«Pas de souci pour le retard, on est là, mais peux-tu juste ramener le soleil?» Benjamin Tollet, chargé de projet au sein de MolemBIKE, prend la météo avec philosophie. Le sol est glissant, il pleut des cordes. Des conditions pas franchement favorables pour mettre le guidon dehors qui n’ont pourtant pas tari son enthousiasme et celui d’une dizaine de femmes et leurs enfants, rassemblés à Tour et Taxis, pour s’initier au vélo.
Elles ont 30, 40 ou 60 ans et sont montées pour la première fois sur un vélo il y a à peine quelques semaines, via le projet Hirond’Elles, organisé par MolemBIKE, un projet du Centre communautaire maritime de Molenbeek-Saint-Jean. C’est Riet Naessens, guide Pro Velo de profession, qui a lancé ces cours, constatant que peu de femmes participaient aux balades organisées par le Centre. Des observations confirmées par plusieurs études. Selon une enquête de Pro Velo menée en 2019, seulement 36,1 % des cyclistes observés lors des comptages sont des femmes.
Plusieurs facteurs entravent la mise au vélo, selon Pro Velo : l’influence des représentations sociales qui ont longtemps fait et continuent à faire du vélo un mode de déplacement majoritairement masculin; la prise en charge par les femmes de nombreux déplacements utilitaires (courses, enfants, etc.) ; l’insécurité routière et le sentiment de danger, lié aussi à une construction sociale différente des hommes et des femmes en matière d’appréhension de l’espace et du risque.
En ce samedi après-midi, les femmes, groupe «débutantes», apppréhendent l’espace et apprivoisent le vélo. Il faut se lancer, trouver l’équilibre, gérer la rotation des pédales sans perdre sa direction. Riet leur explique aussi comment changer les vitesses, placer leur sac, quel est le manteau adapté, comment déplacer son vélo sans devoir le soulever.
«On est allées à Vilvorde, à Hasselt. Avec le vélo, tu découvres plein d’endroits.»
Les gamins pédalent dans les roues de leurs mamans, pour attirer leur attention. Pour les encourager aussi… «C’est un cours pour les mamans !», rappelle Riet à ses Hirond’Elles un peu distraites, jusqu’à ce que Benjamin prenne en charge les marmots. Le lendemain, il les emmènera à la Kidical Mass (balade festive et conviviale pour les enfants qui se déroule chaque mois dans plusieurs communes de Bruxelles, dont Molenbeek). Rabi les rejoint. «Je suis mamy Hirond’elle, comme Riet», sourit-elle. «C’est la fille de mon patron qui a cherché un cours pour moi. Je suis diabétique et mon médecin m’a dit que je devais faire du vélo pour ma santé», explique- t-elle. Elle a déjà parcouru avec les Hirond’Elles de nombreux kilomètres. «On est allées à Vilvorde, à Hasselt. Avec le vélo, tu découvres plein d’endroits.»
Faire soi-même et avec les autres
Mardi soir, nous avons rendez-vous à l’atelier de MolemBIKE, espace de 400 mètres carrés dans les sous-sols des Sheds de Tour et Taxis. Sergio, en service citoyen, s’affaire sur un vélo. Les autres mécanos sont en pleine réunion, en espagnol, anglais et français. L’atelier s’est octroyé une pause pendant les vacances, pour faire du rangement et prendre le temps pour remettre un peu d’huile dans les rouages organisationnels, à entendre les bribes de conversation.
«En 2019, on a remis un projet très ambitieux pour un Contrat de rénovation urbaine : créer un atelier participatif autour de la mécanique et de la culture vélo. Et on l’a réalisé»
«Après avoir lancé le festival MolemBIKE puis les cours de Riet, on s’est rendu compte qu’il nous manquait une flotte de vélos à nous, des mécaniciens et un lieu où mettre nos vélos. En 2019, on a remis un projet très ambitieux pour un Contrat de rénovation urbaine : créer un atelier participatif autour de la mécanique et de la culture vélo. Et on l’a réalisé», se rappelle plutôt heureux Edoardo Luppari, coordinateur de MolemBIKE.
L’atelier est ouvert chaque mardi au public de 18 à 21 h, sur rendez-vous. La mécanique est bien rodée. Ici, on apprend à réparer son vélo par soi- même (DIY), en bénéficiant de mécaniciens bénévoles. Le projet d’atelier participatif tourne avec une quinzaine de bénévoles-mécanos actifs, qui prennent part aux ateliers à tour de rôle. Il y a des bénévoles docteurs, toujours là derrière les bénévoles «novices». Et c’est une affaire qui roule. «L’atelier récolte un grand succès, par le bouche-à-oreille, par le réseau interne et par le web. On est obligé de refuser des gens parce qu’on n’est pas une usine à la chaîne. On fait dix réparations par semaine», explique-t-il.
«Il y a aussi des Hirond’Elles qui viennent de temps en temps, mais l’horaire du soir est assez compliqué pour elles», déplore Edoardo, pour qui les clefs à molette ne sont pas réservées qu’aux hommes – un tiers des bénévoles sont des femmes. «Et, précise-t-il, on a déjà eu des moments d’équilibre».
Communs et kombuchas
«MolemBIKE, à côté de la mise en selle, fait aussi de la cohésion sociale, c’est un travail de ‘community making’. Cela relève à la fois de la pratique et de la philosophie liée aux biens communs. C’est le plus difficile et le plus stimulant», poursuit le coordinateur. En d’autres mots, tout ce qui se trouve dans cet atelier et tout ce qui s’y fait est à tout le monde, ou en tout cas n’est à personne. Un changement radical de paradigme à travailler quotidiennement. Démonstration en direct : «Je peux t’emprunter un vélo ?», lui demande un mécano, «pas à moi, à l’atelier», répond-il. «Les bénévoles ont par contre le droit d’utiliser l’atelier pour eux-mêmes. Il ne s’agit pas de s’approprier l’atelier, mais c’est une rétribution pour les bénévoles», précise aussi Edoardo.
«MolemBIKE, à côté de la mise en selle, fait aussi de la cohésion sociale, c’est un travail de ‘community making’.»
Ce mois-ci, le coordinateur s’affaire à la constitution d’une asbl en vue de pérenniser le projet au-delà du Contrat de rénovation. L’équipe réfléchit aussi à un système de dons de vélos qu’ils retapent. Dans cet atelier-moulin toujours en mouvement, les idées et les envies fermentent, en symbiose collective et avec patience. Comme les bons kombuchas qu’on trouve dans le frigo de l’atelier et que l’équipe envisage de «faire maison» prochainement.
Capitaine de son vélo
Le jeudi, nous retrouvons les Hirond’Elles. Le ciel leur fait toujours la tête, mais n’impacte pas le moral de la troupe. La doyenne a 63 ans. «Je n’aurais jamais pensé monter un jour sur un vélo. J’ai vu des amies venir à vélo à la Maison des femmes de Schaerbeek et ça m’a donné envie, l’idée d’apprendre est soudain revenue dans ma tête», explique-t-elle. Elle vient au cours depuis quatre mois, a déjà fait plusieurs sorties et même participé à des Masses critiques (balades collectives à vélo). La plus jeune a 12 ans et est venue avec son frère 15 ans, ils apprennent le vélo pour être prêts pour une sortie scolaire cycliste. C’est jour de sortie, justement !
«Vous êtes seule maître à bord, vous êtes capitaine de votre vélo!»
Riet va nous emmener à la maison communale de Berchem- Sainte-Agathe, le lieu de travail de l’une des participantes. «On va essayer de trouver un chemin sans trop de montées et d’obstacles», annonce Riet. La brigade cycliste s’élance, fière et en confiance. L’une d’elles, tout juste passée Hirond’Elles, perd l’équilibre et la patience. «C’est le vélo, c’est le vélo»,s’obstine-t-elle. «Non, c’est toi. Vous êtes seule maître à bord, vous êtes capitaine de votre vélo», répond Riet du tac au tac, dont la pédagogie mélange la douceur d’une Baba Yaga et l’intransigeance d’une entraîneuse de sport soviétique.
Lors de cette balade, on ne fait pas que du vélo. Riet s’arrête pour expliquer le code de la route, les espaces réservés aux cyclistes, mais aussi des éléments du patrimoine. Au fil du chemin, le ciel s’obscurcit, la nuit s’installe, la fatigue gagne les partici- pantes. On tombe, on glisse, on freine brusquement…
C’est joyeusement cacophonique, mais les femmes gardent le sourire et la motivation. Car dépasser ses peurs est aussi un moteur. Pour poursuivre sa route, «en roues libres»