Mercredi, 9 h 15. La réunion pédagogique est sur le point de commencer, les couques sont sur la table, le café chaud dans le samovar. Dans la pièce inondée de soleil, on n’entend que le vrombissement des bus qui remontent le tronçon commerçant de la chaussée d’Ixelles, encore déserte à cette heure.
Nicolas est aux commandes ce matin; il dispose des images sur la table et propose au reste de l’équipe de commencer la réunion par un exercice de photo-langage, invitant chacun à choisir l’image qui illustre son état d’esprit du jour.
Si Nicolas Spann a officiellement le statut de directeur d’Autrement Dit, et s’il anime la réunion de ce matin, il ne faut pas se fier aux apparences: la gestion de ce SAse (Service d’Accompagnement mission socio-éducative) est aux antipodes d’une hiérarchie pyramidale classique. Autrement Dit est même un petit OVNI dans le paysage de l’aide à la jeunesse. Créée en 2017 par une bande de jeunes collègues, son organisation repose entièrement sur l’autogestion et la gouvernance partagée.
«Dans l’aide à la jeunesse, les services subsidiés fonctionnent de façon très classique. Pour pouvoir créer Autrement Dit, il fallait qu’on désigne un directeur et j’étais le seul de nous quatre à pouvoir l’être, retrace Nicolas Spann. Vis-à-vis de l’extérieur, c’est intéressant d’avoir une personne désignée responsable, mais en interne la prise de décision est entièrement partagée entre les membres de l’équipe.»
Urgence en contexte de vacances
Cette approche, les quatre cofondateurs d’Autrement Dit l’ont développée en réaction à leur ancien cadre de travail: «On travaillait ensemble dans un très grand SAIE (ancienne dénomination des SAse, avant l’entrée en vigueur du nouveau Code de l’Aide à la jeunesse en 2019, NDLR). Il y avait une grosse lourdeur administrative, une forte hiérarchie…»
En 2016, Nicolas, Amar, Marie et une quatrième collègue, qui a entre-temps quitté le service, se jettent à l’eau; ils répondent à un appel à projets du ministre de tutelle de l’époque, Rachid Madrane, et couchent sur papier leur rêve d’un service plus à leur image que «le gros mastodonte» dans lequel ils travaillent.
«C’est comme ça que je me suis réveillé, avec 7 messages vocaux laissés sur mon téléphone par Madame C., très en colère.» Amar, travailleur chez Autrement Dit
Quatre ans et demi plus tard, la machine est lancée, les rouages bien huilés. Autrement Dit est l’un des douze SAse bruxellois et dispose de treize mandats pour du suivi en famille ou des mises en autonomie de jeunes.
Ce mercredi matin, penché sur la vingtaine d’images qui jonchent la table de réunion, Amar saisit la photo d’une femme criant au téléphone pour symboliser son humeur du jour. «C’est comme ça que je me suis réveillé, avec sept messages vocaux laissés sur mon téléphone par Madame C.*, très en colère.»
Les réunions pédagogiques sont le rendez-vous hebdomadaire où les cinq intervenants sociaux examinent ensemble les situations souvent complexes auxquelles ils sont confrontés. Madame C. et sa famille nombreuse sont accompagnées par Autrement Dit depuis les débuts du service. Amar rappelle le contexte: une maman qui a du mal à accepter les aides extérieures dans l’éducation de ses enfants, des différences culturelles qu’elle perçoit comme une forme d’«ingérence colonialiste»… «Il nous faut beaucoup de temps et d’énergie pour parvenir à mettre de toutes petites choses en place», soupire l’intervenant social.
Depuis peu, l’équipe se demande si sa seule intervention en famille est suffisante ou si un placement serait une meilleure solution pour ces enfants. Dans l’immédiat, la situation est particulièrement urgente pour L., tout juste entré dans l’adolescence, qui souffre de troubles du comportement et erre en rue très tard le soir.
Amar, lui, cherche une place dans un service résidentiel d’urgence (SRU). Problème: c’est l’été et «la déléguée de la situation est en congé et les délégués en chef du SPJ (Service de la protection de la jeunesse, NDLR) ne répondent pas facilement au téléphone…»
Sociocratie en famille
Au fil de la réunion, les points à l’ordre du jour s’enchaînent, soigneusement minutés, sans abîmer la conscience collective qui semble émaner de l’équipe. La parole de chacun est respectée, personne ne s’interrompt – ou on s’arrête juste à temps.
«Dès le début de l’aventure, deux d’entre nous se sont formés aux rudiments de la gouvernance partagée, de l’intelligence collective et de la sociocratie», explique Nicolas. Ces outils sont omniprésents dans le fonctionnement quotidien d’Autrement Dit mais ont aussi trouvé leur place dans son objet social: «On utilise parfois ces outils d’intelligence collective avec les familles. C’est très intéressant d’y amener un peu plus d’horizontalité alors qu’elles sont souvent pyramidales, habituées à ne pas écouter la parole du jeune. Ça bouscule parfois les choses, dans le bon sens du terme», poursuit l’intervenant social.
12 h 30 sonne la fin de la réunion. L’après-midi, les échanges nourris de la matinée laissent place à un calme studieux. Chacun à son bureau vaque à ses occupations.
Pendu au téléphone, Amar ne désespère pas de joindre le SPJ pour l’ado de Madame C. À 13 h 40, «tentative n°1 terminée»: échec. Une heure plus tard, il a finalement quelqu’un au bout du fil qu’il parvient à convaincre de lancer sans tarder les recherches d’un SRU pour l’aîné de Madame C. «Ils vont essayer de favoriser Bruxelles mais vu le manque de place, ça pourrait aussi bien être en Wallonie.»
Prendre le large
En milieu d’après-midi, dans la salle de réunion, Tea (l’une des cinq intervenantes sociales du SAse) s’entretient s’entretient avec le papa d’une jeune. L’occasion de faire le point sur leur situation familiale (des parents séparés et une jeune parfois prise entre deux feux) mais aussi de lui faire signer l’autorisation parentale, à quelques jours du départ de sa fille à bord d’un voilier.
Là encore, Autrement Dit innove. Contrairement aux autres SAse, dont le suivi est essentiellement individuel, ici, on consacre une partie de son énergie à l’organisation d’activités collectives. Et notamment, excusez du peu, un voyage d’une semaine sur un voilier aux Canaries. Un projet mené en partenariat avec l’asbl «Chicon pleine mer», dont l’un des objectifs est de faire découvrir la vie sur un bateau à des groupes de jeunes en difficulté.
Cette année, c’est Tea qui embarquera aux côtés de quatre ados. Elle sera accompagnée de Thomas, à la double casquette: skipper de «Chicon pleine mer» et, depuis avril dernier, chargé de projet «logement» au sein d’Autrement Dit (ce projet en gestation, baptisé «Maison Autrement», veut mettre sur pied l’achat d’un bâtiment dans lequel se retrouveraient les bureaux du SAse ainsi que des logements pour jeunes en autonomie et pour élèves de l’enseignement supérieur).
En fin de journée, Thomas dépose cinq «carnets de bord» sur le bureau de Tea. Le b.a.-ba du marin en herbe: les manœuvres, l’échelle de Beaufort, les nœuds, la rose des vents…
C’est que cette navigation concentrera son lot de premières fois pour les adolescents. «Pas seulement le fait de prendre un avion et d’être sur un bateau d’ailleurs, mais aussi de passer du temps sans leurs parents, de cuisiner, faire la vaisselle… C’est un moment formidable d’apprentissages informels», résume Thomas. D’ici au départ, dans cinq jours, une seule incertitude subsiste: le résultat des tests PCR des jeunes qui validera ou non leur départ. «Là-dessus, on n’a plus aucune prise…»
*Pour des raisons de confidentialité, les noms des jeunes et de leurs proches ont été modifiés.