Discret et indolore, le nudge est ce petit «truc» censé influencer positivement notre comportement. Avatar d’un oxymorique «paternalisme libéral», il a été théorisé par l’économiste fraîchement nobélisé Richard Thaler. Chez nous, il intéresse la secrétaire d’État Zuhal Demir (N-VA), qui entend en faire un outil dans la lutte contre la pauvreté.
Littéralement, «to nudge» signifie «pousser du coude»; par extension, «encourager». L’exemple canonique? Vous le trouverez dans les toilettes publiques de l’aéroport d’Amsterdam Schipol: depuis 2009, ses urinoirs sont ornés d’un dessin de mouche en fond de cuvette, de manière à inciter les individus à mieux viser… et à éviter ainsi les éclaboussures au sol. Moins humiliant qu’un logo illustrant la marche à suivre; moins culpabilisant qu’un message vous rappelant que le personnel d’entretien, après, doit essuyer vos saletés. Avec comme résultat une réduction drastique des éclaboussures. Malin? Non, scientifique: nous avons statistiquement tendance à orienter nos gestes vers ce qui attire notre regard.
La fin de l’homo economicus
Défini comme une «méthode douce pour inspirer la bonne décision»[1], le nudge a été théorisé en 2008 par deux Américains, l’économiste Richard Thaler et le juriste Cass Sunstein. Il découle de l’économie comportementale, elle-même issue de l’économie expérimentale. «L’économie expérimentale a permis de tester des éléments théoriques et montré l’existence de certaines ‘anomalies’ de comportements. L’économie comportementale, elle, théorise ces comportements. Enfin arrive le volet politique: le nudge», explique Judith Favereau, maître de conférences en sciences économiques à l’Université Lumière Lyon-2[2]. Avant l’avènement de ce courant, la science économique reposait sur le postulat de l’homo economicus, cet être rationnel capable de prendre, en toutes circonstances, les décisions les plus avantageuses pour lui. Battu en brèche par la psychologie sociale, cet être est désormais considéré comme une pure fiction: nos prises de décision sont en réalité influencées par une myriade de signaux difficilement hiérarchisables. L’environnement, les émotions, les pulsions, les injonctions sociales interviennent tour à tour pour nous détourner de notre propre intérêt. Nous ne devrions pas fumer, mais nous fumons. Nous souhaitons manger des fruits, mais nous préférons le chocolat. Il faudrait épargner, mais l’argent nous brûle les doigts. Irrationnels, nous sommes aussi incorrigibles.
«Le risque de cette ‘nudge policy’ est de rasseoir l’idée que les pauvres ont des comportements inappropriés et que ces comportements expliqueraient pourquoi ils sont pauvres.», Laurence Noël, Observatoire de la santé et du social de Bruxelles
Et l’économie comportementale nous explique pourquoi. Nous souffrons par exemple d’«incohérence temporelle». «Quand on suit la théorie économique standard, on est capable de faire aujourd’hui ce qu’on sera capable de faire demain ou ce qu’on a été capable de faire hier. Mais les expériences scientifiques ont montré que ce n’était pas vrai», explique Judith Favereau. Forts de cette connaissance, nous pouvons tenter de contrecarrer ce biais. «Une personne qui voudrait arrêter de fumer va par exemple s’engager à le faire devant des personnes chères.» Autre «biais cognitif»: notre forte dépendance à la pression sociale. En Belgique, l’Administration générale de la perception et du recouvrement du SPF Finances teste le nudging depuis 2015 en ponctuant ses courriers de différents incitants, dont le pourcentage élevé de citoyens qui respectent les échéances de paiement. Assez pour réveiller le conformiste qui sommeille en nous. Pire: nous sommes aussi gravement atteints par le biais d’inertie. Voilà pourquoi nous conservons les réglages par défaut de notre ordinateur; pourquoi nous restons chez le même fournisseur d’énergie malgré la libéralisation du marché. En décidant que les citoyens sont donneurs d’organes «par défaut» («principe de solidarité présumée»), le législateur belge retourne cette tendance dans le sens de l’intérêt commun. «Le nudging intéresse le droit, parce que ce qui intéresse le droit, c’est l’efficacité, c’est-à-dire l’élaboration de règles de droit qui fonctionnent dans la ‘vraie vie’», explique Anne-Lise Sibony, professeure de droit européen à l’UCL.
Paternalisme libéral
Pour nudger, il faut donc modifier l’environnement dans lequel se prend la décision. Autrement dit, proposer une nouvelle «architecture du choix» dans laquelle l’option la plus «souhaitable» est aussi la plus accessible. Bien sûr, le nudge n’est pas neutre d’un point de vue politique: il s’inscrit dans une vision que Thaler et Sunstein qualifient de «paternalisme libéral» («libertarian paternalism»)[3]. Soit une troisième voie entre un paternalisme où l’État contrôle pour le bien de tous et un libéralisme où l’État n’impose rien, mais où chacun tire son plan. Dans la foulée des travaux de Thaler et Sunstein, l’administration Obama a ainsi instauré en 2015 la Social and Behavioral Sciences Team (SBST), une agence fédérale transversale chargée d’introduire le nudging dans l’ensemble des politiques publiques. L’ancien Premier ministre britannique David Cameron a fait de même dès 2010 avec la Behavioural Insights Team (BIT)[4].
Or la BIT semble inspirer aujourd’hui la secrétaire d’État Zuhal Demir (N-VA), qui y a fait explicitement référence dans son exposé d’orientation politique du 13 avril 2017, soulignant son souhait d’introduire une réflexion sur l’implémentation de ces «techniques de motivation, basées sur la compréhension actuelle des sciences comportementales»[5] dans le Plan fédéral de lutte contre la pauvreté. Pour Bart Suys, conseiller en politique scientifique et porte-parole de la secrétaire d’État, l’attribution du Nobel d’économie à Thaler le 9 octobre dernier est une aubaine: «La note de la secrétaire d’État a été beaucoup critiquée par l’opposition, mais apparemment c’était quand même une bonne idée!, se réjouit-il[6]. Le PS a notamment fait part de ses craintes quant au risque que l’orientation du comportement soit «artificiellement détachée» de la situation des individus tandis qu’Écolo-Groen a déploré les propos ‘quelque peu paternalistes’ de la secrétaire d’État[7].»
«Les actions concrètes en matière de nudge n’ont pas encore été décidées, explique Bart Suys à Alter Échos. Mais ce qui est certain, c’est que nous souhaitons nous inspirer de ce qui se fait à l’étranger, comme aux Pays-Bas, où – je donne un exemple – les personnes endettées reçoivent un texto à chaque remboursement pour leur rappeler ce qu’elles ont déjà remboursé et les encourager à continuer.» Pour l’heure, Bart Suys se refuse à donner d’autres exemples susceptibles d’«inspirer» la secrétaire d’État: «Nous voulons d’abord prendre l’avis d’experts internationaux que nous réunirons en novembre dans le cadre d’un workshop.»
Petits moyens, grands effets
Une incursion dans le rapport de la BIT donne cependant une idée des nudges imaginés de l’autre côté de la Manche dans le cadre de la lutte contre la pauvreté[8]. En matière d’épargne par exemple. La BIT constate que les dispositifs incitatifs telles les déductions fiscales associées à l’épargne sont relativement inefficaces. Et logiquement inopérants pour les personnes avec un faible revenu. «Un nudge, pour être efficace, doit toujours être conçu à destination d’une cible très précise», commente à ce propos Judith Favereau. Un incitant consisterait donc à verser automatiquement une partie de l’allocation sociale (Universal Credit) sur un compte d’épargne. Depuis 2016, le gouvernement britannique a par ailleurs mis en place un programme qui permet d’épargner 50 livres sterling par mois pendant deux ans, temps au bout duquel les épargnants recevront un bénéfice de 50% du montant total, soit 600 livres. Le rapport recommande d’adjoindre à ce programme des mesures complémentaires… comme la possibilité pour la personne épargnante de désigner un membre de sa famille qui recevrait une notification en cas de retrait sur le compte. Une forme d’«autopaternalisme» destiné à contrer le fameux biais d’«incohérence temporelle».
«Il y a deux écoles: ceux qui pensent qu’il faut dire qu’on nudge et ceux qui pensent que, si on le dit, le nudge cesse d’être efficace.» Benjamin Bodson, faculté de droit et de criminologie de l’UCL
Pour les personnes en situation de pauvreté, il existe cependant un biais plus cruel, que l’on pourrait qualifier de mathématique. Est-il mathématiquement possible d’économiser une somme, même modeste, sur le montant d’une allocation sociale? À l’heure où, en Belgique, la secrétaire d’État a annoncé qu’elle ne pourrait tenir l’engagement du gouvernement fédéral à porter, sous cette législature, les prestations minimales de sécurité sociale et l’aide sociale au niveau du seuil de pauvreté européen, la question est d’autant plus lancinante. «Favoriser une épargne mensuelle si on augmente l’allocation mensuelle, d’accord. Mais à mon sens, le risque de cette nudge policy est de rasseoir l’idée que les pauvres ont des comportements inappropriés et que ces comportements expliqueraient pourquoi ils sont pauvres», commente Laurence Noël, conllaboratrice scientifique à l’Observatoire de la santé et du social de Bruxelles-Capitale. «Le comportement n’explique pas tout. La pauvreté est aussi le fruit de facteurs structurels beaucoup plus généraux. On le voit avec une situation qui s’aggrave, des personnes qui aujourd’hui se précarisent à tous points de vue: logement, emploi, santé…», poursuit-elle. «Le nudge n’est pas la formule magique, mais ce sont de petites choses qui peuvent aider», tempère-t-on du côté du cabinet de Zuhal Demir. «Les nudges passent très bien dans le discours public, rebondit Judith Favereau, car ils sont basés sur l’idée qu’on peut avoir un impact énorme pour un coût faible. Non seulement en termes économiques, mais aussi, par exemple, en termes de négociations sociales. Il est plus simple de nudger que de réformer une institution.»
Nudgés ou grugés?
Le nudging essuie aussi la critique de s’apparenter à une forme de manipulation condescendante, son but étant de modifier les comportements; jamais les croyances ou les intentions. «Il y a deux écoles: ceux qui pensent qu’il faut dire qu’on nudge et ceux qui pensent que si on le dit, le nudge cesse d’être efficace. Je suis plutôt de la première école: il faut être complètement transparent là-dessus au risque de perdre la confiance des gens», explique pour sa part Benjamin Bodson, chercheur à la faculté de droit et de criminologie de l’UCL. À son sens, l’efficacité n’en serait pas pour autant compromise: ce n’est pas parce que nous sommes conscients des stratégies marketing que nous y sommes insensibles. Après avoir travaillé sur les pratiques de nudging au sein des États membres pour le compte de la Commission européenne et constaté que la Belgique était très «en retard», Benjamin Bodson a tenté il y a quelques années de sensibiliser l’opinion à cet enjeu[9]. Consulté par le cabinet de Carlo Di Antonio, alors ministre wallon de l’Environnement, il accompagne en 2015 l’opération «flèches jaunes», soit des flèches disposées le long de voiries pour attirer l’attention des usagers sur la présence de déchets abandonnés[10]. «À l’époque, il était question d’instaurer une nudge unit en Wallonie, ce qui aurait été une première au niveau national. Mais, entre-temps, le gouvernement flamand a avancé sur ce dossier et la Wallonie, elle, semble avoir abandonné ce projet», commente-t-il.
En matière de lutte contre la pauvreté, seul le pouvoir fédéral paraît en effet familier et favorable au concept de nudge.
En matière de lutte contre la pauvreté, seul le pouvoir fédéral paraît en effet familier et favorable au concept de nudge, qui, dès qu’on l’épelle et l’explique ailleurs, semble plutôt susciter la méfiance. «À ma connaissance, il n’a pas été question de nudge au niveau de la Région bruxelloise ou du processus du Rapport bruxellois sur l’état de la pauvreté», explique Laurence Noël. «L’administration n’intègre pas cette méthode dans la mise en œuvre des actions liées au Plan de lutte contre la pauvreté», déclare de son côté Nicolas Yernaux, porte-parole du Service public Wallonie. «Ce qui est réalisé est une collaboration accrue avec le terrain, qui passe notamment par des réflexions menées avec les facilitateurs en prévention des inégalités. Ils font part de leur vécu en tant que personnes ayant vécu dans la précarité pour, par exemple, simplifier des formulaires de l’administration, réaliser des sites web ou encore donner des orientations spécifiques aux actions à mener.» Mais ces «experts d’expériences» peuvent-ils seulement rivaliser, aux yeux des tenants du nudge, avec la science? Rien n’est moins sûr.
«Derrière le nudge, il y a cette idée de la ‘politique par les preuves’, c’est-à-dire l’idée qu’il faut mettre en place des politiques publiques qui ont prouvé leur efficacité, à savoir une efficacité économique pensée en termes de coûts-bénéfices», explique Judith Favereau. Les travaux du J-PAL (The Abdul Latif Jameel Poverty Action Lab), un laboratoire de recherche international sur la pauvreté créé en 2003 au sein du MIT (Massachusetts Institute of Technology) et qui évalue quelque 850 expériences menées de par le monde, s’inscrivent dans cette mouvance. «Le but du J-PAL est de trouver des outils de lutte contre la pauvreté qui ont prouvé leur efficacité par des expériences ‘randomisées’. Sa méthodologie se rapproche donc en réalité de celle des essais cliniques médicaux», commente encore la chercheuse. Encore faut-il pouvoir s’entendre sur la «maladie» et l’«efficacité» dont on parle. «Il est peut-être très intéressant d’épargner plus sur le plan individuel, mais sur le plan économique global, ça peut être très défavorable à la consommation. Quels seraient les effets d’un tel nudge s’il se généralise?», interroge la chercheuse. Laurence Noël met quant à elle en garde contre la nouvelle contrainte que pourrait représenter le nudge sous ses airs scientifiques et inoffensifs. «Dans le parcours des personnes en situation de précarité, les institutions publiques ont déjà de plus en plus de poids: ces personnes sont sommées de changer de statut, d’accepter un emploi précaire, de suivre ou d’interrompre une formation, de réintégrer le travail même en cas de maladie. Dans ces parcours de plus en plus préconstruits, il ne faudrait surtout pas que cette nudge policy devienne une contrainte supplémentaire et obligatoire dans un rapport toujours plus contractualisé et conditionnel au droit à la sécurité sociale ou à l’aide sociale.»
[1] R. Thaler, C. Sunstein, Nudge, la méthode douce pour inspirer la bonne décision, Paris, Vuibert, 2010.
[2] Voir ses travaux sur l’approche expérimentale en économie du développement: «The J-PAL’s Experimental Approach in Development Economics: An Epistemological Turn?», Erasmus Journal for Philosophy and Economics, 7(2) : 177-180 ; et, en français, «La lutte contre la pauvreté à l’épreuve des essais cliniques. Réflexions sur l’approche du J-PAL », CES Working Paper 2014.26.
[3] R. Thaler, C. Sunstein, «Libertarian paternalism is not an oxymoron», University Chicago Law Review, 2003.
[4] www.behaviouralinsights.co.uk/about-us/
[5] www.lachambre.be/FLWB/PDF/54/0020/54K0020069.pdf.
[6] L’institution du prix Nobel d’économie est elle-même critiquée par une frange de chercheurs qui rappellent que, contrairement aux autres prix Nobel, elle n’a pas été fondée par le testament d’Alfred Nobel. Son nom exact est d’ailleurs «Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel». Elle aurait pour vocation principale de légitimer le tournant néolibéral engagé depuis les années 70. Voir à ce propos Avner Offer et Gabriel Söderberg, The Nobel Factor, Princeton University Press, 2016.
[7] http://www.diekammer.be/flwb/pdf/54/0020/54K0020072.pdf.
[8] www.behaviouralinsights.co.uk/publications/poverty-and-decision-making-how-behavioural-science-can-improve-opportunity-in-the-uk/
[9] A. Lemmano, B. Bodson, «Le nudging ou comment réduire les coûts, augmenter l’efficacité́ et se rapprocher du citoyen», L’Écho, 26 septembre 2015.
[10] http://diantonio.wallonie.be/une-fleche-un-dechet