«On dirait un mauvais film», «comme si l’institution avait besoin de cela», «franchement, quelle honte!» Au Parlement européen, depuis les révélations de soupçons de corruption du scandale du «Qatargate» mi-décembre, plus rien n’est comme avant. Dans les couloirs, l’affaire est toujours sur toutes les lèvres, mais, pour beaucoup, à tous les niveaux de pouvoir, la stupéfaction laisse peu à peu la place à l’envie d’agir pour s’assurer qu’un tel scandale ne puisse pas se reproduire.
Dans cette affaire qui vise notamment des eurodéputés, cinq personnes accusées de corruption et de blanchiment ont été envoyées en prison, en Belgique – dont la désormais célèbre eurodéputée grecque Eva Kaili, soupçonnée de faire partie d’un réseau payé pour défendre les intérêts du Qatar, et son compagnon, Francesco Giorgi, qui travaillait en tant que collaborateur (d’un eurodéputé italien) au Parlement. L’ancien eurodéputé Pier Antonio Panzeri, de nationalité italienne, est aussi inculpé pour «corruption, blanchiment et organisation criminelle». Le Belge Marc Tarabella a pour sa part été incarcéré mi-février, un peu plus tard que les quatre autres accusés, pour les mêmes motifs.
Au total, plus d’un million d’euros ont été saisis en liquide chez les différents protagonistes de cette affaire. Selon certains éléments de l’enquête, le père d’Eva Kaili aurait tenté d’échapper à la police en emportant avec lui une valise contenant 150.000 euros. Il a finalement été arrêté à l’extérieur d’un hôtel bruxellois, en possession des billets en question. L’existence de cadeaux en cascade en provenance du pays du Golfe, mais aussi du Maroc, a également été révélée.
«Devoir déclarer tous nos rendez-vous n’aurait pas de sens: cela donne l’impression que tous nos échanges sont suspects» François-Xavier Bellamy, membre du groupe du Parti populaire européen.
Le scandale est inédit par son ampleur, mais, trois mois après ces révélations, les travaux sont lancés pour améliorer le fonctionnement de l’institution. En effet, face à un tel choc, impossible pour elle de faire l’autruche: le Parlement européen ne peut que tenter de se reconstruire – en mieux – pour essayer d’éviter toute affaire similaire à l’avenir.
«Nous sommes des parlementaires extrêmement privilégiés»
La présidente du Parlement européen, Roberta Metsola, a pris les choses en main. Dès le début de l’année, elle a présenté à la Conférence des présidents, qui n’est autre que le puissant cénacle qui rassemble les présidents des groupes politiques du Parlement européen, une série de 14 propositions qui, selon ses propres mots, pouvaient être considérées comme «le point de départ d’une réforme plus large du [fonctionnement du] Parlement européen».
Parmi ces propositions, il y a par exemple celle d’introduire une nouvelle politique en matière de «portes tournantes» (les fameuses «revolving doors», qui permettent aux politiques ou aux hauts fonctionnaires de passer allègrement du secteur public au secteur privé), qui introduirait une période dite de «rafraîchissement» (comprendre: un temps de latence) pour les eurodéputés sortants et souhaitant se lancer dans des activités de lobbying auprès d’élus en activité.
Roberta Metsola (originaire de Malte, un pays dans lequel l’assassinat de la journaliste Daphne Caruana Galizia a notamment levé le voile sur l’ampleur de la corruption publique) souhaite aussi que les activités des eurodéputés soient plus transparentes – en rendant par exemple publics les rendez-vous prévus par les élus. «Cela risque de jeter le soupçon sur notre travail normal, de tous les jours… Devoir déclarer tous nos rendez-vous n’aurait pas de sens: cela donne l’impression que tous nos échanges sont suspects», s’alarme François-Xavier Bellamy, membre du groupe du Parti populaire européen.
La présidente de l’institution pointe aussi du doigt la nébuleuse des «groupes d’amitié parlementaires»: rassemblant des députés et des représentants d’États tiers (ou de régions ou territoires partout dans le monde), ces enceintes politiques échappent à toute forme de contrôle. Or parmi les fraudes détectées dans le cadre du «Qatargate», il y a des «missions» au Qatar, payées par l’émirat lui-même, aux eurodéputés belges Maria Arena et Marc Tarabella. Ces voyages auraient dû être notifiés à l’administration. Les deux élus ont d’abord évoqué un simple «oubli». Dans un second temps, à la mi-janvier, Marc Tarabella a admis qu’il avait voyagé au Qatar en ayant été invité par l’émirat, sans le déclarer aux services du Parlement européen. Son voyage au Moyen-Orient remonterait à février 2020, celui de Maria Arena au mois de mai 2022.
Dans les couloirs, l’affaire est toujours sur toutes les lèvres, mais, pour beaucoup, à tous les niveaux de pouvoir, la stupéfaction laisse peu à peu la place à l’envie d’agir pour s’assurer qu’un tel scandale ne puisse pas se reproduire.
Le problème majeur de ces «groupes d’amitié» est qu’ils ne sont ni transparents ni listés à un seul et même endroit. Et pourtant, ils existent bel et bien au Parlement européen, par dizaines. Pour renforcer l’éthique au sein de l’institution, Roberta Metsola plaide donc pour leur suppression pure et simple. «J’ai du mal à comprendre que l’on puisse se faire payer un voyage, nous sommes des parlementaires extrêmement privilégiés, nous avons les moyens de payer nous-mêmes nos billets d’avion!», s’exclame l’eurodéputée Gwendoline Delbos-Corfield, membre du groupe des Verts/Alliance libre européenne. En plus de leur salaire (7.647,13 euros nets), de 4.778 euros mensuels de frais généraux, les députés européens disposent d’enveloppes dédiées à leurs déplacements – dont une de 4.716 euros par an pour se rendre à l’étranger.
«Ces propositions vont dans la bonne directive, mais elles s’appuient entièrement sur l’autoapplication des règles. Or, nous savons que cela ne fonctionne pas. Une surveillance indépendante et extérieure est nécessaire», estime Michiel van Hulten, le directeur du bureau européen de Transparency International (TI).
Les autres propositions de Roberta Metsola touchent, entre autres, à l’accès aux bâtiments du Parlement européen, que ce soit à Strasbourg ou à Bruxelles, sur la place du Luxembourg (les ex-députés et même leur entourage peuvent actuellement y accéder), à la protection des lanceurs d’alerte au sein du Parlement (l’idée est d’introduire une formation spécifique à destination des députés et de leurs équipes) ou au renforcement de la transparence des déclarations financières des députés (pour mieux comprendre en quoi consistent leurs éventuelles activités annexes). Dans sa déclaration d’intérêts financiers, le Belge Guy Verhofstadt, membre du groupe Renew Europe (RE), liste par exemple une myriade d’«activités extérieures» – dont bon nombre sont (très bien) rémunérées.
Un chantier herculéen
Pour autant, selon Roberta Metsola, les trois grands principes qui doivent guider l’action du Parlement européen sont les suivants: «l’intégrité, l’indépendance et la responsabilité». Elle a expliqué que son but, par le biais de ces réformes, est de «reconstruire la confiance» et de «réaffirmer le Parlement européen comme une institution ouverte et moderne». Mais dans le contexte actuel, le chantier est herculéen.
L’une des premières pierres qui pourraient y être posées pourrait prendre la forme d’un nouvel «organisme d’éthique indépendant pour les institutions de l’UE». Dans une résolution adoptée mi-février par 388 voix pour, 72 voix contre et 76 abstentions, les eurodéputés plaident pour l’introduction d’un tel comité, qui devrait «établir une distinction claire entre les actes criminels, les infractions aux règles institutionnelles et les comportements contraires à l’éthique». Le Parlement européen réclame à la Commission européenne de mettre sur la table une proposition esquissant les contours de cet organe inédit avant la fin du mois de mars, et ce dans le but de «rétablir la confiance des citoyens». Le Parlement européen souhaiterait que toutes les négociations puissent être bouclées avant la pause estivale, cette année. L’objectif est ambitieux et noble, mais, dans les faits, il y a peu de chances pour que les pourparlers aboutissent si vite.
Car, au sein des institutions européennes, l’idée d’introduire plus de transparence ne fait pas l’unanimité et, face à ceux qui plaident pour des règles plus strictes, d’autres eurodéputés, eux, jouent immanquablement la carte de la «liberté du mandat», assurant que la perspective de faire état de leurs rendez-vous ou de dévoiler comment ils dépensent leurs enveloppes budgétaires va totalement à l’encontre de celle-ci. Le groupe du Parti populaire européen, à droite dans l’hémicycle (et auquel appartient la présidente Roberta Metsola), est traditionnellement sur cette ligne-là.
Pour l’heure, la vice-présidente de la Commission européenne chargée des Valeurs et de la Transparence Vera Jourova, originaire de la République tchèque, a promis que l’exécutif européen mettra sur la table une ébauche «d’accord interinstitutionnel» qui comprendrait la mise en place d’un nouvel organe d’éthique (qui surveillerait l’activité de l’ensemble des institutions européennes) «dans les prochaines semaines».
En février, l’ancien eurodéputé Pier Antonio Panzeri, qui avait pour sa part signé un accord «de repenti», a expliqué, à en croire la presse belge, que Marc Tarabella devait recevoir 250.000 euros au total (avant que le scandale n’éclate, il en avait déjà, semble-t-il, touché la moitié) d’ici à la fin de la législature actuelle, en 2024.
En effet, les prochaines élections européennes sont au coin de la rue. Les dates exactes de ce scrutin – généralement peu mobilisateur, scandale ou pas – ne sont pas encore connues, mais le Parlement européen en est conscient: il dispose de peu ou prou 15 mois pour réussir à redresser la barre et faire oublier aux citoyens européens le psychodrame des derniers mois. Rien ne dit, pour l’heure, s’il y parviendra.