Non loin de la gare de Jemeppe-sur-Meuse, quelque part entre une station Texaco et un McDo, le temple antoiniste dresse ses façades claires au coin de la rue Rousseau et de la rue des Tomballes. Nous sommes au «centre mondial» de l’antoinisme, là où tout a commencé, là où tout vivote encore, de même qu’à Angleur ou Retinne – pas vraiment des repaires de riches. Sur la porte verte à double battant, une affiche annonce «lecture le dimanche à 10 h». À l’intérieur, en ce dimanche d’août, une douzaine de personnes ont pris place sur les bancs de bois face à un immense tableau noir affichant en lettres blanches de taille variable un extrait du texte antoiniste «L’Auréole de la conscience»: «Un seul remède peut guérir l’humanité: la foi; c’est de la foi que naît l’amour: l’amour qui nous montre dans nos ennemis Dieu lui-même; ne pas aimer ses ennemis, c’est ne pas aimer Dieu; car c’est l’amour que nous avons pour nos ennemis qui nous rend dignes de le servir; c’est le seul amour qui nous fait vraiment aimer parce qu’il est pur et de vérité.» Pour l’essentiel, l’assistance est composée de femmes courbées, chétives. Dans le fond, trois ombres, trois hommes habillés en long manteau noir sont assis en ordre croissant. Le premier, frêle, avec de fines lunettes, ressemble à Fernando Pessoa. Le deuxième, de taille moyenne, attire l’attention sur le dernier, très grand, hiératique, portant longue barbe blanche à la manière du père Antoine, fondateur du culte. Ce sont des «costumés», des adeptes qui désirent montrer leur appartenance à l’antoinisme, comme sur ces photos d’archives où des cortèges noirs de guéris envahissaient les rues de Jemeppe au grand dam du curé et des médecins sérieux. «Au départ, le Père avait instauré la robe à la manière de l’uniforme dans les écoles, pour que chacun soit sur le même degré social, raconte le frère René Balthazar, le ‘desservant’ qui assure aujourd’hui la lecture. La robe permet d’entrer plus facilement dans notre moi intérieur. Mais l’enseignement précise aussi qu’elle peut nous faire du mal si on l’utilise à mauvais escient.»
Amour gratuit
La lecture, une vingtaine de minutes environ, se fera sans musique, sans bougie, sans encens et sans chant. Un culte épuré, d’une simplicité déconcertante. «Plus c’est simple, plus on peut rentrer en soi. Il n’y a pas fioritures», commente le frère René Balthazar qui assure avoir croisé, en vingt ans d’antoinisme, toutes les couches de la société, des plus riches aux plus pauvres, des moins aux plus lettrés. «Bien sûr, Jemeppe est un milieu prolétaire. Beaucoup de gens du voyage s’intéressent aussi au culte, précise celui qui fut précédemment attaché 10 ans au temple de Spa. Moi, je n’ai fait aucune étude, mais ma foi me permet de répondre aux questions à l’aide de ma conscience, non de l’intellect. Le Père va jusqu’à dire que ce sont les moins intelligents qui comprennent le mieux le texte.» À 57 ans, René Balthazar, employé chez Bpost, est aussi père de deux jeunes enfants et marié à une femme athée, très peu intéressée par l’antoinisme, même s’il arrive au couple de «raisonner» sur des questions morales. Lui-même vient d’un milieu «rouge», plutôt bouffeur de curés. Il s’est intéressé au culte après s’être souvenu que la mère de sa première petite amie y venait chaque semaine. «Au début, je ne comprenais rien aux lectures. Je suis venu parce qu’à cette époque-là, j’étais mal dans ma peau. Au lieu de m’enfoncer, ici, on m’a reboosté et cela en ne m’imposant rien! Donc au fur et à mesure, je me suis dit que c’était quand même pas mal… On m’a accueilli ici avec amour, on ne me demandait ni argent ni de revenir, ni comment je m’appelais ni où j’habitais… C’est assez rare non, qu’on vous donne sans rien vous demander? Je me suis dit: ‘C’est quoi ça?’»
«Il y a souvent des curieux, d’autant qu’il n’est pas rare, dans la région, de rencontrer des personnes qui ont encore dans leur portefeuille une photo du Père.» Frère René Balthazar
Après la lecture, une femme plus jeune que les autres interpelle René Balthazar. Elle voudrait en savoir plus sur l’antoinisme et qu’il lui dise par quel livre commencer car elle a appris que sa grand-mère pratiquait autrefois le culte. «Il y a souvent des curieux, d’autant qu’il n’est pas rare, dans la région, de rencontrer des personnes qui ont encore dans leur portefeuille une photo du Père», commente René Balthazar. Une habituée requiert une «consultation» et se retire à sa suite dans une pièce à l’écart. Tandis que les trois costumés tiennent un intrigant conciliabule sur le trottoir d’en face, une autre adepte attend son tour. «Je viens régulièrement», nous dit cette femme qui se déplace difficilement, un sac en plastique à la main. «Les consultations portent souvent sur des questions matérielles: le travail, les relations, des soucis familiaux, détaille René Balthazar. Mais moi, je n’ai pas de boule de cristal, pas de baguette magique. Je ne suis personne, mais j’essaie de les encourager à suivre leur pensée, à acquérir une petite parcelle de foi.» L’autre jour, le Frère a reçu en «consultation» un père de famille qui se désolait du climat de conflit permanent avec ses enfants. Il lui a conseillé de ne pas «utiliser le même fluide». Alors, ce père s’est tu, il a laissé ses enfants crier sans renchérir et, à son grand étonnement, la situation s’est apaisée d’elle-même. «L’aspect psychologique est très important, confirme René Balthazar. Il faut comprendre ce que la personne est venue chercher, quels sont ses maux, mais cela, on ne peut le comprendre que si on a la foi.»
Enfoncés dans la matière
Louis-Joseph Antoine (1846-1912), le fondateur du culte, était ouvrier métallurgiste. Élevé dans une famille catholique, il savait à peine lire et écrire, mais a développé très tôt un rapport intense à la prière, allant jusqu’à s’éclipser plusieurs fois par jour de son travail pour se recueillir. Il s’est intéressé ensuite au spiritisme avant que la mort de son fils à 20 ans ne bouleverse sa vie. Après cette grande épreuve, il se découvrira des dons de guérison et commencera à consulter gratuitement à son domicile de la rue des Tomballes, attirant l’importante population ouvrière des environs, qui voit en cet homme simple une alternative aux deux autorités de l’époque: le catholicisme et la médecine. Peu à peu, le père Antoine fonde sa propre doctrine et fait construire le premier temple antoiniste à l’emplacement de sa maison personnelle. Celui-ci est consacré le 15 août 1910. Après sa mort en 1912 – sa «désincarnation», disent les adeptes –, sa veuve, Jeanne-Catherine Collon, dite la «mère Antoine», assure la structuration du culte. Soixante-quatre temples seront érigés au total, essentiellement en Belgique et en France, de même que quarante salles de lecture à travers le monde, en ce compris au Brésil. Avec quelque 700.000 sympathisants, dont 300.000 en Belgique dans les années 20, le culte antoiniste est considéré par certains journaux de l’époque comme «la deuxième religion de Belgique» et selon l’historien Pierre Debouxhtay («Antoine le guérisseur et l’antoinisme», Fernand Gothier éditeur, 1934) comme un «phénomène social unique en Wallonie».
«Je viens du nord de la France, une autre région industrielle marquée par le socialisme. Or le fait qu’un simple ouvrier métallurgiste qui savait à peine lire et écrire réussisse à élaborer une pensée aussi profonde me fascine complètement.» Guillaume Chapheau, antoiniste
Malgré les soupçons de «secte» qui ont ponctuellement pesé sur le culte, l’antoinisme a toujours été dédouané: certes, les textes peuvent paraître embrouillés et redondants, certes les antoinistes croient aux pouvoirs de la foi, mais ils n’ont jamais encouragé les adeptes à s’éloigner de la médecine traditionnelle, à rompre avec leurs familles ou à se dépouiller de leurs biens, pas plus qu’ils ne pratiquent le prosélytisme. Le culte antoiniste repose en fait sur un principe très simple: la possibilité de soulager la souffrance physique et morale par l’amour et la foi. «L’idée de l’antoinisme, c’est que, si la foi est suffisante, cela suffit à guérir la personne», résume le frère Guillaume Chapheau, que nous joignons en Allemagne où il vit avec son compagnon. Originaire de Lille, ce quarantenaire lexicographe a découvert l’antoinisme lors d’un passage à Liège il y a quinze ans, après avoir remarqué le temple antoiniste de la rue Hors-Château, au pied de la montagne de Bueren. «À partir de là, j’ai commencé à me renseigner. J’étais en recherche d’une communauté de croyances. Je m’intéressais beaucoup au judaïsme, mais il fallait respecter beaucoup de règles. Je suis homosexuel, or, l’antoinisme met de côté tout ce côté matériel. C’est le côté spirituel qui prime à leurs yeux», résume-t-il. Guillaume Chapheau n’est pas non plus indifférent aux origines prolétaires du culte: «Je viens du nord de la France, une autre région industrielle marquée par le socialisme. Or le fait qu’un simple ouvrier métallurgiste qui savait à peine lire et écrire réussisse à élaborer une pensée aussi profonde me fascine complètement.»
Comme le frère René Balthazar, Guillaume Chapheau, sans faire la publicité de ses convictions, ne les tourne pas non plus en secret. «Je dis à toutes les personnes qui sont mes amis que je suis antoiniste comme je dis que je suis homosexuel. Mais certains d’entre eux me disent que, lorsque je raconte tout ça, c’est comme si je n’y croyais pas moi-même! La vérité, c’est que j’essaie d’y mettre beaucoup d’humour pour que ça passe, parce que les idées de l’antoinisme sont totalement à contre-courant…» D’après lui, ces préceptes peuvent se résumer de la manière suivante: aimer son prochain, y compris son ennemi, montrer l’exemple, s’améliorer moralement, mais surtout «concevoir qu’on est tous une parcelle de Dieu, que Dieu est en nous, et que ce n’est pas le monde qui change, mais que c’est nous qui changeons et qu’en changeant, nous changeons le monde… une idée qui me paraît très actuelle, notamment par rapport aux questions environnementales». Malgré la faible fréquentation actuelle des temples, René Balthazar n’est pas moins optimiste quant à l’avenir de l’antoinisme. «Nous nous sommes enfoncés dans la matière à un point inimaginable: on ne peut que revenir vers le spirituel. Les antoinistes sont d’ailleurs convaincus qu’au plus profond de soi, chacun a une dimension spirituelle. Et les jeunes s’intéressent beaucoup aux questions de spiritualité. Mère avait d’ailleurs prédit qu’on sauterait une génération. Ce qui compte n’est d’ailleurs pas le nombre d’adeptes, mais la quantité de fluide qui circule.» Une question de foi.