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20 ans pour un statut

Alors qu’un nouveau statut d’artiste est sorti des limbes et est fortement critiqué, on oublie parfois qu’il en a toujours été ainsi. Depuis sa création, le «statut» fait face aux mêmes problèmes, sans qu’il semble possible d’y remédier…

«Un monstre de Frankenstein». En juin 2022, le collectif féministe F(s) n’y va pas par quatre chemins pour dire ce qu’il pense de la réforme du statut d’artiste, entamée en avril 2021, en pleine crise du Covid. Il y a un an et demi, les théâtres, les salles de concert sont fermés pour cause de pandémie, enfonçant le secteur artistique dans la précarité. Cette situation vient également mettre une nouvelle fois en lumière les faiblesses du statut d’artiste à la belge, système permettant aux artistes de bénéficier d’une sorte de chômage protégé entre deux prestations, moyennant quelques conditions. On décide donc de le réformer tout en oubliant de mentionner que les critiques à son égard sont aussi vieilles que son existence, qui a débuté il y a près de 20 ans via la loi-programme du 24 décembre 2002…

Le jour de la marmotte

1er juillet 2003. Plusieurs dispositions relatives au statut social des artistes (soit le statut d’artiste) entrent en vigueur. À les lire, on se rend compte que les enjeux de l’époque sont les mêmes qu’aujourd’hui. Le champ d’application du statut (qui est artiste, qui ne l’est pas?), les conditions d’accès à celui-ci (faut-il mettre en place des conditions basées sur un certain nombre de jours de travail effectués ou sur des montants de cachets ventilables sur plusieurs jours?) sont déjà au cœur des discussions. Les commentaires, aussi, ont des airs de déjà-vu. «Peut mieux faire», schématise Alter Échos dans son numéro 136 en évoquant le point de vue de la Plate-forme nationale des artistes (PFNA) face aux nouvelles dispositions censées élargir le champ d’application «à tous les artistes, y compris les plasticiens», d’après Yasmina Kherbache, porte-parole de la PFNA.

En 2011, on a tranché: à cette époque, le législateur a opté pour la fameuse règle du cachet afin de savoir si une personne peut être éligible au chômage en «mode artiste». À l’époque, pour bénéficier du chômage, tout citoyen doit pouvoir justifier 312 jours de travail sur une période d’un an et demi. Pour les artistes, une règle spéciale a été mise en place. Elle permet de prendre en compte la rémunération plutôt que la durée du travail pour valider un jour de boulot. La limite est fixée à 37,70 euros par jour, mais des bureaux sociaux pour artistes ont commencé à jouer avec les règles. Si un artiste reçoit un cachet de 377 euros, les bureaux estiment que cela permet de valider dix jours de travail. L’Office national de l’emploi (ONEm) n’est pas d’accord et le fait savoir: l’Office émet une directive qui vient contrer ce raisonnement et «fait grand bruit dans le milieu artistique» (Alter Échos n°328, novembre 2011), mettant ainsi le secteur en difficulté tout en illustrant les relations compliquées entre les artistes et l’ONEm, dont l’interprétation fluctuante de la législation met la profession dans l’insécurité. En 2012, Alter Échos mentionne ainsi que l’asbl Smart, un bureau social pour artistes qui prendra de l’ampleur dans les années suivantes, vient de remettre à la ministre fédérale de l’Emploi de l’époque, Monica De Coninck (sp.a), une pétition signée par 23.300 personnes. Celle-ci demande «que les règles légales pour l’octroi et le maintien du statut soient précisées de manière à lever les incertitudes et à mettre fin aux interprétations de l’ONEm». (Alter Échos, n°333, mars 2012.)

Dix ans après la création du statut, on en est donc toujours à discuter de la même chose: qui est un artiste ou pas? Comment accéder au statut? Et comment s’y maintenir? Smart est notamment pointée du doigt pour avoir permis à certains travailleurs de bénéficier du statut d’artiste sans y avoir vraiment droit. Ce qui aurait entraîné une réaction de l’ONEm sous forme de la directive mise en cause. «La responsabilité de Smart qui ratisse trop large est importante. Il fallait resserrer certains boulons, mais les directives de l’ONEm y vont fort», commente Didier Gilquin, responsable de la cellule culture à la CSC-Transcom (Alter Échos, n°329, décembre 2011).

On réforme

En 2014, face à cette situation, on finit par décider de réformer le statut d’artiste. Ce n’est pas trop tôt. En 2011, Alter Échos rappelait déjà que le Conseil national du travail avait estimé dans un avis du 13 octobre 2010 qu’«une adaptation en profondeur de la législation et de ses réglementations connexes ayant trait au statut social de l’artiste» était nécessaire (Alter Échos, n° 333, mars 2012). Mais, dès le début, cela coince. Une partie de la réforme entre en vigueur, l’autre pas. «C’est de l’amateurisme total, déplore Gaëtan Vandeplas, délégué CGSP culture. Personne ne sait où ça en est, tout le monde est dans le ‘schwarz’.» (Alter Échos, janvier 2014.) Pourtant, le constat est clair: la réforme précise les règles d’accès au statut et de maintien au sein de celui-ci, mais, surtout, elle les durcit. Elle met aussi en évidence la division du secteur artistique. «La FGTB compte ainsi en son sein deux cellules dédiées à la culture: la CGSP et le Setca. Qui ne s’entendent guère», écrit-on dans Alter Échos. «Il est clair qu’il est complexe de trouver un front solidaire au sein du secteur artistique», déplore à l’époque Pierre Dherte, vice-président de l’Union des artistes du spectacle.

Pourtant, la réforme finit par aboutir et, pendant quelques années, on ne parle plus trop du statut malgré les faiblesses persistantes du système. Jusqu’à l’irruption du Covid-19 en mars 2020. Les théâtres, les salles de concert ferment. Et très vite, une question se pose pour les artistes: vont-ils avoir droit au chômage temporaire Covid-19? Pendant trois semaines, pas de réponse… Puis, au fur et à mesure, malgré la division du secteur artistique qui fait que chacun se plaint en ordre dispersé, les choses s’arrangent. Sauf pour une catégorie: «Tous ces intermittents qui, depuis quelques années, travaillent eux aussi [comme les artistes, NDLR] à coups de CDD courts dans toutes sortes de domaines comme le copywriting, le journalisme, le graphisme», lit-on dans nos pages en mai 2020. Des catégories de travailleurs dont on ne parlait pas en 2002 et qui semblent oubliés alors qu’ils travaillent selon les mêmes modalités que les artistes.

Aussi, alors qu’une première conférence interministérielle dédiée à la culture est organisée le 12 mai 2020 et, selon un communiqué de presse diffusé à l’issue de celle-ci, qu’une seconde est envisagée pour aborder «la construction d’un véritable statut d’artiste», une question se pose: faut-il élargir le nouveau statut à tous les intermittents, même non artistiques? Pour Maxime Dechesne, co-administrateur délégué chez Smart, la réponse est claire: «Il faut élargir le statut d’artiste. Il faut tenir compte des conditions de travail, et pas de ce que les travailleurs peuvent produire derrière.»

Pourtant, du côté de la culture, l’idée n’enthousiasme guère. «Élargir le statut impliquerait effectivement que l’on trouve des moyens supplémentaires, sans quoi les ‘artistes’ pourraient se retrouver avec moins à se mettre sous la dent», écrivions-nous. À la place, José Granado, secrétaire régional de la CGSP Bruxelles Culture & Media, explique qu’il faut plutôt définir clairement ce qu’est un artiste et uniformiser les règles d’accès au statut, en écho avec ce qui se disait déjà il y a vingt ans. Aujourd’hui, alors qu’une nouvelle réforme du statut est donc sortie des limbes, c’est d’ailleurs toujours la définition de ce qu’est un artiste et les conditions d’accès et de maintien au sein du statut qui font débat. Les autres intermittents, eux, n’ont pas été intégrés à la réforme…

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste

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