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Monnaies locales, cryptomonnaies: peut-on échanger autrement?

Vivre, produire, échanger et consommer autrement qu’avec l’euro ou le dollar: vraie alternative ou vaste arnaque? C’est en tout cas la question, complexe, que posent des modèles comme les monnaies locales et cryptomonnaies.

Paul Labourie 04-07-2024 Alter Échos n° 518

À Bruxelles, il est possible de boire un thé au Boom Café, de voir un film au Palace, d’acheter un disque chez Caroline et un livre aux Yeux gourmands, de faire ses courses chez Färm, sans débourser un euro. Ou plus exactement, en utilisant la zinne, la monnaie locale de la Région de Bruxelles-Capitale.

Mise en circulation il y a cinq ans, cette «monnaie locale complémentaire et citoyenne» compte aujourd’hui 122.000 unités en circulation, au sein d’un réseau de citoyens, commerçants et fournisseurs agréés par la charte de la Zinne. Pour Patrick, bénévole enthousiaste, «le but est de développer un réseau d’économie locale alternative autour d’une certaine éthique et de certaines modalités». Cette charte défend les valeurs éthiques des circuits courts et de la diversité culturelle, aussi bien qu’une chaîne de production écologique et respectueuse des droits humains et sociaux. «On espère inciter les partenaires à rester le plus possible dans cette chaîne de valeurs, changer la manière de travailler, de produire et de consommer», résume Patrick.

«C’est un modèle qui a ses limites et qui évolue en permanence: des monnaies périclitent, s’éteignent, mais certaines se créent, se réinventent… c’est un mouvement permanent»

Susie Naval, coordinatrice de la monnaie locale Zinne. 

Pour la coordinatrice de la Zinne, Susie Naval, la charte fonctionne à la fois comme un label et un signe de reconnaissance: «En identifiant les partenaires par ces critères, on rassemble autour d’un même état d’esprit, avec une volonté de donner un impact à son argent». La monnaie permet par exemple les paiements directs entre commerces et fournisseurs, afin de créer des boucles économiques au sein du réseau. Sans oublier la création de lien social: «Payer en zinne, ça crée une connivence, c’est moins anonyme. C’est un vrai acte politique entre partenaires qui jouent au même jeu», sourit Patrick. «Et la communauté dynamise les commerces de proximité et la découverte de projets novateurs», complète Susie Naval.

Si le déclin de la vingtaine de monnaies locales belges a été régulièrement annoncé dans la presse, le projet Zinne ne semble pas s’en inquiéter. «C’est un modèle qui a ses limites et qui évolue en permanence: des monnaies périclitent, s’éteignent, mais certaines se créent, se réinventent… c’est un mouvement permanent», relativise Susie Naval. Pour Patrick, le modèle pourrait jouer un rôle dans le tourisme: «Quand je voyage, je me renseigne toujours sur les monnaies locales. À Avignon, j’ai utilisé la ‘roue’, qui m’a aiguillée vers certains lieux et m’a permis de voir comment les habitants travaillent et échangent.»

La monnaie «antisystème»?

Toutefois, si la zinne vise effectivement la création d’un réseau d’échange éthique, elle ne se revendique pas antisystème. «Nous sommes un modèle complémentaire, mais nous sommes complètement liés à l’euro et au réseau central, précise Susie Naval. Pour se procurer des zinnes, l’équivalent en euros est déposé sur un compte épargne éthique, parce que la manière dont on épargne a aussi un vrai impact environnemental. L’idée, c’est que si un jour la zinne s’arrête, on puisse rembourser tout le monde.»

Pour l’économiste française Ariane Tichit, «les monnaies locales n’ont pas vocation à s’affranchir d’un système, bien qu’en défendant des valeurs d’économie sociale et solidaire, non spéculatives et non motivées par la rentabilité, elles contestent certaines fonctions des monnaies standards et du capitalisme». Ses travaux autour de la diversité monétaire portent aussi bien sur les monnaies locales que les cryptomonnaies, «dotées de la création monétaire et pour lesquelles l’indépendance et la décentralisation vis-à-vis des institutions financières sont souvent primordiales».

C’est ce qui a séduit Christophe De Beukelaer, leader des Engagés bruxellois. Une enquête récemment publiée par le média français Blast reliait d’ailleurs cet attrait du député pour les cryptomonnaies à la figure de Ramon Junquera et au collectif Yes Now, soupçonné de potentielles dérives sectaires. Mais en 2022, Christophe De Beukelaer était surtout médiatisé pour avoir converti tout au long de l’année son salaire de député en bitcoin. «C’était un acte politique, pour mettre la Belgique – très en retard – sur la carte de la blockchain.» La blockchain est la technologie sur laquelle reposent les cryptomonnaies: «C’est un moyen d’échanger, de stocker et transmettre de l’information sans intermédiaire, de manière totalement sécurisée, décentralisée et transparente», résume la tête de liste des Engagés à Bruxelles aux dernières élections.

«Le système est injuste et l’ignorance financière de la masse est un privilège pour les riches, qui savent tirer profit du fonctionnement financier. Les cryptomonnaies permettent de se passer des institutions et des intermédiaires, qui mettent beaucoup dans leur poche au détriment des utilisateurs.»

Christophe De Beukelaer, député et président des Engagés bruxellois

Pour Christophe De Beukelaer, cette technologie présente une vraie révolution: «Le système est injuste et l’ignorance financière de la masse est un privilège pour les riches, qui savent tirer profit du fonctionnement financier. Les cryptomonnaies permettent de se passer des institutions et des intermédiaires, qui mettent beaucoup dans leur poche au détriment des utilisateurs.»

Par ailleurs, le leader accuse les institutions financières des crises économiques: «Le problème avec l’impression monétaire, c’est que la tentation d’injecter toujours plus d’argent dans l’économie est grande et la monnaie perd sa valeur. Cela crée de l’inflation, en plus d’inciter à produire et à consommer, ce qui renvoie à l’idée fausse d’une croissance infinie.» Le bitcoin, avec sa quantité limitée de monnaie en circulation, pourrait donc pallier ce problème pointé par Christophe De Beukelaer, qui défend par ailleurs la mise en place d’une législation adaptée, la taxation de ces échanges et la formation des agents de l’État à cette technologie.

L’envers de la médaille

Plusieurs critiques émergent toutefois. Les théories économiques ne s’accordent pas sur le système optimal, et la non-régulation de l’État comporte ses défauts – que l’on retrouve aussi dans les idéologies néolibérales ou libertariennes. Par ailleurs, la fabrication de bitcoins (le minage, basé sur l’exécution de calculs informatiques permettant la sécurisation du réseau) demande d’importantes ressources énergétiques. Ainsi, selon l’Université de Cambridge, en 2022, la consommation électrique du bitcoin était équivalente à celle de la Norvège.

Pour Isaac, trader en cryptomonnaies et développeur de projets dans la blockchain, «les cryptomonnaies attirent parce qu’on peut gagner énormément d’argent, mais tout peut s’écrouler très vite». En 2022, Isaac a perdu 80% de ses gains. Fort de ses expériences, il redouble de mises en garde: «C’est un travail à temps plein, qui demande énormément de préparation, de patience, d’esprit critique et de discipline pour fixer un plan et le suivre, déclare-t-il. Les marchés financiers, ce sont des milliards d’interactions par seconde, c’est imprévisible. Plus on interagit avec, plus on multiplie les risques d’erreurs et, plus on fait des erreurs, plus on va vouloir les rattraper, et ainsi de suite. C’est le serpent qui se mord la queue.»

«Certaines cryptomonnaies, comme le bitcoin, sont utilisées à des fins purement spéculatives, ce qui perpétue le mécanisme du capitalisme et les inégalités. Mais les protocoles ont évolué et permettent des cryptomonnaies très peu polluantes, qui peuvent aussi avoir des buts éthiques et être échangées au sein d’un réseau.»

Ariane Tichit, économiste

Isaac mentionne aussi de nombreuses arnaques. «Aujourd’hui, avec l’intelligence artificielle, tout le monde peut créer sa crypto. Mais la question, c’est quel est le but: est-ce que c’est purement spéculatif ou à visée communautaire, est-ce que cela règle un problème de la vie quotidienne?» Le trader s’appuie sur l’exemple des Initial Coin Offerings (ICOs), en 2017: «Des projets émergeaient avec la possibilité d’acheter des unités en prévente. Certains prétendaient résoudre de vrais problèmes, par exemple de nouveaux objets connectés ou la gestion de la consommation d’eau dans la maison en temps réel, mais beaucoup étaient des arnaques et ont récupéré l’argent des ICOs sans tenir les promesses.»

Malgré ces risques, Isaac se dédie à la cryptomonnaie, «parce que cela fera partie du monde de demain: les plus grands fonds d’investissement, comme BlackRock, se tournent vers la crypto. Le Salvador a reconnu le bitcoin comme monnaie légale. Je veux participer à cette technologie, anticiper les erreurs et développer ce qui peut être utile au quotidien des gens et à la société». Enfin, les cryptomonnaies posent pour lui la question de la valeur de la monnaie: «On dit que le bitcoin n’a ni fonds ni valeur intrinsèque, mais l’euro non plus: notre monnaie n’a de valeur que parce qu’il y a un consensus de confiance autour de cette idée.»

Repenser l’argent

Ariane Tichit relativise le narratif séduisant lié aux cryptomonnaies. «Certaines d’entre elles, comme le bitcoin, sont utilisées à des fins purement spéculatives, ce qui perpétue le mécanisme du capitalisme et les inégalités.» Toutefois, l’économiste constate aussi des possibilités vertueuses: «Les protocoles ont évolué et permettent des cryptomonnaies très peu polluantes, qui peuvent aussi avoir des buts éthiques et être échangées au sein d’un réseau. Curecoin, par exemple, rétribue des calculs au bénéfice d’instituts de recherche médicale. SolarCoin rétribue l’utilisation de panneaux photovoltaïques.»

Par ailleurs, l’étude des monnaies alternatives permet pour Ariane Tichit de mettre en question le concept de monoculture monétaire. «Le système repose sur les mêmes institutions, les banques commerciales, qui émettent l’argent à partir des crédits octroyés, donc sur la dette. Ce système, il est au service du capitalisme et il vise uniquement la rentabilité financière.» C’est ce but de rentabilité financière que remet en cause l’économiste: «On constate que la santé, l’éducation et la culture manquent de financement par les monnaies standards, car elles ne visent pas la rentabilité financière: le marché est donc défaillant pour révéler leur valeur véritable.»

Enfin, la diversité monétaire permettrait une économie plus résiliente. «Non seulement le capitalisme est à l’origine de ses propres crises, qui ont des impacts réels, mais la monoculture amène une fragilité du système: par exemple, si une crise éclate dans le monde, elle va se propager très rapidement, car il n’y a qu’un seul objet monétaire pour financer des choses qui ne peuvent pas être évaluées sur les mêmes critères», par exemple l’énergie, les transports, l’alimentation, l’industrie ou les biens de première nécessité. La diversité monétaire permettrait ainsi le pont vers une économie plus saine, notamment basée sur les principes de l’économie sociale et solidaire. «On peut imaginer un monde avec plusieurs monnaies pour valoriser des activités différentes et selon des échelles différentes, ce qui est d’ailleurs plutôt la norme historique.»

Patrick, fervent bénévole de la zinne, utilise une cryptomonnaie baptisée «june» (G1). «C’est un système indépendant qui donne quotidiennement à ses utilisateurs la même quantité d’unités, comme un dividende universel que l’on peut échanger au sein du réseau. À Nantes, j’ai logé chez un autre membre via le site Airbnjune.» Pour Ariane Tichit, «ces initiatives repensent la monnaie dans un but autre que la rentabilité: parce que l’on existe, on a droit à un revenu d’existence égalitaire. On est loin du modèle capitaliste où notre valeur d’être humain est directement liée à notre employabilité et à notre capacité à générer de la monnaie».

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