Il est 8 h 30, Mulieris ouvre ses portes et les couturières arrivent chacune à leur tour. Souriantes, elles papotent entre elles avant de se mettre à l’œuvre, comme une classe attendant leur professeur. Chacune a son poste de travail, elles savent ce qu’elles doivent faire.
Ici il y a trois types de profils: celles qui s’occupent de l’administratif et de la gestion de l’asbl, les cheffes d’atelier qui supervisent la production, et les «articles 60». Ces dernières sont nommées ainsi en référence à l’article 60 de la loi organique du 8 juillet 1976 sur le centre public d’action sociale. Cet article en particulier permet d’instaurer un contrat de travail pour les personnes bénéficiant du revenu d’intégration sociale (RIS). Chez Mulieris, la durée des contrats varie de un à deux ans en fonction de l’âge de la personne. De quoi leur laisser le temps de bien s’acclimater à l’endroit, et d’apprendre de nouvelles techniques de couture.
Les salles de couture
Il y a deux salles de couture, toutes deux au rez-de-chaussée, à l’entrée du bâtiment. La salle de gauche est surveillée par Gurbuz, le seul homme de l’asbl. Quant à celle de droite, c’est Albina qui y est cheffe d’atelier. Leurs rôles consistent à superviser et aider les articles 60 dans leurs réalisations, et mettre la main à la pâte dans les projets du moment. Dans chacune, il y a sept ou huit personnes qui y travaillent sur des petits bureaux munis d’une machine à coudre. Les deux salles, équipées d’un fer à repasser, abritent plusieurs couturières qui s’appliquent sur leurs plis. La pièce de Gurbuz est colorée, dans un coin se trouvent de grandes étagères où s’accumulent de nombreuses bobines de fil de toutes les nuances. On retrouve aussi des bouts de tissus jaunes, verts, en fonction des projets du moment. Gurbuz a grandi en Turquie, il vient d’une famille de couturiers. Quand il est venu à Bruxelles, il a d’abord été employé en CDD à Mulieris puis en CDI. Quand on lui demande de décrire l’ambiance au sein de l’asbl, un seul mot revient: «Ici, c’est honnête.» Il poursuit: «Tout le monde est gentil, on se fait confiance, il y a vraiment une bonne atmosphère de travail.»
Mulieris a su se faire un nom. Avant Loïc Nottet, c’est Stromae qui y est venu pour confectionner des vêtements de sa collection.
Ce sentiment est aussi partagé par Karen, une des couturières sous l’article 60. Elle vient de Colombie où elle avait déjà fait des études de couture. Mais en arrivant à Bruxelles, elle a dû les recommencer, car ses diplômes n’étaient pas reconnus. Après avoir obtenu son diplôme de stylisme à la haute école Francisco Ferrer, elle a pu intégrer Mulieris comme article 60. Son histoire est d’autant plus marquante que sa tante a elle-même été article 60 dans cette même asbl des années auparavant. «Ma tante me racontait souvent ses moments à Mulieris. Mais quand j’ai postulé, j’avoue que je n’avais pas du tout fait le lien, rit-elle. Et puis je lui ai parlé de ce que je faisais en ce moment. Et elle m’a rappelé qu’elle était aussi passée par là.» Ce que retient Karen de son passage à Mulieris, qui touche bientôt à sa fin, c’est qu’elle a pu se confronter au vrai monde du travail en Belgique. Tout en étant bien accompagnée, avec un emploi sécurisé.
En traversant le couloir, on arrive alors dans la salle d’Albina. Comme Gurbuz, elle a d’abord été employée en CDD avant de prendre ses fonctions en CDI. Elle décrit son rôle comme plutôt polyvalent. «Ça fait sept années que je suis là, et j’aime le côté polyvalent du travail. Je couds, j’enseigne, j’accueille les clients, je fais les patrons, mais tout ça, je le fais avec le cœur!», nous dit-elle en repassant un bout de tissu à strass. En lui demandant à quel projet servirait ce bout de tissu, elle sourit: «Ça sera une tenue de scène de Loïc Nottet.» L’équipe nous explique alors que Mulieris a su se faire un nom. Avant Loïc Nottet, c’est Stromae qui y est venu pour confectionner des vêtements de sa collection. En collaborant avec ce genre de petits ateliers, les célébrités bénéficient d’une grande discrétion et d’une confidentialité. «C’est déjà arrivé qu’en pleine canicule Loïc Nottet arrive en pull avec une cagoule, il ne veut clairement pas qu’on l’embête. Moi, je reste tout le temps dans mon bureau quand ils sont là. S’ils n’ont pas de raison de me voir, je ne vais pas les déranger.» Rachida, la coordinatrice, enchaîne: «Et puis c’est drôle parce que pour nous, c’est des noms qu’on connaît. Mais les couturières n’ont pas la même culture», dit-elle en rigolant.
La salle de découpe
Enfin, en haut à gauche, se trouve la salle de découpe. Car oui, si Mulieris est avant tout un atelier de couture, on ne peut pas coudre sans effectuer les découpes à l’avance. C’est Adea qui est chargée de la découpe et de l’accompagnement des articles 60 dans cette salle. Après être elle-même passée par un contrat d’article 60, elle a été embauchée en CDI avec la responsabilité de la découpe. La salle est principalement meublée d’une grande table au centre. Sur les côtés sont disposés des rouleaux de tissu de 2 m, tous d’une couleur différente. Adea est assistée d’une article 60 qui l’aide à prendre un rouleau, et à l’étaler bien à plat. Après avoir disposé le patron sur le tissu, Adea se munit d’une petite roulette, semblable à celles qu’on utilise pour les pizzas. En suivant le patron disposé et épinglé, elle montre à l’apprentie comment faire une découpe. «On essaye que celles qui viennent sous l’article 60 soient assez polyvalentes. Donc en général j’en ai souvent une ou deux avec moi pour leur apprendre. L’idée, c’est vraiment qu’elles touchent à tout pour être prêtes au monde professionnel», nous dit Adea après avoir découpé son bout de tissu.
Après le calme studieux qui régnait, ce sont les rires et les paroles qui annoncent l’heure de la pause. Les couturières et chefs d’atelier se lèvent pour rejoindre la salle de pause, une petite pièce au rez-de-chaussée, derrière une des salles de couture. Une grande table y est placée au milieu, assez grande pour accueillir les quatorze articles 60 et les quatre chefs d’atelier. Certaines préparent le café, pendant que d’autres sont assis à la table à discuter. Entre deux cacahuètes, les femmes parlent de leurs vies, de tout et de rien. Elles parlent aussi de leurs projets, une fois leur contrat terminé. Une femme prend la parole: «Mon contrat se finit dans un mois, mais j’ai décidé de continuer la couture. Je vais m’inscrire dans une formation pour pouvoir être encore plus compétente!» Pendant plusieurs minutes, la plupart se détendent ensemble, tandis que d’autres préfèrent le calme dans un petit coin du bâtiment, sur leur téléphone.
La pause se finit et on monte à l’étage, dans la dernière pièce en haut à droite du bâtiment.
Les bureaux
On entre dans une pièce de taille moyenne, deux bureaux sont installés dans le coin. Il s’agit des bureaux de Vlora et Aziza qui gère toute la partie administrative et de gestion. Au milieu de la pièce est disposée une grande table, qui sert pour des réunions ou des entretiens. Tout le long des murs sont disposées des armoires et des étagères avec de nombreux classeurs et boîtes. Des petits souvenirs sont aussi rangés à droite à gauche. Souvenirs d’anciennes stagiaires ou même des cadeaux de remerciement de clients connus comme Stromae. On se retrouve dans un environnement chaleureux, avec des bouts de tissus de toutes les couleurs qui jaillissent des rangements. Enfin, sur le mur de droite, on retrouve une plus petite pièce, il s’agit du bureau de Rachida, coordinatrice générale de Mulieris.
Cette enquête a révélé l’un des enjeux du quartier: la présence de nombreuses femmes qui, bien que ne sachant ni lire ni écrire – et ne comprenant parfois même pas le français –, avaient du savoir-faire. Et des notions de couture valorisables sur le plan professionnel.
Entre dans la pièce Nadia Kammachi (Écolo), échevine de la rénovation urbaine, et présidente de Mulieris. Ensemble, Rachida Lazrak et Nadia Kammachi nous expliquent la naissance du projet. «Mulieris a été créé sur la base d’un contrat de quartier. Comme pour tous les contrats de quartier, l’idée est de lancer une série d’aménagements, dans une zone avec un faible indice socio-économique.» L’échevine nous explique alors que pendant un an, fin des années 1990, des enquêtes ont été menées sur le territoire en question pour cibler les problématiques. Cette enquête a révélé l’un des enjeux du quartier: la présence de nombreuses femmes qui, bien que ne sachant ni lire ni écrire – et ne comprenant parfois même pas le français –, avaient du savoir-faire. Et des notions de couture valorisables sur le plan professionnel. «Ainsi est né Mulieris», sourit Rachida, l’asbl avait donc comme but premier de réinsérer ces femmes analphabètes. Le public ciblé n’est désormais plus uniquement les femmes analphabètes. Un homme peut aussi postuler, bien qu’il n’y en ait pas pour le moment. Aujourd’hui, l’asbl fonctionne grâce à l’aide de la commune. Cette dernière leur fournit notamment le bâtiment gratuitement.
Nadia Kammachi, bien que présidente, n’est en réalité pas tous les jours à l’association. C’est alors Rachida Lazrak qui prend le relais dans la pratique. Une grande confiance règne entre les deux femmes. «Franchement, je ne pourrais pas le faire sans Rachida, nous dit la présidente. Je suis obligée de déléguer et je le fais les yeux fermés quand je sais que c’est Rachida qui prend le relais. C’est vraiment agréable de pouvoir travailler ensemble avec une si grande confiance.» (en attente des chiffres de réinsertion pro récents)
La journée se finit, les couturières ont travaillé de 8 h 30 à 16 h 30. Elles rentrent désormais chez elles. Tout le monde se dit au revoir et chacun part profiter du reste de l’après-midi, jusqu’à se retrouver demain pour une nouvelle journée derrière les machines à coudre.