Fenêtres occultées, chaises en rangs soignés, pop-corn à volonté. De toute évidence, en ce vendredi midi, quelque chose se prépare au premier étage de DoucheFLUX, association bruxelloise d’aide aux personnes en grande précarité. Au fond de la pièce, entre les câbles serpentant au sol, un écran se dresse. Large, imposant. Parés de leur tee-shirt noir au logo multicolore «EmpreinteS», quatre bénévoles s’activent aux derniers préparatifs: ajuster le projecteur, régler le niveau sonore, tester les micros… En une heure trente, la fine équipe vient de transformer l’espace en une salle de cinéma.
Sur l’écran s’étale l’affiche du film qui sera projeté d’ici quelques instants: La Ruche. Le public arrive au compte-gouttes. Des habitués des lieux. Des novices aussi. «Ah, super, c’est un film en français!», lance une femme en remontant sa capuche sur la tête. Elle vient souvent chez DoucheFLUX, mais c’est sa première séance de cinéma ici. «C’est lui qui m’en a parlé», lance-t-elle en pointant du doigt un comparse. Au mur, l’horloge affiche midi. La projection va démarrer, mais avant, Sylvie Traisnel, fondatrice de l’asbl Freyja, partage quelques mots sur son projet EmpreinteS et annonce déjà un moment d’échange avec le réalisateur à l’issue de la projection.
Un film, une rencontre
Lumières tamisées, la toile s’anime. L’ambiance sonore embrasse la pièce. Les images défilent: un huis clos familial, dans un appartement liégeois, entre une mère aimante en proie à la bipolarité et ses trois filles soutenantes, mais asphyxiée. Durant la projection, les allées et venues de certains spectateurs ou de l’équipe de retour de maraude ne semblent pas perturber la quinzaine de paires d’yeux rivés sur l’écran.
Les dernières images laissent place à un bref silence. On encaisse. Puis, des applaudissements, chaleureux. Certains s’en vont. D’autres restent. Le réalisateur, Christophe Hermans, s’installe à leurs côtés. Sylvie anime les échanges. Les réactions ne se font pas attendre: émotions ressenties, interrogations et interprétations multiples, bribes d’histoires personnelles. Le réalisateur évoque la thématique abordée dans son film et inspirée de son vécu, les conditions de tournage, le choix des comédiennes. Il tend aussi l’oreille, avec beaucoup de sincérité, et remercie pour la pertinence des questions et l’attention portée à son film jusque dans ses moindres détails. «Je suis vraiment content d’être là pour cette projection, confie-t-il au groupe. On crée un lien là. Et quand j’entends vos histoires, ça me conforte dans l’idée de continuer à faire des films.»
«Quels sont les lieux d’accès au cinéma pour les personnes qui dorment dans la rue, qui sont malades, qui vivent en maison de repos, qui sont incarcérées, ou qui en sont éloignées pour des raisons géographiques? Quel accès au cinéma pour toutes ces personnes coincées malgré elles dans un lieu ou qui ne trouvent pas leur place dans une salle de cinéma?»
Sylvie Traisnel, fondatrice de l’asbl Freyja.
Cette projection du film La Ruche, ici à DoucheFLUX, s’inscrit dans le cadre du projet EmpreinteS porté par l’asbl Freyja. Derrière ce projet de cinéma mobile et itinérant, que Sylvie Traisnel façonne depuis près de six ans, il y a l’envie de créer du lien: «Mon point de départ, c’est le cinéma. Je l’utilise comme levier à la rencontre et à la discussion.»
EmpreinteS a d’abord pris son envol avec Musique au ciné, des projections de documentaires musicaux sur grand écran. Mais très vite, l’initiatrice du projet et cinéphile passionnée sent germer en elle l’envie de rendre ces moments de cinéma accessibles à celles et ceux qui en sont privés: «Quels sont les lieux d’accès au cinéma pour les personnes qui dorment dans la rue, qui sont malades, qui vivent en maison de repos, qui sont incarcérées, ou qui en sont éloignées pour des raisons géographiques? Quel accès au cinéma pour toutes ces personnes coincées malgré elles dans un lieu ou qui ne trouvent pas leur place dans une salle de cinéma?» Alors, progressivement, Sylvie met en place une nouvelle activité qu’elle baptise Les Toiles. L’idée est de susciter la rencontre entre le monde du cinéma et les personnes qui n’y ont pas accès. Là où il en manque, tendre des toiles pour tisser des liens.
S’adapter au lieu d’accueil
Des liens, Sylvie Traisnel en tisse depuis lors avec différents partenaires, ces lieux accueillant Les Toiles pour aller à la rencontre des publics. Il y a le centre de jour de DoucheFLUX, ainsi que son centre d’hébergement de transit pour femmes. Il y a également la prison de Leuze-en-Hainaut. Dans le futur, il y aura aussi une maison de repos, un hôpital et un centre de revalidation. À vrai dire, les lieux ne manquent pas, c’est plutôt le temps et les moyens qui sont insuffisants. Alors Sylvie et son équipe, toutes et tous bénévoles, ont fait le choix de prendre le temps de soigner les partenariats déjà en cours. «Pour créer du lien humain, pour aller à la rencontre des publics et des personnes qui les accompagnent, il faut qu’on revienne, souligne Sylvie. C’est pourquoi, dans chaque lieu, on tend à rendre les projections récurrentes, en proposant une séance par mois. Par ailleurs, on s’adapte toujours au public et au lieu d’accueil. On discute avec les gens. On fonctionne à l’humain.»
De ces échanges naît aussi la programmation. À l’entame des partenariats et au fil des séances, l’équipe d’EmpreinteS interroge les publics sur ce qu’ils souhaiteraient voir, sur ce qui les anime. «On leur donne la parole. La programmation s’inspire de leurs envies. Elle s’inspire aussi des collaborations possibles avec le monde du cinéma. Les Toiles proposent donc des styles très différents, des classiques ou des nouveautés. La diversité, c’est essentiel, c’est une réalité qu’on vit en tant que cinéphile.»
Comme au cinéma… ou presque
Pour faire vivre l’évasion ciné aux publics, l’équipe débarque toujours avec du matériel professionnel installé avec attention. Pour le reste, la magie du cinéma et de l’humain opère. «Nos projections sont des moments simples et chaleureux, poursuit Sylvie. Il n’y a pas de barrières, pas de codes auxquels le public doit s’adapter comme c’est le cas quand on se rend dans une salle de cinéma. Tout le monde est au même niveau.» Et rien n’est laissé au hasard: «Les pop-corns, ça semble anodin, mais c’est le symbole même du cinéma!»
Pour faire vivre l’évasion ciné aux publics, l’équipe débarque toujours avec du matériel professionnel installé avec attention. Pour le reste, la magie du cinéma et de l’humain opère.
Car, derrière Les Toiles, il y a aussi l’envie de «désacraliser le tapis rouge». Et là encore, la rencontre est la clé. Les projections se font en présence d’un ou de plusieurs membres de l’équipe du film. «C’est important de pouvoir assurer une rencontre entre le public et les professionnels du cinéma. C’est pour ces personnes aussi que les cinéastes font des films. D’ailleurs jusqu’à présent, aucun des invités n’a refusé de venir.»
Un maillon dans la diffusion
Les Toiles, ce sont aussi des collaborations étroites avec le monde du cinéma, comme l’explique encore Sylvie: «On est un maillon dans la diffusion d’un film, le pivot entre le lieu d’accueil et le monde professionnel du cinéma. On participe à la diffusion d’un film, quel que soit le genre.»
Parfois, des opportunités s’invitent dans la programmation. Le film projeté ce jour à DoucheFLUX, par exemple, s’inscrit dans la Tournée des Magritte du Cinéma, visant à promouvoir des films magrittés (La Ruche a reçu le Magritte du meilleur espoir féminin pour la comédienne Sophie Breyer). «On propose aussi parfois des avant-premières, en collaboration avec le monde du cinéma. Ça n’a pas de prix de pouvoir annoncer aux publics de DoucheFLUX qu’ils voient un film en primeur!»
Pas de primeur en revanche pour le prochain film à l’affiche, mais plutôt un bon vieux classique: «Rendez-vous dans un mois pour Retour vers le Futur!», lance Sylvie aux spectateurs de DoucheFLUX alors qu’ils quittent la salle de ciné improvisée, des images encore plein la tête.