Partant d’une mobilisation d’habitants du 16e arrondissement de Paris contre le projet d’un centre d’hébergement pour sans-abri, quatre sociologues, Serge Paugam, Bruno Cousin, Camila Giorgetti et Jules Naudet, ont décidé d’étudier la question de la perception de la pauvreté des classes supérieures à travers trois métropoles, Delhi, Paris et São Paulo. Alter Echos s’est entretenu avec l’un des auteurs, Bruno Cousin, sociologue à SciencesPo.
Alter Echos : Vous avez analysé les discours des classes « supérieures » bourgeoises. Toute votre analyse indique leur souhait et leur volonté de se légitimer pour se séparer entièrement des classes populaires. Avez-vous été étonné de ce constat qu’on pensait naïvement dépasser…
Bruno Cousin : Non, pas vraiment. Mes travaux portent depuis déjà un certain temps sur les classes supérieures et, notamment, sur leurs pratiques de mise à distance symbolique (c’est-à-dire de distinction) et de mise à distance physique (c’est-à-dire de ségrégation) à l’égard des autres groupes. J’étais donc bien conscient que ces phénomènes existaient et que la sociologie cherchait à les comprendre et à en rendre compte. Notre ouvrage, qui porte principalement sur comment les classes supérieures des quartiers les plus socialement sélectifs de Paris, São Paulo et Delhi se représentent les classes populaires se veut donc une contribution à ce travail collectif analysant les relations entre les différents groupes qui composent les sociétés contemporaines. Il a été écrit à partir de 240 entretiens approfondis (80 dans chacune des trois villes), que les habitants de ces quartiers nous ont accordés entre 2012 et 2014. Ce qu’il en ressort néanmoins, c’est que les classes supérieures ne sont pas aussi obsédées que certains ne le pensent par des logiques de démarcation à l’égard des plus pauvres. Principalement parce que nous vivons, même en France, dans des sociétés tellement inégalitaires que les différences entre les riches et les pauvres vont de soi. En revanche, nos interviewés cherchent toujours activement à se démarquer des classes-moyennes supérieures, plus proches d’eux et vis-à-vis desquelles ils tiennent à affirmer et défendre leur supériorité statutaire. Ils cherchent aussi à se protéger des interactions avec les classes populaires, lorsque ces dernières sont perçues comme des menaces à l’égard de leur mode de vie ou de leur sécurité physique ou sanitaire : ce qui se produit à des fréquences et selon des modalités très différentes dans chacune des trois métropoles que nous avons étudiées. Enfin, il leur faut répondre à la critique sociale, voire à leur propre mauvaise conscience, en montrant autant que possible que leurs privilèges ne sont pas le produit d’injustices trop flagrantes.
A.E.: Comment les plus riches justifient-ils cette volonté de maintenir une distance géographique, économique et morale avec les classes défavorisées ?
Bruno Cousin : Même s’il a choisi d’étudier les classes supérieures, notre ouvrage ne porte pas vraiment sur les justifications de la ségrégation résidentielle et du refus de la mixité urbaine. Même si certains interviewés – essentiellement dans la métropole parisienne – sont conscients du fait qu’ils participent à la perpétuation des inégalités à travers leur choix résidentiel, ils ne cherchent pas vraiment à rendre compte de leurs actions en termes de principes de justice. En revanche, effectivement, ils font spontanément le lien entre leurs choix résidentiels et leurs représentations des autres groupes sociaux, et donnent à voir comment celles-ci contribuent à motiver leur décision d’habiter dans leur quartier plutôt qu’ailleurs. Il est ainsi important de distinguer dans les motivations de l’auto-ségrégation des plus riches ce qui relève avant tout de l’agrégation affinitaire et de ce que la sociologie appelle « l’homophilie », c’est-à-dire l’attraction pour ceux qui partagent leurs goûts et leurs ressemblent, et ce qui relève plus explicitement de la répulsion et de la discrimination envers des groupes considérés comme infréquentables.
Nos interviewés cherchent toujours activement à se démarquer des classes-moyennes supérieures, plus proches d’eux et vis-à-vis desquelles ils tiennent à affirmer et défendre leur supériorité statutaire
Alter Echos : Dans les trois villes que vous étudiez, la question de la perception de la pauvreté des classes supérieures diffèrent néanmoins…
Bruno Cousin : Oui, effectivement. Même si l’on retrouve dans les trois villes une préoccupation pour le maintien d’un ordre moral local et d’un environnement culturel caractéristiques des quartiers bourgeois, ainsi qu’une stigmatisation des pauvres en termes de péril physique et d’atteinte à la propreté, ces trois dimensions n’ont pas le même poids et se déclinent différemment dans chacun des cas. Les interviewés parisiens considèrent moins les pauvres comme dangereux et sales que ce n’est le cas à São Paulo, où – il faut bien le reconnaître – les taux et niveaux de violence à l’échelle de la métropole sont particulièrement élevés, la police elle-même n’étant d’ailleurs pas en reste, comme le soulignent sans ambages les derniers rapports d’Amnesty International. De même, la stigmatisation des pauvres comme sales, potentiellement malades, désordonnés et enlaidissant la ville est davantage prononcée et récurrente à Delhi.
Les expériences concrètes sur lesquelles s’appuie la perception des pauvres sont aussi différentes. En effet, les beaux quartiers parisiens sont tous plus ou moins éloignés des espaces où se concentrent les classes populaires, alors que ces deux types d’espaces peuvent être contigus à São Paulo et Delhi.
Tous ces facteurs ayant ainsi des effets sur le rapport général des classes supérieures aux espaces publics de leur ville. À Paris, elles en revendiquent le contrôle et souhaitent que les classes populaires soient éduquées, disciplinées et qu’on les pousse à adopter les normes d’interaction et d’urbanité de la bourgeoisie. À São Paulo, les classes supérieures se plaignent d’avoir été largement dépossédées de l’espace public, et expriment un sentiment obsidional et de repli sur leur habitation et quelques lieux choisis. Tandis que dans la capitale indienne, le fait de vivre exclusivement dans les beaux quartiers et dans quelques autres lieux soigneusement sélectionnés afin de minimiser autant que possible les interactions avec la masse des pauvres est perçu comme un comportement naturel et allant de soi.
Alter Echos : Malgré ces différences, ces représentations de la pauvreté découlent d’un continuum d’argumentaires assez récurrents, à travers, par exemple l’utilisation d’arguments biologiques pour justifier qu’il y ait des « forts » et des « faibles ». Peut-on parler de racisme, à cet égard ? Si oui, pourquoi ?
Bruno Cousin : L’explication de la pauvreté par l’infériorité biologique se retrouve en effet dans les discours d’une petite minorité de nos interviewés. Mais une forme de racisme est beaucoup plus diffuse parmi les classes supérieures que nous avons étudiées : celle consistant à essentialiser la culture de certains groupes et à en dénoncer le caractère irréductiblement arriéré qui les empêcherait systématiquement, du moins à moyen terme, de connaître toute forme de mobilité sociale ascendante. C’est donc bien du racisme (au sens large du terme), même s’il est fondé sur des préjugés culturalistes et sur ce que les sciences sociales appellent un processus d’ethnicisation des pauvres, plutôt que sur un processus de racialisation. C’est un racisme de l’héritage culturel plutôt que de l’hérédité supposée des pauvres, avec évidemment des cas où les interviewés nous expliquent que les deux se cumuleraient. À quoi il faut enfin ajouter, chez un tiers des interviewés indiens, une explication par la caste et le karma décrivant l’infériorité de naissance des groupes subalternes comme le résultat de leur démérite dans leurs vies antérieures.
Cette articulation entre naturalisation de la pauvreté et culpabilisation des pauvres peut s’opérer en faisant du soi-disant penchant pour la paresse des pauvres une tare certes héréditaire, mais dont ils seraient responsables
Alter Echos : Autre récurrence, celle du mythe de l’assistanat. Tout en opérant une culpabilisation des pauvres, il traverse avec ténacité les beaux quartiers du monde… Avec en toile de fond, le mythe du « quand on veut, on peut ».
Bruno Cousin : Il y a effectivement, en plus d’une rhétorique dénonçant le caractère hérité et donc largement irrémédiable de la situation des pauvres, un autre argumentaire récurrent, et se cumulant souvent avec le premier, visant à les culpabiliser de ne savoir y remédier eux-mêmes. Cette articulation entre naturalisation de la pauvreté et culpabilisation des pauvres peut s’opérer en faisant du soi-disant penchant pour la paresse des pauvres une tare certes héréditaire, mais dont ils seraient responsables. À Paris, où la grande majorité des interviewés évoquent spontanément les déterminants sociaux de la pauvreté et considèrent comme évident que tous les enfants ne disposent pas des mêmes opportunités et chances de réussite, ils n’en sont pas moins nombreux à affirmer que les adultes pauvres qui le restent manquent de volonté pour d’extraire de leur condition. Ainsi, l’on retrouve dans les entretiens toute les critiques de l’Etat-Providence caractéristiques de la rhétorique réactionnaire. L’aide aux pauvres serait à la fois ou alternativement : sans effet véritable sur le problème qu’elle cherche à résoudre, perverse car « désincitant » les individus à faire des efforts, et dangereuse pour l’équilibre des finances publiques et donc pour l’Etat lui-même qu’elle risquerait de pousser vers le défaut de payement…
Alter Echos : Ce qu’on découvre aussi, c’est que sous couvert d’une fausse compassion pour les pauvres, d’une « solidarité distanciée », les élites mettent tout en œuvre pour maintenir cet ordre économique et moral afin de conserver un entre-soi bourgeois et rassurant.
Bruno Cousin : Tout à fait. La plupart de nos interviewés – pas tous, mais la plupart – déplorent les conditions difficiles dans lesquelles sont contraints de vivre les plus pauvres et plus généralement les classes populaires. Ils ne leur veulent bien sûr aucun mal. Mais ils ont généralement bien d’autres choses à faire que de passer leur temps à les aider et, surtout, sont beaucoup plus préoccupés par la perpétuation, la transmission à leurs enfants, voire l’amélioration ultérieure de leur propre position de supériorité sociale, ainsi que de l’environnement urbain dans lequel celle-ci s’épanouit, que par la remédiation des inégalités sociales et de la pauvreté. Par ailleurs, l’idée qu’une distribution injuste des richesses produites par nos économies puisse être l’une des causes de la pauvreté et des moindres opportunités de réussite dont pâtissent les classes populaires n’est jamais évoquée par les interviewés.
Alter Echos : Par ailleurs, il n’est jamais question pour ces élites de considérer le système capitaliste comme étant à la source de profondes inégalités.
Bruno Cousin : Effectivement… Certains, notamment parmi les interviewés les plus fortunés, allant même jusqu’à ressortir le vieux mythe éculé du trickle-down pour défendre des politiques économiques de laissez-faire et de réduction de la redistribution étatique. Alors que, inversement, l’idée que l’on pourrait envisager une réforme radicale du capitalisme pour lutter contre la pauvreté ne semble même pas faire partie de l’horizon des possibles pour les classes supérieures que nous avons étudiées.
Propos recueillis par Pierre Jassogne
Ce que les riches pensent des pauvres de Serge Paugam, Bruno Cousin, Camila Giorgetti et Jules Naudet, Seuil, 300 pages, 23 euros.