«La crèche a trois fonctions: une fonction économique par la garde de l’enfant, une fonction éducative ou culturelle et une fonction sociale ou de soutien à la parentalité», rappelait en 2019 Stéphane Aujean, de l’Observatoire de l’enfant du service public francophone bruxellois. Pendant très longtemps, seule la première fonction a été mise en avant: voilà pourquoi la grande majorité des enfants en crèche ont des parents qui travaillent. (AÉ n°479.)
Aujourd’hui, les enfants précaires sont de toute manière ceux qui vont le moins à la crèche. Ils sont gardés à la maison, dans des conditions parfois difficiles (problèmes de chauffage, de bruit…), avec en corollaire une impossibilité pour la maman – la monoparentalité est prédominante dans les foyers pauvres – de chercher du travail, de suivre une formation ou tout simplement de bénéficier d’un temps de répit dans un quotidien déjà soumis au stress spécifique d’une vie précaire (difficultés de déplacement, démarches administratives multiples…). Pour Séverine Acerbis, ancienne directrice de Badje, asbl pluraliste bruxelloise active dans le secteur de l’accueil des enfants et des jeunes et à la tête de la cellule «enfance» au sein du cabinet de la ministre Bénédicte Linart (Écolo), «tout parent qui est resté en tête à tête 24 heures avec son enfant sait que, même quand on vient d’un milieu favorisé, ça peut rapidement devenir infernal: la crèche, ça permet aussi aux familles de respirer et d’être en relation avec une institution qui est dans une démarche positive». Lieu de socialisation pour les enfants, la crèche l’est aussi pour leurs parents, comme plus tard l’école. L’avantage est démesurément plus grand aussi pour les enfants qui sont dans une situation de grande précarité et/ou qui ne parlent pas le français ou le néerlandais à la maison par exemple. De rapport en rapport, l’Office national de l’enfance (ONE) n’a cessé de démontrer combien l’origine sociale des parents conditionne la santé des enfants et leurs capacités langagières, notamment. (AÉ n°276.)
Le manque d’anticipation constitue une autre barrière dans l’accès à la crèche: alors que la plupart des parents qui travaillent n’attendent pas au-delà des trois mois de grossesse réglementaires pour solliciter une place de peur de se retrouver «coincés», les parents en situation précaire n’y songent souvent que beaucoup plus tard. «Vous ne vous projetez pas de la même manière quand vous vous demandez déjà comment remplir le frigo le lendemain», glissait en 2019 Séverine Acerbis. Un sentiment d’illégitimité s’ajoute souvent à l’ensemble de ces facteurs. «Il y a des barrières culturelles: certaines personnes se sentent tellement dévalorisées par la société, ont tellement l’impression de ne servir à rien qu’elles veulent essayer de se réaliser en éduquant leur enfant, et je ne les critique certainement pas. Simplement, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas demande qu’il n’y a pas de besoin», poursuivait-elle.
Pourtant, en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), le taux de couverture oscille entre 30 et 35%, avec de grandes disparités territoriales: 30% à Bruxelles, 105% à La Hulpe, moins de 20% dans les communes de Molenbeek ou d’Anderlecht, 10% dans le Hainaut. «Sur les 30% de couverture bruxelloise, il faut encore considérer que 10% sont des places non subventionnées dans des crèches privées, avec des tarifs souvent exorbitants, précisait dans nos pages Séverine Acerbis, ancienne directrice de Badje, asbl pluraliste bruxelloise active dans le secteur de l’accueil des enfants et des jeunes et à la tête de la cellule «enfance» au sein du cabinet de la ministre Bénédicte Linart. Il reste donc en réalité 20% de places, qui sont trustées par les familles qui ont un travail ou, à tout le moins, par celles qui ont du capital culturel, un réseau.»
En Fédération Wallonie-Bruxelles, le taux de couverture oscille entre 30 et 35%, avec de grandes disparités territoriales: 30% à Bruxelles, 105% à La Hulpe, moins de 20% dans les communes de Molenbeek ou d’Anderlecht, 10% dans le Hainaut.
Le baromètre de la Ligue des familles indique quant à lui que 67% des parents rencontrent des difficultés à trouver une crèche pour leur enfant. La pénurie de places se révèle une source de stress très importante pour les familles. La problématique fragilise d’ailleurs particulièrement les femmes, on le sait là aussi. Pour éviter ces cas extrêmes, l’ONE a créé une cellule spéciale d’appariement (matching) entre les crèches et les familles: la cellule «Parents Accueil». (AÉ n°509.)
Au sein du cabinet de la ministre de l’Enfance Bénédicte Linard, on tente de répondre au manque de places à travers le plan Cigogne 2021-2026. Ce vaste appel à projets en partenariat avec les Régions a pour objectif de financer 3.143 places subventionnées en Wallonie et 2.100 places à Bruxelles à travers un budget de 30 millions d’euros pour la FWB à l’horizon 2026. Ce montant n’inclut pas les budgets régionaux liés à l’emploi et à l’infrastructure (la subvention en infrastructure correspond à 80% du montant subsidiable des travaux ou de l’achat à hauteur maximale de 41.000 € HTVA par place créée). «L’objectif est de parvenir à un taux de couverture de 33% au minimum sur tout le territoire de la Fédération», avançait au printemps dernier Lauriane Douchamps, porte-parole de la ministre.
Après 38 ans de carrière, Carine Beudin, directrice de la crèche Les Bourgeons à Woluwe-Saint-Lambert, crèche subventionnée par l’ONE, en a vu passer, des bambins, des puéricultrices et des crises. «Je dirais qu’on ne peut répondre positivement qu’à 10% des demandes. On sait que c’est galère pour les parents. C’est dur de leur refuser l’accueil de leur enfant, mais nous n’avons pas le choix. Il y a toujours eu un manque de places, ça n’a rien de nouveau. Voilà des années qu’on tire la sonnette d’alarme! Malheureusement, en période de pénurie, des situations foireuses peuvent voir le jour, comme on l’observe en Flandre.»
La problématique fragilise d’ailleurs particulièrement les femmes, on le sait là aussi. Pour éviter ces cas extrêmes, l’ONE a créé une cellule spéciale d’appariement (matching) entre les crèches et les familles: la cellule «Parents Accueil».
Par ailleurs, les conditions de travail constituent un point essentiel de la crise que traverse le secteur de la petite enfance, composé, faut-il le rappeler, à plus de 90 % de femmes. Le manque de valorisation économique et sociale du métier freine les carrières et mène à une pénurie de personnel. À Woluwe-Saint-Lambert, Carine Beudin peine à recruter des puéricultrices au sein de son service. «La difficulté s’est aggravée ces dernières années. Les études se sont dégradées; or, c’est un métier dur qui nécessite une bonne formation. Spécialiste de la petite enfance, ce n’est pas rien! Aussi, nous observons qu’une large partie des étudiantes en puériculture ne continue pas dans cette voie.»
Une situation d’autant plus paradoxale qu’il n’y aurait d’ailleurs pas d’argent «dépensé» dans le secteur de la petite enfance: seulement de l’argent investi. Un euro consacré à la petite enfance rapportera jusqu’à 8 euros à la société, car un enfant qui a fréquenté une collectivité tôt aura moins de risques de redoubler, de tomber dans la délinquance ou d’être sans emploi. Une logique cyniquement comptable? «Je suis bien d’accord pour dire que la crèche est essentielle pour préparer l’enfant à l’école. Mais il ne faudrait pas tomber dans un raisonnement hypocrite et finir par reprocher plus tard aux parents de ne pas avoir mis leurs enfants à la crèche, commentait à ce propos Stéphane Aujean. La crèche n’est pas une baguette magique qui permet de sortir de la pauvreté. Oui, cet enfant aura peut-être plus de chances d’aller à l’université, mais, jusque-là, il faudra encore vivre de nombreuses années de pauvreté.»