la finalité sociale mais permettent aussi de mieux la servir, dans un contexte où les contraintes financières sont toujours plus nombreuses. Encore faut-il que les directeurs d’associations souhaitent endosser ce statut d’«entrepreneur» – fût-il social.
L‘indépendance en péril
Mais la crainte la plus viscérale des associations face à ces changements est de perdre leur indépendance. Quid d’une association active dans la santé ou l’environnement et qui serait subsidiée par un opérateur de téléphonie mobile? Faut-il craindre – si pas une forme de pression – une autocensure larvée? Pour garder le cap, le secteur doit ici encore parvenir à poser ses limites. Ce qu’il ne pourra faire que si l’État ne déserte pas. «Dans le contexte actuel, le risque est bel et bien que ces subsides deviennent des substituts plutôt que des compléments. D’autant qu’on ne peut pas tabler sur la permanence du financement privé: celui-ci peut très bien être en diminution à un moment donné lui aussi. Mais à ce moment-là, il sera très difficile de revenir en arrière, même si les finances publiques vont mieux», commente Bruno Gérard. Pour Thomas Lemaigre, enseignant et chercheur indépendant, ancien directeur de l’Agence Alter, s’accoutumer à l’idée d’un financement privé majoritaire est tout simplement un mauvais calcul. «Il est certain que nous n’avons pas la même tradition philanthropique que les pays anglo-saxons. Mais nous avons une autre particularité: nous sommes une petite économie. En Wallonie, il y a très peu de gros acteurs locaux capitalistes. Quelques banques, quelques firmes industrielles et après? Nous n’avons pas de Rockefeller. Il y a un problème d’échelle qui doit nous amener à rester très prudents avec ces évolutions. Elles marquent la sortie du modèle de liberté subventionnée.»
Dans ce système qui a dominé longtemps l’associatif, l’État confie au privé (à but non lucratif) l’organisation de services, tout en régulant cette offre avec lui. Mais ce modèle de cogestion des problèmes sociaux est en train de basculer vers un modèle de sous-traitance de ces problèmes. Car le baromètre de la FRB pose un autre constat: l’augmentation du financement public sur la base d’appels à projets, qui donne aux associations le sentiment d’être «instrumentalisées». «Les associations s’inscrivent dans une logique de bottom-up, qui vise à identifier les besoins émergents et qui innove à partir de ces besoins», explique Bruno Gérard. Qu
e reste-t-il de cette capacité d’innovation sociale lorsque les appels à projets imposent une grille de lecture des besoins supposés?
«Les appels à projets ne sont pas seulement une ‘épreuve’ grâce à laquelle les institutions peuvent justifier des choix, des valorisations ou des refus et des sanctions, estime pour sa part Jean Blairon[2], directeur de l’asbl RTA (réalisation-téléformation-animation). Il s’agit aussi d’une manière d’instituer une réalité (de distribuer des rôles, de reconnaître ou non une contribution, de construire un type de développement). La sociologie critique parle de “créature”, c.-à-d. d’une invention de laboratoire qui va être insérée, à force d’argumentaires ou d’influences, dans la vie quotidienne (ici des associations) et va influer sur elle.» Sans compter que cette «créature» ne cesse de se métamorphoser. «Les appels à projets donnent l’impression d’une incessante girouette, les priorités variant en fonction de l’agenda médiatique», poursuit Thomas Lemaigre. Un jour, on n’en a que pour le «housing first», le lendemain, c’est la lutte contre le radicalisme qui l’emporte. «C’est une logique qui accroît les charges administratives mais aussi une forme d’insécurité et de précarisation des travailleurs», ajoute Bruno Gérard. Lorsque les engagements de personnel se font sur la base des projets gagnés, nul doute que la stabilité et la cohésion des équipes s’en ressentent.
In fine, ce que le financement public par appels à projets remet en cause, c’est bel et bien le rôle de contre-pouvoir des associations, obligées de chausser les lunettes des décideurs. Elles se débattent ainsi au cœur d’une injonction paradoxale: innover socialement à partir des besoins identifiés par le pouvoir. Le processus est d’autant plus puissant que les associations, constamment mises en concurrence les unes avec les autres pour l’obtention de ces subsides, sont moins armées pour opposer une résistance collective.
Deux bonnes nouvelles apparaissent néanmoins. De un, les individus et organisations développent des ruses et/ou résistances pour poursuivre leur but dans l’espace qui leur est imparti. Cette méthode a ses limites mais, dans l’attente de nouveaux modèles, elle est estimable. De deux, aujourd’hui, la multiplication des projets coopératifs redynamise l’innovation sociale. Portées par des acteurs du terrain, ces initiatives, en faisant appel à l’épargne citoyenne, mobilisent une autre forme d’investissement privé. Et l’on constate déjà que ces projets parviennent à entraîner à leur suite les pouvoirs publics: ainsi du dispositif Brasero mis en place par la Région wallonne et qui garantit à ces structures un apport financier supplémentaire une fois réuni un certain capital. Dans ce modèle, le pouvoir public intervient donc «en deuxième ligne», pour soutenir des besoins identifiés par le terrain et légitimités par les citoyens. «Le renouveau coopératif fait sans doute partie des solutions. Je pense que là où il y a vingt ans on créait une asbl, on a tendance à créer aujourd’hui une entreprise ou une coopérative à finalité sociale. Le problème est que le coopératif ne pourra pas répondre à tous les besoins sociaux», estime Thomas Lemaigre. Mais le modèle prouve qu’il existe des chemins de traverse pour l’innovation – d’autant plus fréquentables que la route est barrée.
Lire le dossier «Crowdfunding, les limites du budget public», Alter Échos n°402, mai 2015.
«Le secteur privé au secours de la culture?», Alter Échos n°395, janvier 2015, Amélie Mouton.