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Regard critique · Justice sociale

Fracture numérique

24 heures avec… Adrien Godefroid, informaticien public

Il y avait les écrivains publics. Une asbl bruxelloise a inventé les «informaticiens publics». Armés de leur laptop, ils se déplacent en différents endroits de la capitale à la rencontre de publics vivant la fracture numérique au quotidien. Alter Échos a suivi l’un d’eux, Adrien, dans sa tournée.

Il y avait les écrivains publics. Une asbl bruxelloise a inventé les «informaticiens publics». Armés de leur laptop, ils se déplacent en différents endroits de la capitale à la rencontre de publics vivant la fracture numérique au quotidien. Alter Échos a suivi l’un d’eux, Adrien, dans sa tournée.

«Hé, Adrien, on a une cliente pour toi. Elle est arrivée une heure à l’avance.» Brandon a la tchatche des travailleurs sociaux à qui on ne la fait déjà plus. Presque en se marrant, il claque une bise à Adrien en guise de bienvenue, avant de filer en réunion. Voilà un an que Brandon accueille Adrien Godefroid tous les vendredis au sein du projet de cohésion sociale «Querelle», mené par l’asbl «Habitat et Rénovation» en plein milieu du quartier des Marolles, juste en face de barres de logements sociaux.

Adrien est informaticien public. Il travaille pour l’asbl «Action et Recherche culturelles». Avec d’autres travailleurs et bénévoles de sa structure, il assure chaque semaine une série de permanences en plusieurs endroits de Bruxelles. But de l’opération: tenter de réduire, via des conseils, la fracture numérique en venant en aide à celles et ceux pour qui les voies de l’ordinateur ou du smartphone sont encore impénétrables. Aujourd’hui, Adrien a à peine le temps de sortir son laptop et son modem portable d’un petit sac à dos. La «cliente» est déjà là. Et elle est venue pour causer de son Linux, qui ne fonctionne pas bien. Ou encore de Firefox. «C’est un antivirus?», demande-t-elle à Adrien. «Non, c’est un navigateur», répond ce dernier. Très vite, les deux compères commencent à causer de logiciels libres, de confidentialité. La «cliente» en connaît déjà un bout. Ce qui n’est pas le cas de toutes les personnes qui s’adressent à Adrien. «Il a déjà eu droit à des histoires un peu bizarres, sourit Brandon, qui a entre-temps fini sa réunion. Comme ce jour où une personne voulait acheter en ligne une sorte de combinaison transpirante de type ‘Hammam’, pour perdre du poids, qu’elle jurait avoir vue sur le Net.»

Boule à facettes

Toutes les demandes adressées à Adrien ne sont pas aussi loufoques. À l’écouter, on pourrait d’ailleurs presque dresser un «top 5» des requêtes, d’une «triste» banalité. Un: récupération d’un mot de passe ou d’une adresse mail. Deux: problèmes avec des applications de paiement en ligne. Trois: difficultés avec la déclaration simplifiée de revenus sur «Tax-on-web». Quatre: installation d’applications. Cinq: prise de rendez-vous en ligne avec les administrations communales. Une liste qui en dit long sur l’ampleur des difficultés que connaissent certaines personnes avec le numérique, sans que ce phénomène ne soit vraiment connu. «Les services numérisés se multiplient, on pense que l’on va tout régler avec cela, se désole Adrien. Mais il ne s’agit pas d’un choix de la population, cette informatisation a surgi de façon non démocratique. Et une partie importante de cette même population connaît des difficultés dans ce domaine. Ce qui est dingue, c’est que ce sont ces mêmes personnes, généralement des demandeurs d’emploi, des allocataires sociaux, qui subissent le plus de ‘pression informatique’ puisque beaucoup de services auxquels elles sont confrontées sont numérisés», assène-t-il.

«Il a déjà eu droit à des histoires un peu bizarres. Comme ce jour où une personne voulait acheter en ligne une sorte de combinaison transpirante de type ‘Hammam’, pour perdre du poids, qu’elle jurait avoir vue sur le Net.» Brandon, «Habitat et Rénovation»

Pour faire face à cette situation, l’asbl «Action et Recherche culturelles» a mis sur pied différents outils. Il y a ces initiations à l’informatique de cinq matinées, dans les locaux de l’association. Ou encore ce «club informatique» hebdomadaire. Et enfin les permanences des informaticiens publics qui, souvent, attirent les publics les plus fragilisés pour des problèmes ponctuels. Autant de gouttes d’eau dans un océan tant, selon Adrien, l’accompagnement numérique des publics plus fragiles n’a pas été pensé lorsqu’on a décidé de recourir massivement à la numérisation. «On entend souvent que la fracture numérique se résorbe, mais c’est faux, explique-t-il. Plus on en demande, plus on pousse à la numérisation, moins la fracture va se résorber.»

Comme pour venir souligner ce constat, la porte de la permanence s’ouvre sur Anne1, qui est visiblement une copine de la «cliente». «On mange des frites ce soir?», lui lâche-t-elle d’ailleurs en guise de bonjour. Souvent, la permanence des informaticiens publique est aussi un lieu de rencontre, de socialisation… En l’écoutant, on comprend qu’Anne a été secrétaire. Elle délire un peu sur les vieilles machines à écrire qu’elle a connues à ses débuts, dont les célèbres IBM «à boule», le nec plus ultra du domaine, lancé dans les sixties. Avant de se faire plus sombre, et d’illustrer – sans le savoir – les propos d’Adrien sur le «passage» à l’informatique à tout crin. «Moi, je suis passée de la machine à écrire à l’informatique. J’ai connu un bouleversement que les jeunes ne connaîtront plus!», s’exclame-t-elle.

La fracture pour tout le monde

Alors qu’Anne et la «cliente» s’éclipsent, c’est au tour de Kayissa1 de faire son entrée, une webcam à la main. Un peu agitée, Kayissa s’installe. Elle a un plan: reconnecter sa caméra à son smartphone afin de pouvoir surveiller les ouvriers censés refaire sa cuisine prochainement. En chipotant, Adrien s’exécute. Non sans mettre Kayissa en garde. «Préviens-les tout de même que tu les filmes, hein?» «Nan, mais elle est pas cachée ma caméra. Il y en a beaucoup qui font ça avec leur baby-sitter», répond Kayissa. Visiblement, la jeune femme a des choses à dire en ce début d’après-midi. Elle évoque ces amies qui «en avaient marre de passer leur temps à demander à leurs gamins de les aider dès qu’elles avaient un problème avec un ordinateur ou un téléphone». Prenant leur courage à deux mains, elles se sont inscrites à un cours d’informatique. «Mais elles étaient complètement perdues, même le langage elles comprenaient pas, raconte Kayissa avant d’évoquer la pudeur de ses amies, qui après ça n’avaient qu’une envie: observer et ne pas montrer que ça n’allait pas.»

Pour Adrien, rien de nouveau dans ce témoignage. Quelques minutes plus tôt, alors qu’il se dirigeait vers les locaux du projet de cohésion sociale après avoir pris un café place du Jeu de Balle, il évoquait justement la difficulté qu’il y a à «garder» les publics en initiation. «Certaines techniques d’apprentissage ne conviennent pas pour un public parfois fragilisé. En s’y prenant mal, on risque de le mettre de côté et de développer une certaine crainte chez lui. De notre côté, nous essayons toujours de décider avec les participants ce qu’ils vont faire.»

Face à Kayissa, il conseille à celle-ci de faire un peu de pub pour la permanence ou les initiations organisées par l’asbl «Action et Recherche culturelles». «Dis à tes copines de venir ici», lâche-t-il alors qu’il se débat avec son modem. Depuis quelques minutes, l’engin fait des siennes et fonctionne par intermittence. Adrien le débranche, le rebranche. Tripote le câble d’alimentation. «Ah», s’exclame-t-il en montrant triomphalement les quelques lumières qui commencent à clignoter sur l’engin. Avant de s’éteindre aussitôt… «Bon, souffle Adrien. Cela fait des mois que j’ai des problèmes avec cet engin. Et je n’arrive pas à en obtenir un nouveau parce qu’il y a un ‘bug’: les données dont disposent le service client et la maison mère de l’opérateur ne sont pas les mêmes… Ce qui, si je voulais acheter un modem sans que ce problème soit réglé, me ferait payer plus de 100 euros à la place de 30…» Comme quoi, même quand on est informaticien public, on peut aussi parfois être confronté aux affres de la numérisation…

  1. Nom d’emprunt.
Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste

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