Cette enquête a été réalisée avec le soutien de la Région de Bruxelles-Capitale.
Depuis plus d’un an, l’envolée des prix de l’énergie semble hors de contrôle. Selon Brugel, le régulateur bruxellois, les factures ont grimpé de 195,7% entre novembre 2017 et novembre 2022. C’est évidemment depuis quelques mois que l’augmentation est la plus marquée. «De nouveaux publics affluent dans les CPAS, explique Georgy Manalis, de la Fédération des CPAS bruxellois. Des travailleurs indépendants, des pensionnés dont les revenus étaient un peu justes, ne savent pas faire face au triplement de leur facture.» Les CPAS n’ont pas encore agrégé leurs données, mais Jan Willems, du CPAS de Bruxelles, constate que plus de 300 personnes ont introduit une demande d’aide le mois dernier. À Bruxelles, le statut de client protégé permet à une large frange de la population de bénéficier du tarif social – face à la crise énergétique, les plafonds donnant accès au statut de client protégé ont été largement revus à la hausse. Le nombre de clients protégés a augmenté de 16,1% depuis janvier 2022, peut-on lire sur le site de Brugel.
La crise de l’énergie a mis en lumière le problème aigu de la précarité énergétique, dans tout le pays, mais particulièrement en Wallonie et à Bruxelles, qui sont les plus marquées par le phénomène. «La crise actuelle va pousser encore davantage de gens dans la précarité énergétique, décrit Sandrine Couturier, directrice de l’asbl d’amélioration de l’habitat Convivence à Bruxelles. Des locataires éteignent leur chaudière. Le bâti a besoin d’être chauffé. Sans cela, il se dégrade, des moisissures apparaissent, c’est dramatique.»
Moins un logement est isolé, plus les factures d’énergie sont élevées, même avec le tarif social, certes très avantageux, mais qui n’est pas exempt d’augmentations vu qu’il suit la courbe des prix. «Dans les passoires énergétiques il faut davantage consommer de gaz ou d’électricité pour chauffer un bien, les factures augmentent considérablement», confirme Jan Willems. Et cette consommation, due au manque de rénovation du bâti, est en grande partie prise en charge par la collectivité, via le tarif social, ce qui grève les finances publiques depuis que les prix s’envolent.
«Des locataires éteignent leur chaudière. Le bâti a besoin d’être chauffé. Sans cela il se dégrade, des moisissures apparaissent, c’est dramatique.» Sandrine Couturier, asbl Convivence.
Vu l’ampleur du problème, le gouvernement régional de Bruxelles-Capitale a décidé, le 7 octobre dernier, sur proposition de la secrétaire d’État au Logement, Nawal Ben Hamou (PS), d’interdire aux propriétaires bailleurs d’indexer le loyer de leur logement si celui-ci présente de piètres performances énergétiques. Les derniers de la classe – ceux qui présentent un certificat de performance énergétique (PEB) de classes F et G, soit environ 45% du bâti régional certifié – sont dans le viseur. Les logements qui ne disposent pas de certificat PEB ne pourront pas non plus voir leur loyer indexé, et il s’agit tout de même de 55% des logements de la capitale. L’objectif est ici de pousser les propriétaires à rénover leurs biens, même si ces derniers rechignent et regrettent la méthode. Pour Patrick Willems, secrétaire général du syndicat national des propriétaires et des copropriétaires, même s’il est «clair que les propriétaires doivent négocier, car c’est dans l’intérêt général, une décision comme celle du gouvernement bruxellois passe la corde au cou des propriétaires bailleurs qui n’ont eu que quelques mois pour s’adapter». À l’inverse, des associations bruxelloises, à l’image de Convivence, accueillent favorablement la mesure: «Il s’agit d’une avancée importante, dit Sandrine Couturier, mais qu’il faudrait pérenniser, car, pour l’instant, ce gel des indexations est temporaire.»
Supprimer les passoires énergétiques
Au-delà de l’urgence, le gouvernement de la Région-Bruxelles capitale dit avoir fixé un cap. Celui de «supprimer les passoires énergétiques en 2033 et ainsi améliorer la santé des Bruxellois, la qualité de l’air et diminuer la précarité énergétique», affirme Julien Simon, du cabinet d’Alain Maron (Écolo), ministre régional de l’Énergie et pilote de la stratégie bruxelloise de rénovation du bâti «Rénolution».
«Même avec les primes, les objectifs de rénovation sont difficiles à tenir pour les propriétaires les moins aisés. Le risque existe que certains doivent de séparer de leur bien plutôt que faire face aux obligations de rénovation.» Patrick Willems, syndicat national des propriétaires et des copropriétaires
Rénolution, c’est une stratégie qu’avait adoptée le précédent gouvernement, et c’est avant tout une politique d’action climatique. La Belgique, comme tous les États membres de l’Union européenne, doit réduire ses émissions de gaz à effet de serre de toute urgence. À Bruxelles, le secteur du bâtiment – chauffage, eau et cuisson – représente, selon l’administration, 61% des émissions directes de la région. La vétusté et l’ancienneté du bâti y sont particulièrement mauvaises. On compte environ 30% des bâtiments non isolés. L’objectif de la Région est d’atteindre, en moyenne, et sur l’ensemble du parc immobilier bruxellois, une performance énergétique de 100 kilowattheures par mètre carré et par an, donc l’équivalent d’un PEB C+, à l’horizon 2050, alors que la moyenne est aujourd’hui de 210 kWh. Rénolution devrait accoucher l’an prochain de plusieurs textes législatifs.
On sait que les objectifs de rénovation devraient être contraignants. La première mesure à entrer en vigueur sera la certification obligatoire du bâti bruxellois, en 2025. C’est donc sur la base du PEB que les obligations de rénovation seront mises en place petit à petit avec, comme première échéance, la fin des passoires thermiques – PEB F et G – programmée pour 2033. L’ambition affichée est de «sortir de l’incitatif», affirme-t-on au cabinet d’Alain Maron. Car, jusqu’à présent, les politiques de rénovation urbaine n’ont jamais pleinement porté leurs fruits.
Un problème de primes
Même si les propriétaires jouent le jeu, ils sont loin d’être tous aisés. Pour les encourager à rénover le bâti, la clef de voûte, ce sont donc les primes. Les primes à l’énergie et les primes à rénovation de l’habitat ont fusionné et s’appellent désormais «primes Rénolution», avec un budget augmenté qui devrait être abondé de 18 millions d’euros en 2023, qui s’ajouteraient aux 53 millions de 2022.
L’objectif est que ces primes couvrent «50% du coût total des travaux», pour les ménages les plus précaires, explique Julien Simon. Sauf que la fusion des primes ne convainc pas pleinement tout le secteur associatif. C’est ce qu’explique Vincent Bevernage, de l’association schaerbeekoise de conseils en rénovation Rénovas: «Auparavant il était possible pour un propriétaire de recevoir la prime à la rénovation sous forme d’avance. Ce n’est plus le cas avec les primes Rénolution, qui sont versées à l’issue des travaux. Ce n’est donc pas un levier suffisant pour permettre à chacun d’enclencher les travaux nécessaires à la rénovation.» Au cabinet d’Alain Maron, on met plutôt en avant le crédit Ecoreno, qui permet d’obtenir un prêt à la consommation, jusqu’à 25.000 euros, pour financer les travaux de retape du bâti, et de rembourser cette somme, a posteriori, lors de l’obtention de la prime. «Mais le fonds du logement a des critères d’âge ou de solvabilité qui vont empêcher une série de personnes, les plus précaires, d’enclencher les travaux», rétorque Vincent Bevernage.
«Un logement rénové permet, certes, de peut-être réaliser des économies d’énergie, mais aboutira aussi à des loyers plus élevés.» Jan Willems, du CPAS de Bruxelles.
En effet, le crédit Ecoreno, dont les mensualités peuvent s’étaler sur 10 ans, doit avoir été remboursé à l’âge de 70 ans. «Il sera donc difficile de financer un prêt de 25.000 euros à 65 ans», enchaîne Vincent Bevernage. «Et puis il n’est pas totalement sûr que le propriétaire obtiendra ensuite la prime, ajoute Sandrine Couturier, car celle-ci est soumise à des exigences techniques. Si, par exemple, l’entrepreneur a réalisé une isolation de 11 centimètres au lieu de 12.» Du côté des propriétaires, Patrick Willems craint que, «même avec les primes, les objectifs de rénovation soient difficiles à tenir pour les propriétaires les moins aisés. Le risque existe que certains doivent de séparer de leur bien plutôt que faire face aux obligations de rénovation». D’autres pistes de soutien public au financement de la rénovation sont à l’étude, comme l’abattement des droits d’enregistrement en cas de rénovation énergétique ou la libération d’une partie du montant consacré au précompte immobilier.
Les locataires oubliés?
La rénovation du bâti entraînera inévitablement des coûts pour les propriétaires. Une partie de ces coûts seront répercutés sur les loyers, surtout que les bailleurs ne peuvent pas ensuite bénéficier directement des économies d’énergie générées par leurs investissements en rénovation. «Les propriétaires vont-ils pouvoir assumer ces coûts?, s’interroge Sandrine Meyer. Soit ils ne pourront pas procéder aux travaux, soit ils augmenteront les loyers.»
«Il y a un grand écart entre ‘Rénolution’ et les locataires (qui représentent 60% de la population bruxelloise, NDLR), regrette Jan Willems. Ce genre de programmes leur passe au-dessus de la tête, car ils subissent les choix du propriétaire. Et la tendance est plutôt à chasser les pauvres. Un logement rénové permet, certes, de peut-être réaliser des économies d’énergie, mais aboutira aussi à des loyers plus élevés.» Et encore, les gains nets sur la facture de gaz ou d’électricité sont à nuancer, comme le souligne Sandrine Meyer: «Les personnes qui se restreignaient fortement dans l’utilisation du gaz et de l’électricité pourraient consommer un peu plus si l’isolation est meilleure.»
«Il faut que la réflexion avance sur le conventionnement des loyers. Il y a un monitorage à faire pour éviter la gentrification, en prenant en compte la performance énergétique des bâtiments dans le calcul de la grille des loyers. Mais, dans le même temps, il faut avancer sur la rénovation, au bénéfice des locataires, car le statu quo est la pire des solutions vu la hausse structurelle et imprévisible des prix de l’énergie.» Julien Simon, cabinet d’Alain Maron
La lutte contre la précarité énergétique est bien sûr mentionnée dans la stratégie «Rénolution», mais en pointillé, sans que l’on sache exactement quels seront les dispositifs de soutien aux plus précaires, en particulier les locataires, qui pourraient faire face à des augmentations de loyer consistantes dans la foulée de la future vague de rénovations. La précarité énergétique est mal mesurée à Bruxelles, car les indicateurs disponibles s’appuient sur le certificat PEB, dont la rigueur est souvent mise en doute et auquel échappent pour l’instant près de 55% des bâtiments bruxellois. Malgré les manques statistiques flagrants, la Fondation Roi Baudouin (FRB) s’est essayée à mesurer la précarité énergétique, que Sandrine Meyer, chercheuse à l’ULB et l’une des autrices du dernier «baromètre de la précarité énergétique» de la FRB, définit comme «la difficulté à satisfaire les besoins de base en énergie». La Fondation Roi Baudouin classe la précarité énergétique en trois catégories. La précarité «mesurée», celle qui est objectivable à partir du poids des factures dans le budget des ménages, celle «ressentie» par ces derniers et, la dernière – par essence plus difficile à quantifier –, la précarité énergétique «cachée», qui correspond à des privations volontaires de consommation d’énergie par les ménages pour réduire leurs dépenses. En région de Bruxelles-Capitale, les trois types de précarité énergétique confondus touchent 26,5% des ménages, loin devant la Flandre (15,9%), mais derrière la Wallonie (29,5).
Les locataires, les personnes âgées, les familles monoparentales et les femmes sont les plus vulnérables. Cette précarité énergétique est tributaire du niveau de revenu des habitants, de la qualité du bâti et de circonstances particulières – âge, maladie, accidents de la vie.
Un contrôle des loyers?
Face à cette situation, la plupart des associations engagées auprès des populations précarisées réclament davantage d’interventions des autorités. «Il faudrait coupler des politiques comme Rénolution à des politiques de logement ambitieuses, qui garantiraient le maintien de la mixité sociale. Selon moi, Rénolution n’intègre pas assez cette dimension», pense Georgy Manalis, qui aimerait, comme d’autres, un déploiement plus ambitieux des agences immobilières sociales qui gèrent la location de biens de propriétaires privés et les louent à moindres coûts, garantissant une régularité de paiement au propriétaire, une aide à la rénovation contre un loyer modéré. D’autres, comme le syndicat des locataires, rappellent la nécessité de produire du logement social à Bruxelles. Mais ce que réclament la plupart des acteurs, comme Marie Hanse, de la Fédération des services sociaux, «c’est qu’une rénovation du bâti soit assortie d’un contrôle des loyers».
Un plafonnement généralisé des loyers, basé sur la grille indicative des loyers de référence, n’est pas pour l’instant à l’ordre du jour. Mais le cabinet de Nawal Ben Hamou explique qu’un projet de conventionnement des loyers, dans le cadre de la politique de rénovation, est à l’étude et pourrait être présenté dès janvier 2023. Pour Quentin Mages, du cabinet de la secrétaire d’État, «il s’agirait de développer une offre intermédiaire entre les agences immobilières sociales et le marché locatif classique. L’idée serait d’inciter les propriétaires bailleurs à louer leur logement à un prix plafond en échange d’aides, comme certaines primes à la rénovation qui ne sont pas accessibles aux bailleurs». Les contours exacts du dispositif ne sont pas encore connus. Quelles primes seraient concernées sachant qu’aujourd’hui, si le crédit Ecoreno n’est pas accessible aux bailleurs, une partie importante des primes de rénovation énergétiques l’est déjà?
Ce qui est sûr, c’est que l’idée d’un conventionnement n’est pas forcément du goût des propriétaires, qui ont l’impression de devoir passer à la caisse pour financer des carences de politiques publiques, comme le stipule Patrick Willems: «Nous sommes bien conscients des problèmes des locataires et souvent les propriétaires bailleurs sont à l’écoute et ne cherchent pas à indexer à tout prix. Mais les propriétaires ne sont pas des assistants sociaux pour autant, on leur dit aujourd’hui que c’est à eux de payer la politique sociale alors que l’État n’a pas été à la hauteur pour créer le nombre de logements sociaux suffisant.»
Au cabinet d’Alain Maron, la question d’un plafonnement des loyers comme contrepartie possible à l’octroi des primes «Rénolution» ne déclenche pas de réponse univoque. «Il faut que la réflexion avance sur le conventionnement des loyers, soupèse Julien Simon. Il y a un monitorage à faire pour éviter la gentrification, en prenant en compte la performance énergétique des bâtiments dans le calcul de la grille des loyers. Mais, dans le même temps, il faut avancer sur la rénovation, au bénéfice des locataires, car le statu quo est la pire des solutions vu la hausse structurelle et imprévisible des prix de l’énergie.»
Pendant que les ordonnances clefs de la Rénolution sont en préparation, l’espoir de voir se conjuguer lutte contre le réchauffement climatique et lutte contre la précarité s’esquisse, mais pas toujours dans la plus grande clarté: «Bien sûr qu’il faut des objectifs ambitieux face au réchauffement climatique, pense Marilène De Mol, coordinatrice du Réseau Habitat, qui rassemble neuf associations bruxelloises de rénovation urbaine. Mais nous restons sceptiques sur les moyens d’y parvenir partout.»
Résumé:
– Selon Brugel, le régulateur bruxellois dans les domaines de l’électricité et du gaz, les factures d’énergie ont grimpé de 195,7% entre novembre 2017 et novembre 2022.
– Problème: à Bruxelles, beaucoup de logements sont des passoires énergétiques, ce qui engendre une grosse consommation de gaz, d’électricité pour se chauffer. Notamment pour les populations précaires, plus nombreuses à habiter ce type de logement.
– Vu l’ampleur du problème, le gouvernement régional de Bruxelles-Capitale a décidé, sur proposition de Nawal Ben Hamou (PS), d’interdire aux propriétaires bailleurs d’indexer le loyer de leur logement si celui-ci présente de piètres performances énergétiques.
– Mais les propriétaires ont-ils les moyens de rénover leurs logements? Et ces rénovations ne risquent-elles pas de faire grimper le montant des loyers?
En savoir plus
Crise à tous les étages dans la capitale – Alter Echos
«Expulsions: la carte et le territoire bruxellois», Alter Échos n° 502, 14-04-2022, Julien Winkel.
«Loyers abusifs: une ordonnance qui fait débat», Alter Échos n° 500, 03-02-2022 , Marinette Mormont.
«Énergie: règlements de compte», Alter Échos, décembre 2021.
«Le grand chantier de la rénovation des logements», Alter Échos n° 493, 05-05-2021, Robin Lemoine.