8 h 15. Jeanne retrouve sa collègue Julie à Divercity, un espace de jour dédié aux personnes âgées situé dans le bas de Forest. Depuis le confinement, l’endroit sert aussi de bureau aux quatre employées du service. La journée commence toujours par un débrief sur les rencontres de la veille en focalisant sur les «seniors en situation de grande détresse», précise Jeanne Boute. Pour certains d’entre eux, il y a effectivement urgence. Elle évoque l’odeur dans l’appartement de Patrick, un octogénaire souffrant d’incontinence. «Les toilettes sont bouchées. C’est infernal! Il faut absolument qu’on y aille», s’empresse Jeanne. Surpris, nous demandons si ce sont elles qui vont effectuer la tâche et non pas des professionnels de l’entretien. La réponse affirmative de Jeanne claque: «Ah bah oui! On a l’habitude et on a tous le matos.» La raison? «On ne veut pas multiplier les acteurs autour des seniors quand on sait que la maltraitance arrive à une vitesse folle. Une personne qui se trouve dans une solitude extrême ne peut pas d’un coup recevoir cinq parfaits inconnus! Le travail de confiance est primordial…», insiste Jeanne.
Rester avec eux
Toutes les lignes téléphoniques se mettent à sonner simultanément. Il est alors 8 h 30. «C’est tous les jours comme ça depuis le Covid», nous chuchote Julie. Les quatre membres de l’équipe répondent aux «inquiets de la vaccination», à ceux qui ont besoin de vivres, de médicaments ou d’aide pour remplir des documents. «Avant la pandémie, c’était déjà chaud mais maintenant on se charge aussi d’emmener nous-mêmes les personnes se faire vacciner, en plus de notre super chauffeur Ahmed! Il y a 7.000 seniors à Forest, ça nous prend blindé de temps parce qu’on ne se contente pas de les déposer ou de les rechercher. On reste avec eux, on leur tient la main, on les écoute tout simplement», énonce comme une évidence Jeanne Boute.
Ça va bientôt être l’heure de l’«Aérobicobalcon», une séance de gym en extérieur. Jeanne se met en route avec sa collègue Julie, direction la Nouvelle Cité du Bempt, située sur la chaussée de Neerstalle à Forest et composée de logements sociaux où résident de nombreux seniors. C’est là qu’on retrouve les deux acolytes, qui se préparent à commencer la séance, positionnées au centre de la grande cour, un endroit stratégique permettant à tous les résidents de suivre le cours depuis leur balcon. Le gris menaçant du ciel bas est vite balayé par les rires d’un groupe d’enfants qui courent à perdre haleine vers Jeanne, tout aussi heureuse qu’eux de les retrouver. «Ce sont les jeunes d’Habitat et Rénovation, une association qui mise sur les activités intergénérationnelles. Ils viennent à toutes les séances pour ambiancer le cours!», se réjouit la jeune femme, qui a troqué ses vêtements de boulot pour un survêt. C’est au son (très fort!) de tubes, tels que Magic System et Jerusalema, que les participants apparaissent timidement et se mettent à lever en rythme les bras et les jambes. «Le confinement a causé beaucoup de dégâts physiques chez eux. C’est une façon pour nous de les faire bouger et de garder aussi le contact avec eux», explique la coordinatrice dévouée. Si le physique a morflé, le moral n’a pas été épargné. «La solitude tue!», affirme avec puissance Christine, une jeune senior pour qui la découverte de Divercity a été vitale en termes de relations sociales. Depuis, sa vie a changé. Elle y a rencontré Nicole et Odette, deux amies avec qui elle forme un inséparable trio. «On est toujours fourrées ensemble!», confie la pétillante septuagénaire.
Les quatre filles répondent aux « inquiets de la vaccination », à ceux qui ont besoin de vivres, de médicaments ou d’aide pour remplir des documents.
Un échange micro-local
C’est cet isolement et «l’absence dans tous les médias» de cette catégorie de la population qui ont poussé Jeanne Boute à créer Amour & Sagesse, via l’asbl «À travers des Arts», un magazine rédigé par des personnes âgées qui «s’adresse à tout le monde», insiste la jeune femme. Distribué dans les commerces de proximité, les maisons de repos et les centres culturels du quartier (et parfois même dans des sex-shops, nous dit-on!), ce trimestriel gratuit met en avant les seniors à travers des photos réalisées par l’artiste Vincen Beeckman(1). On y découvre des récits, ordinaires ou extraordinaires (comme Giselle, qui fut une espionne industrielle), des passions insolites (c’est le cas de Marie-Claire, fan de catch), mais aussi des rubriques sur des sujets sérieux (la guerre, le sexe, l’amour, la santé…), toujours abordés sous l’angle de l’humour et de la légèreté. «Avec notre revue, on a voulu tisser un lien micro-local pour que les gens du quartier puissent reconnaître ceux qui sont à l’honneur dans ces pages avec l’espoir que cela produise un échange, une rencontre et que cela leur permette de sortir de la solitude», révèle Jeanne Boute.
«Avec notre revue, on a voulu tisser un lien micro-local pour que les gens du quartier puissent reconnaître ceux qui sont à l’honneur dans ces pages avec l’espoir que cela produise un échange, une rencontre et que cela leur permette de sortir de la solitude.»
Des projets pour des géants
Il est 18 h 30. C’est l’heure de la réunion de rédaction. Certains des membres sont autour d’une grande tablée en train de grignoter des chips et de boire une bière, d’autres sont dehors à fumer une cigarette. Une fois les retardataires arrivés, Jeanne Boute se lance sur le thème du prochain numéro, un hors-série spécial été sous forme de cahier de vacances. À l’honneur: l’épilation bikini, l’assistance sexuelle au Japon ou encore une sélection de livres et chansons…. Ces propositions fusent de tous les côtés dans un brouhaha étrangement audible. Pour cause: chacun semble déjà savoir ce qu’il a à faire. Rien d’étonnant puisque cette bande d’inséparables se parle sur WhatsApp tous les jours et se voit très souvent. Benoît, âgé de 52 ans, est le sociologue de la clique. Il s’interroge à haute voix: «Qu’est-ce que des vieux finalement?» Avant de donner lui-même la réponse quelques instants plus tard: «Dans ‘Le Temps retrouvé’, Proust les qualifie très justement de géants qui traînent un passé de plus en plus encombrant qu’ils n’arrivent pas gérer. Je pense que le fait d’écrire, de poser leur propre récit sur une page qui sera imprimée et lue, les soulage pas mal du poids.» Il est 21 h quand tout le monde se quitte à regret, mais chacun est content de repartir avec les sujets de son article. Pour Coralie, 25 ans, chargée de la communication, heureuse de compter dans une équipe de rédaction aussi dynamique: «Leur implication dans le magazine leur fait vachement du bien parce qu’ils continuent à avoir des projets.» Continuer. C’est bien l’action qui drive Jeanne Boute. À travers ses nombreuses initiatives, la trentenaire insuffle une vitalité folle à ses aînés, tout en nous en donnant une vision revigorante et loin de tous les lieux communs.
(1) Un magazine que, chers abonnés, vous avez reçu avec ce numéro.
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Découvrez la revue via le site Internet: amouretsagesse.be