Mardi 8 novembre, à 21 h 15. Dans la grande salle de la Tricoterie située rue Théodore Verhaegen à Saint-Gilles, Louise Paquot, chargée de l’activité du soir, prend la parole. «Bonjour à tous. Je vais commencer par vous remercier. Sans vous, cette soirée ne pourrait pas avoir lieu.» Devant elle, environ 300 bénévoles écoutent attentivement les consignes et règles de leur mission. Ils et elles sont d’âges multiples, étudient ou travaillent pour la majorité dans le social et portent tous des habits bien chauds. Car, dans les heures qui suivent, par groupes de deux, trois, ou quatre, ils seront tous dehors, dans les quartiers bruxellois. Leur rôle est clair: entre 23 h et minuit, chaque groupe devra sillonner une zone définie, sans jamais en sortir, et dénombrer les personnes vivant en rue.
Pour cela, ils auront entre les mains une fiche sur laquelle ils devront noter plusieurs choses: l’heure à laquelle un sans-abri a été aperçu, le lieu où il se trouve, son sexe si c’est un adulte, son âge si c’est un enfant et les signes qui permettent de le reconnaître («blouson bleu», «sac de couchage jaune», «entouré de cartons», etc.). Si aucune personne n’est sur place, mais que les bénévoles voient une trace de présence, ils doivent également le signaler. Règle importante: «Vous ne devez pas déranger les personnes, jamais, insiste Louise. Si sur place vous n’êtes pas capable de remplir complètement le questionnaire, ce n’est pas grave. On vous demande de ne pas être intrusif et de ne pas les aborder. Par exemple, si vous voyez une tente verte, vous n’essayez pas d’aller voir à l’intérieur. Vous écrivez simplement que vous avez vu à telle heure et à tel endroit une tente verte.»
Après avoir bien tout écouté, les groupes se forment, récupèrent leur dossier dans lequel se trouvent une carte de leur zone et la fiche de recensement, puis sortent de la Tricoterie. Ils ont une heure pour rejoindre, à pied, à vélo ou en voiture, leur lieu de mission. L’ambiance est calme et sérieuse.
Cinq mois et demi de travail
Mais d’abord petit retour en arrière, à 9 h du matin dans les blancs bureaux de Bruss’Help, situés au 7e étage du 15 rue de l’Association. Bruss’Help est une asbl mandatée par la Commission communautaire commune, chargée de coordonner les dispositifs d’aide d’urgence et d’insertion pour les personnes sans abri et mal logées en région bruxelloise. Dans une salle de réunion, Louise est assise devant son ordinateur sur un ballon ergonomique. Elle est habillée d’une veste à carreaux, son cou est entouré d’une écharpe et un chouchou bleu tient ses longs cheveux blonds. «Honnêtement, je n’ai pas très bien dormi. Je n’ai pas arrêté de me réveiller dans la nuit en me disant ‘est-ce que je n’ai rien oublié’, ‘ah ça il faut que j’y pense demain’, ‘j’espère que tout va bien se passer’. Je suis un peu stressée. C’est normal c’est le jour J.»
Louise a 26 ans et est psychologue sociale de formation. Après ses études, elle commence à travailler sur le terrain et notamment aux Restos du cœur. Elle est arrivée mi-mai à Bruss’Help en tant que chercheuse chargée du dénombrement 2022. «L’objectif du dénombrement est de fournir des éléments statistiques sur la situation du sans-abrisme et du mal-logement», explique-t-elle. Ce dénombrement existe depuis 2009 (https://www.alterechos.be/deacutenombrer-les-sdf-pour-une-meilleure-prise-en-compte/) et est réalisé tous les deux ans. «C’est la deuxième édition pour Bruss’Help qui a remplacé la Strada en 2019, raconte François Bertrand, directeur de l’asbl. En 2020, c’était un peu compliqué à cause du confinement. On a dû accueillir les bénévoles dans le garage de Bruss’Help. Cette année, ça devrait se passer un peu plus normalement. C’est un moment très important pour nous et pour tout le secteur.»
Mais attention, le dénombrement, ce n’est pas seulement le recensement de rue. «C’est déjà cinq mois et demi de travail pour tout organiser, revoir la méthodologie et contacter tous les acteurs liés au sans-abrisme», sourit Louise. Car de nombreux organismes (164 au total) accueillant des personnes sans abri et mal logées ont aussi un rôle à jouer. «Nous leur avons tous envoyé des formulaires. Ils devront les remplir et nous dire combien de personnes se trouvent dans leurs structures ou le nombre de personnes dont ils s’occupent en journée.» Centre de nuit, de jour, d’accueil, associations proches des squats, etc. Tous sont mis à contribution et même les services hospitaliers et carcéraux, la police et certains CPAS.
Stressés, mais bien préparés
Pour avoir des informations supplémentaires, Bruss’Help a également envoyé des questionnaires plus détaillés à ces acteurs. «C’est une fiche par personne sans abri ou mal logée, explique Louise. L’idée est d’avoir, quand c’est possible, plus d’informations sur les parcours. On demande le niveau de revenu, la nationalité, le statut de séjour, la situation de logement ou de non-logement, etc.» Autant dire que tout cela ajoute une charge lourde sur les acteurs de terrain. «C’est vrai, ça nous demande de faire encore davantage d’administratif, conçoit Geneviève, infirmière de rue au Samu social. Mais c’est un travail essentiel, pour nous et pour le monde politique.»
«Depuis que je suis à Bruss’Help, je prépare tout ça, reprend Louise. Tout semble être sur les bons rails, mais il faut encore gérer les derniers détails, notamment pour ce soir.» Tout au long de la matinée, des bénévoles annulent, «il faut donc reconfigurer certains groupes», prendre soin de vérifier que ceux qui se baladeront dans des parcs aient bien des lampes de poche, organiser l’arrivée des bénévoles, etc. «D’habitude, le dénombrement, ça court un peu partout. Cette année, je trouve ça plutôt calme, c’est bon signe», observe François Bertrand. Heureusement Louise n’est pas seule. Certains s’occupent de vérifier et de charger le matériel, Eva se charge de la communication et Steven de tout son petit monde informatique.
Steven, c’est le geek de la boîte. Devant lui, son ordinateur projette une carte de Bruxelles divisée en plusieurs zones. «Avant on définissait les zones sur du papier, explique-t-il. Aujourd’hui tout est informatisé. Ça permet d’être plus efficace, plus précis et d’avoir des infos supplémentaires.» Car, depuis quelques mois, les acteurs du secteur ont collaboré afin de faire évoluer la carte. «On leur a demandé de nous signaler, via cette ‘application’, les endroits où ils apercevaient régulièrement des sans-abri. Là, vous voyez? proche de la gare du Midi, il y a plein de zones et de points bleus. Les bénévoles de ce soir auront également ces points sur leur carte papier. Ils devront aller dans ces zones en priorité.»
Après une matinée bien chargée et un sandwich dans le ventre, une partie de l’équipe se rend à la Tricoterie. «Y a plus qu’à tout mettre en place», annonce Louise.
«C’est un moment très important»
Aux alentours de 20 h 30, petit à petit, les bénévoles du soir arrivent dans le long couloir d’entrée de la Tricoterie. Ils découvrent leur lieu d’action et se rassemblent en groupes. Autour d’une soupe ou d’un verre, ils font connaissance et parlent de leur mission du soir. Sur la terrasse du bar, trois amis discutent ensemble. «C’est important le dénombrement, pour objectiver la situation du sans-abrisme et visibiliser le problème, explique Julie*, travailleuse sociale. Ce soir, j’ai juste peur de déranger des personnes, même sans le faire exprès. Je pense que c’est important de les laisser tranquilles, d’autant qu’on ne vient pas pour leur apporter une aide.» «Moi c’est la première fois que je participe au dénombrement. Quand on me l’a proposé, j’ai tout de suite été emballée, enchaîne Camille*. Les statistiques, c’est selon moi absolument essentiel pour convaincre le politique de prendre des décisions adéquates et structurelles.» Assise dans un coin, Emilie* semble inquiète. «Moi ce que je crains le plus, ce sont les résultats. Avec l’explosion des prix, la hausse de la précarité, j’ai peur que les chiffres explosent.»
«Moi c’est la première fois que je participe au dénombrement. Quand on me l’a proposé, j’ai tout de suite été emballée. Les statistiques, c’est selon moi absolument essentiel pour convaincre le politique de prendre des décisions adéquates et structurelles.»
Camille, bénévole
À 22 h, les groupes se mettent en route. Nous suivons Luc et Lore dans les quartiers autour du parvis de Saint-Gilles. Luc est un grand Wallon d’une cinquantaine d’années. Il est travailleur social depuis 30 ans et exerce aujourd’hui dans un service de guidance à domicile. Tout comme Lore, une Flamande de 24 ans. Les deux ne se connaissent pas et participent ce soir à leur premier dénombrement.
Dix minutes séparent la Tricoterie du Parvis. «On a largement le temps, il faut commencer notre tour à 23 h. Qu’est-ce qu’on fait? On va boire un coup avant?», lâche Luc. Effectivement, tous les groupes doivent commencer à 23 h pile et terminer à minuit pile, même si toutes les rues n’ont pas été vérifiées. «C’est la règle depuis le premier dénombrement. L’idée est d’avoir des chiffres comparables sur un moment T», explique Louise. Après un petit verre au Verschueren, leur montre sonne 23 heures. Les deux acolytes commencent leur ronde.
«Sac de couchage rose»
Dès le début, Luc et Lore aperçoivent une personne installée dans la rue de la Vie. Ils prennent leur fiche et notent avec précaution toutes les informations qu’ils possèdent. «Rue de la Vie, devant la pizzeria», «un homme», «dans un sac de couchage rose»**. Puis ils continuent. Quelques allées plus loin, un homme entouré de carton est couché rue de Paris**. «Ce n’est pas simple comme exercice, commente Lore. Mais je suis fière d’être ici.» «Ce que j’apprécie dans ce moment, c’est que toutes les associations, tous les travailleurs sociaux se réunissent autour d’un objectif commun, ajoute Luc. On montre aujourd’hui qu’on est uni et qu’on souhaite toutes et tous la même chose: en finir avec le sans-abrisme.»
Entre 23 h et 23 h 30, dans la pénombre bruxelloise, les deux acolytes trouvent 12 personnes vivant dans l’espace public, dont deux enfants. Puis plus rien, jusqu’au gong de minuit. «Je suis content, je crois qu’on a réussi à faire toutes les rues», se réjouit Lore sur le chemin du retour. Mais leur mission ne s’arrête pas là. Une fois de retour, une dizaine de travailleurs de Bruss’Help les attendent devant un ordinateur. «Maintenant, il faut tout rentrer dans notre base de données», explique Steven. Luc et Lore se positionnent devant lui et listent tout ce qu’ils ont vu. Steven écoute avec attention, pose des questions et prend note. Puis d’autres prennent leur place. Puis d’autres, puis d’autres.
«On veut faire les choses dans le bon ordre, ne pas aller trop vite pour fournir des résultats fiables et crédibles. Le rapport devrait sortir au printemps 2023.»
François Bertrand
Louise de son côté trie les dossiers et souffle un peu. «Je crois que ça s’est bien passé. La pression redescend un peu. Même si ce n’est pas terminé.» Les équipes de Bruss’Help devront ensuite récupérer les informations délivrées par les organismes, les «laver» pour éviter les doublons et bien sûr produire le rapport. À ce stade, aucune donnée n’est fournie. «On veut faire les choses dans le bon ordre, ne pas aller trop vite pour fournir des résultats fiables et crédibles, explique François Bertrand. Le rapport devrait sortir au printemps 2023.» Pour rappel, lors du dénombrement 2020, 5.313 personnes avaient été recensées en Région Bruxelles-Capitale. «Mais cela ne veut pas exactement dire que 5.313 personnes étaient concernées, rappelle Louise. L’absence de chez-soi n’est pas toujours visible, ce qui rend compliquée la récolte de données.» Au vu de la préoccupante situation sociale et économique, s’attendent-ils à une explosion du sans-abrisme et du mal-logement? «Compte tenu des crises successives, on peut s’attendre à une augmentation du nombre de personnes concernées, acquiesce Louise. Mais ce n’est qu’une hypothèse. Ce n’est qu’à la sortie des résultats que nous serons fixés.»
* Ces prénoms ont été anonymisés.
** Afin de préserver l’identité et la tranquillité des personnes vivant en rue ce soir-là, ces éléments sont fictifs.