Les initiatives en «journalisme citoyen» pullulent. Mais dans ce biotope médiatique, les projets qui permettent une information citoyenne généraliste sont variés et à qualité variable. Petite visite aléatoire dans la rédaction des «citizens pens» [1].
Journalisme citoyen, participatif, collaboratif, open source, mais de quoi parle-t-on? Les experts tentent d’identifier quelques points communs entre ces concepts: l’intervention de non-professionnels dans la production, la diffusion d’informations d’actualité, la communauté, la valorisation/dévalorisation de l’amateurisme ou encore la production d’actualité alternative, communautaire [2]. Le nombre de sites d’actus devenus cimetières d’articles (en vrac: youmag, mediacenter, quineditmot, nowpublic, rue89 première mouture, et même ohmynews international dont le dernier post date de 2013) donne une idée de l’énergie et des espoirs des premiers pas web de ce type d’infos.
«AgoraVox réalise bien un travail éditorial en sélectionnant et hiérarchisant les productions informationnelles des profanes – une notion qui doit elle-même être fortement relativisée», Olivier Tredan, doctorant
Héritiers des blogues et du site sud-coréen Ohmynews [3], les médias dits citoyens ou participatifs (comme Bristol Cable, lire «Bristol: incubateur de l’information locale ‘citoyenne’») recouvrent des pratiques très variées. Côté francophone, AgoraVox serait LA success-story du journalisme citoyen, acceptant beaucoup de contributions se confondant en convictions, propos conspirationnistes du 11 Septembre inclus. Pour le doctorant Olivier Tredan, ce média tire sa légitimité d’une position entre journalisme, sources et publics: «La juxtaposition des attributs de ‘citoyens’ et de ‘reporters’ révèle une représentation inédite dans l’univers professionnel dans la mesure où elle nie l’expertise du reporter. Toutefois, AgoraVox réalise bien un travail éditorial en sélectionnant et hiérarchisant les productions informationnelles des profanes – une notion qui doit elle-même être fortement relativisée [4].» Cette vox populi ne serait-elle pas aussi populi que souhaitée? Pour le professeur Franck Rebillard, espérer que la technologie ouvre les portes du journalisme à tous relève «d’un déterminisme technique complètement aveugle aux inégalités sociales dans l’exercice d’un travail intellectuel comme le journalisme [5]». Les articles du journalisme participatif seraient ainsi l’œuvre «d’une minorité sociale». Les auteurs d’Agoravox témoignent à la fois d’un capital socioéconomique plus élevé que la moyenne et d’«un fort engagement de nature associative, voire militante». Ils seraient des «ingénieurs du social [6]».
«Vous êtes payé à partir de 150 vues, mais on archive votre article à 80-100…», le journaliste Olivier Vagneux à propos de Blasting
De l’autre côté de l’Atlantique, le site Blasting [7] (aussi présent en France) revendique une audience de… 102 millions de personnes et s’autoproclame 100% indépendant, démocratique, fiable et… méritocratique, les contributeurs étant rémunérés au succès de leur publication. Conséquence prévisible de cette chasse aux clics contre rémunération: une actu collée aux baskets des médias traditionnels, le tout mâtiné de billets d’humeur médiocres, pour un salaire qui ne répond pas aux promesses… «Vous êtes payé à partir de 150 vues, mais on archive votre article à 80-100…», estime Olivier Vagneux qui publie l’info via… son blogue [8]. Le journalisme citoyen n’est donc pas mort.
Rue 89, l’échec indépassable
Pour diverses raisons, ces médias dits participatifs à grande échelle déçoivent. «Pour moi, Rue 89, qui est un échec, ouvrait le débat très largement aux experts, aux citoyens, explique Nicolas Becquet, webmanager de L’Écho. C’était une superbe démarche positive mais visiblement, elle ne fut pas suffisante pour faire vivre un média participatif alors qu’ils se sont donné les moyens, avec des professionnels qui ont vraiment joué le jeu. Là, je m’interroge sur l’organisation du débat et j’y vois une limite. Pour avoir du qualitatif, il faut sans doute du très ciblé.»
La rédaction du Bondy Blog a réussi le pari de créer de l’information journalistique portée par des non-professionnels
Le Bondy Blog serait-il l’exception qui confirme la règle? Lancée en 2005, ce média au-delà du périph parisien rencontre un succès considérable. C’est la banlieue qui parle de la banlieue, au-delà des caricatures et raccourcis médiatiques. Aujourd’hui prise en main par Nassira El Moaddem, succédant à Nordine Nabili, la rédaction du Bondy Blog a réussi le pari de créer de l’information journalistique portée par des non-professionnels, des citoyens de Bondy de plus en plus aguerris aux pratiques journalistiques. Le tout avec 150.000 euros de budget annuel (chiffre avancé par Libé [9]), un budget dérisoire pour un média influent alimenté par une trentaine de blogueurs. Les médias «traditionnels» ont d’ailleurs tendu la perche à ce média participatif. Dès 2006, Yahoo! France s’y associe pour la couverture des élections présidentielles et législatives de 2007. Publiant deux papiers par jour, le site atteint les 400.000 consultations uniques mensuelles en 2010 [10]. Et en 2015, Libé héberge le site de Bondy [11], s’inscrivant ainsi dans une démarche de soutien et d’accompagnement d’une rédaction déjà sur la voie de la professionnalisation via des partenariats avec des écoles de journalisme.
Comme quoi, médias traditionnel et citoyen peuvent trouver des terrains d’entente…
Côté TV, les UGC (user generated contents, ces contenus réalisés par les amateurs) déferlent sur les écrans. Événements dramatiques, endroits inaccessibles pour les journalistes, ou simplement faits divers, ces productions amateures sont devenues à ce point incontournables pour les médias que le filon ne pouvait rester inexploité. France 2 a lancé dès décembre 2007 les «Observateurs [12]». Vidéo, son et texte au programme pour couvrir l’international à partir de témoignages directs. L’initiative traduite en chiffres, cela donne un site en quatre langues (français, anglais, arabe et persan), deux émissions participatives de France 24 (une hebdo et une mensuelle), près de 5.000 personnes qui ont participé au projet et près de 80.000 Observateurs potentiels qui ont accepté, un jour, de couvrir l’actualité à travers le monde. Autre projet français (lancé en 2006), Citizenside [13] invite l’internaute à «partager l’actualité autour de vous. […] Partagez vos images et soyez rémunéré pour celles utilisées par les médias». Selon Wikipédia, cette plateforme d’actualité participative rassemblerait «plus de 100.000 photographes amateurs ou professionnels, journalistes indépendants et reporters citoyens dans plus de 150 pays». À chaque fois, le producteur de l’information est amateur mais l’éditeur est professionnel.
[1] Le sujet de cet article n’intègre pas l’information spécialisée ou thématique mais l’information généraliste, ce qui exclut nombre de blogues experts de haute tenue…
[2] Selon Franck Rebillard, «Le journalisme participatif, de l’idéologie à la pratique» ou «Penser l’étiquette ‘journalisme citoyen’», texte de la communication proposée par Florence Le Cam au Colloque du REJ (Réseau d’études sur le journalisme), janvier 2009.
[3] Cette initiative de production d’informations par des reporters citoyens est présentée comme la tentative fondatrice du journalisme citoyen.
[4] Hermès n°47, 2007.
[5] Franck Rebillard, «Le journalisme participatif, de l’idéologie à la pratique».
[6] «Autrement dit, des individus dotés d’un capital culturel élevé et en outre formés au travers de leur exercice professionnel à produire un discours sur le monde qui les entoure: enseignants, consultants, psychologues, publicitaires, avocats… et journalistes.»
[7] http://www.blastingnews.com/
[8] https://oliviervagneux.wordpress.com/tag/blasting-news/, Eric Labbe se montrait également fort critique par rapport à Blasting: https://blogs.mediapart.fr/eric-labbe/blog/billets_blog.
[9] «Quel avenir pour le Bondy Blog après le départ de ses fondateurs?», Libération, Philippe Douroux, 17 mai 2016.
[10] Source: Wikipédia.
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