«Derrière les adultes à la rue, il y a des enfants qui trinquent.» Ce constat glaçant et sans appel, c’est Bénédicte Herbiet qui l’effectue. Directrice de la maison d’accueil la «Mafe» (Namur), qui propose un hébergement aux femmes – avec ou sans enfants – en grande difficulté, elle met ainsi le doigt sur un phénomène dont on parle peu: le sans-abrisme ou l’absence de chez-soi en Wallonie des personnes mineures, c’est-à-dire des enfants. Une situation qui paraît pourtant presque «évidente»: lorsque des adultes connaissent des problèmes de logement, ils entraînent leurs enfants avec eux. À la Mafe, Bénédicte Herbiet note ainsi que les 25 appartements que compte la maison sont à priori tous destinés à des femmes avec enfants. Des femmes qui, époque de familles recomposées oblige, effectuent des demandes d’hébergement avec de plus en plus de bambins à charge. «Il y a quelques années, elles arrivaient avec deux ou trois enfants. Aujourd’hui, certaines s’occupent de quatre, cinq enfants qui ne sont pas de la même fratrie», témoigne-t-elle.
Jusqu’en 2020, il n’existait pas de données permettant d’étayer ce constat de terrain. Et pour cause: aucun recensement du sans-abrisme et de l’absence de chez-soi n’était effectué en Wallonie. Depuis cette date, la Fondation Roi Baudouin a financé quatre vagues de dénombrements dans le sud du pays et en Flandre. Compilés par les équipes de la KU Leuven (LUCAS) et de l’UCLouvain (CIRTES), les résultats de ces sessions ayant impliqué au total 227 villes et communes et plus de 900 organisations ont permis de faire surgir un chiffre du brouillard: aujourd’hui, 4.713 enfants seraient en situation de sans-abrisme et d’absence de chez-soi en Wallonie.
Jusqu’en 2020, il n’existait pas de données permettant d’étayer ce constat de terrain. Et pour cause: aucun recensement du sans-abrisme et de l’absence de chez-soi n’était effectué en Wallonie.
Un chiffre «extrêmement alarmant» d’après Antoine Farchakh, responsable de projets wallons à la Fédération des maisons d’accueil et des services d’aide aux sans-abri (AMA), qu’il convient cependant de mettre au conditionnel. «Les quatre dénombrements effectués en 2020, 2021, 2022 et 2023 ont permis de couvrir 35% de la population totale de la Wallonie, explique Nicolas De Moor, chercheur au Cirtes. Sur ces 35%, nous avons dénombré 1.595 mineurs. Le chiffre de 4.713 est donc une extrapolation effectuée pour l’ensemble du territoire.»
Une grande tristesse
Les résultats des dénombrements permettent d’effectuer un autre constat: bien peu d’enfants se retrouvent à dormir sur la voie publique en Wallonie. Le rapport estime leur nombre à 15. Des mineurs à la rue qui, pour Philippe Noël, vice-président de la Fédération des CPAS wallons, sont pour la plupart des mineurs non accompagnés (Mena), voyageant «de gare en gare», hors des radars.
Pour les autres, c’est dans les foyers d’hébergement (2.208 mineurs concernés) ou chez des amis, de la famille ou des tiers (1.371) qu’on les trouve en majorité. Une situation loin des clichés de l’homme sans domicile fixe dormant sur le trottoir qui peut expliquer d’après Nicolas De Moor pourquoi on parle si peu de la situation de ces enfants qu’Antoine Farchak n’hésite pas à qualifier de «sans-abrisme caché» et qui touche d’ailleurs toutes les zones étudiées. «En plus des zones urbaines, les zones rurales sont également concernées. Et en zone urbaine, on constate que des villes aussi différentes que Namur et Charleroi sont affectées par le sans-abrisme et l’absence de chez-soi dans des ordres de grandeur relativement identiques», souligne Nicolas De Moor.
Le rapport estime leur nombre à 15. Des mineurs à la rue qui, pour Philippe Noël, vice-président de la Fédération des CPAS wallons, sont pour la plupart des mineurs non accompagnés (Mena), voyageant «de gare en gare», hors des radars.
Si les enfants ne sont pas à la rue, cela ne veut pas dire que la situation est rose pour autant. L’arrivée en foyer d’hébergement ou chez autrui, synonyme de déracinement, génère son lot de traumas: perte du chez-soi, d’intimité, du réseau social et amical, changement d’école. «Les enfants ont une force de résilience terrible, mais derrière se cache une grande tristesse, une détresse», commente Bénédicte Herbiet.
D’autant plus que dans l’ombre de l’absence de chez-soi ou du sans-abrisme se devinent souvent d’autres problèmes. À la Mafe, 50% des enfants ont quitté le logement familial à cause de violences conjugales ou familiales. Pour faire face à cette situation, la maison d’accueil a mis en place une série de mesures – équipe spécialisée, lieu de bien-être, psychologues et psychomotriciens – permettant de mettre un peu de baume sur ces plaies pendant les 200 jours en moyenne durant lesquels les enfants restent sur place en compagnie de leur mère. Notamment en travaillant à retisser un lien parental entre celles-ci et leurs enfants, souvent dégradé par la situation difficile, proche de la survie, dans laquelle ils se trouvent.
Sous-estimée, l’estimation?
4.713 enfants donc. Mais cette estimation tient-elle la route? Si l’ensemble des intervenants(e)s à qui Alter Échos a pu parler l’estiment crédible, certains soulignent tout de même qu’elle pourrait se situer dans une fourchette basse par rapport à la réalité. C’est notamment le cas du Rassemblement wallon pour le droit à l’habitat (RWDH). Certains enfants en situation d’absence de chez-soi vivent en effet dans un logement avec menace d’expulsion. Le rapport estime leur nombre à 355. Quant aux adultes, ils seraient 556 dans la même situation. «Or la seule estimation que nous ayons sous la main, effectuée par l’Iweps – de janvier 2013 à septembre 2014, NDLR –, permettait d’évaluer le nombre de jugements d’expulsion à 4.000 ou 5.000 par an en Wallonie», éclaire David Praile, chargé de projet au RWDH.
Certains enfants en situation d’absence de chez-soi vivent en effet dans un logement avec menace d’expulsion. Le rapport estime leur nombre à 355. Quant aux adultes, ils seraient 556 dans la même situation.
Le nombre d’adultes, et donc d’enfants, vivant dans des logements avec menace d’expulsion pourrait donc être sous-estimé par le rapport, ce qui aurait un impact sur l’estimation totale de 4.713. Un chiffre qui devrait, et c’est par contre une certitude pour tout le monde, continuer à prendre de l’importance dans les années à venir. «On constate une progression constante du sans-abrisme», souffle Philippe Noël. Ce phénomène exerce une influence sur les services comme les maisons d’accueil. «Nos relais font état d’une hausse significative des demandes d’hébergement. De nouveaux publics arrivent», alerte Antoine Farchakh. Et avec eux, bien souvent, des enfants…