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Regard critique · Justice sociale

Santé

« À force de tirer sur la corde, ce métier ne devient plus possible… »

Dans de nombreux hôpitaux, le ras-le-bol est profond. D’année en année, la situation s’est détériorée avec des conséquences catastrophiques pour le personnel comme les patients. De ce constat, un mouvement est né en 2019, celui de «La Santé en lutte», qui réunit des professionnels bruxellois et wallons, d’institutions publiques comme privées, et plaide pour un système de santé basé sur l’humain plutôt que sur la rentabilité financière. Infirmière à Liège, Angélique a décidé de rejoindre ce mouvement de protestation. Elle témoigne de son quotidien.

Dans de nombreux hôpitaux, le ras-le-bol est profond. D’année en année, la situation s’est détériorée avec des conséquences catastrophiques pour le personnel comme pour les patients. De ce constat, un mouvement est né en 2019, celui de «La Santé en lutte», qui réunit des professionnels bruxellois et wallons, d’institutions publiques comme privées, et plaide pour un système de santé basé sur l’humain plutôt que sur la rentabilité financière. Infirmière à Liège, Angélique (le prénom a été modifié) a décidé de rejoindre ce mouvement de protestation. Elle témoigne de son quotidien.

Dès l’entame de l’entretien, Angélique rappelle à quel point elle aime son métier. Cela fait douze ans qu’elle est infirmière en région liégeoise. «J’étais très motivée. C’était réellement un choix de carrière. Mais la première chose qui vous marque, c’est la rudesse de ce travail. Dès les stages, c’est très éprouvant.» La jeune femme se souvient de s’être retrouvée dans des services débordés: «Les infirmières n’ont pas le temps de vous prendre en charge. On est livrée à soi-même, mal reçue. Cela peut être violent, parfois.»

Un sentiment qu’Angélique a redécouvert une fois au travail. L’infirmière se retrouvait à veiller sur quinze patients huit heures par jour. «Le calcul est vite fait: trente minutes par personne. Trente minutes où l’infirmière doit vérifier et administrer les médicaments, refaire les pansements, aider les patients à aller aux toilettes, servir les repas… C’est une charge mentale forte. Parfois, en entrant dans une chambre, des patients souhaitent te poser plusieurs questions, mais ton temps est tellement compté qu’en prenant un moment pour leur répondre, tu ne sais si tu vas pouvoir terminer tout ton travail. On n’a pas fait nos études pour travailler dans de telles conditions. Entre ce qu’on nous demande et les moyens qu’on nous donne, il y a parfois une grosse différence, une différence oppressante.»

On doit tellement aller vite, notamment auprès de patients hyper-dépendants, que cela en devient une forme de maltraitance. 

Angélique n’a pas vraiment vu les choses se détériorer. «Mais mes aînées, oui. Moi, quand j’ai commencé ce boulot, c’était déjà la folie furieuse. On doit tellement aller vite, notamment auprès de patients hyper-dépendants, que cela en devient une forme de maltraitance. Tu te retrouves devant quelqu’un qui a mal, que tu dois secouer dans tous les sens, parce que tu dois tout faire rapidement, tu termines ta journée de travail en te disant que tu fais de la merde… C’est un terrible constat d’échec. L’infirmière est pourtant le premier contact qu’ont les patients avec l’hôpital. Être malade, se retrouver dans cette institution est hyper-anxiogène, et le temps est la seule chose dont nous disposions pour répondre à ce sentiment, à cette appréhension. On peut évidemment donner un médicament, mais, sans contact humain, il n’aura pas le même effet. Beaucoup de patients se rendent compte qu’on est toujours en train de courir. C’est une violence pour le patient comme pour le soignant.»

Un numéro parmi d’autres

Pour l’infirmière liégeoise, cette violence est avant tout institutionnelle. Elle s’inscrit dans une logique de marchandisation des soins. «Cela se ressent dans le fonctionnement des hôpitaux. Les rapports sont difficiles, de plus en plus complexes, que ce soit au niveau de la gestion des équipes comme des horaires. On est parfois traité comme un numéro qu’on peut déplacer un peu comme on veut. À force de tirer sur la corde, ce métier ne devient plus possible…»

Pour Angélique, il faut vraiment aimer l’humain pour s’accrocher à ce métier. «C’est la raison pour laquelle le système marche encore. Le dévouement des infirmières est tel, malgré la pression qui pèse sur leurs épaules, qu’elles ne lâchent pas et continuent de faire leur métier coûte que coûte. Les toilettes sont toujours faites, les médicaments donnés, mais la qualité de la présence, elle, fait terriblement défaut. Ce métier est devenu tellement mécanique… Prendre le temps de s’asseoir, de discuter est exceptionnel. Quand cela arrive, on se sent comblé.»

Éviter de craquer

Après plusieurs années à venir en renfort auprès de plusieurs équipes de différents services où Angélique a pu mesurer la charge de travail de tout un hôpital, l’infirmière a décidé de se diriger vers les soins intensifs. «Il y a toujours autant de travail, mais c’est différent, plus technique. Comme il y a moins de patients par infirmière, la charge mentale est moins lourde à supporter. C’était un moyen pour moi de mieux faire mon travail, de le mener de façon plus consciencieuse.» Sans ce changement, elle aurait sans doute craqué comme de nombreux professionnels de santé. «C’est un des métiers avec le plus de burn-out. Parmi mes collègues, il y a une rotation énorme. Beaucoup changent d’orientation, d’autres abandonnent tout simplement. Une carrière hospitalière dure en moyenne sept à dix ans. Autant dire rien du tout…»

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De la même façon, Angélique a décidé d’adapter son temps de travail. «C’était une stratégie pour continuer dans un métier qui demande énormément de patience, mais beaucoup de mes collègues ne peuvent pas se le permettre. Faire un temps plein est très contraignant: on est tout le temps à l’hôpital, avec des horaires qui changent sans cesse. Sans parler des week-ends ou des nuits. Après plus de dix ans de carrière, on s’essouffle tout doucement. C’est de plus en plus difficile de récupérer. De tels rythmes ont un impact sur la santé, comme sur la vie sociale et familiale.»

Une santé à deux vitesses

Face à ces différents constats, Angélique a décidé de rejoindre «La Santé en lutte», collectif qui dénonce les économies à grande échelle – entre 2014 et 2019, 2,1 milliards d’euros – réalisées dans le secteur des soins de santé. Parmi les revendications, le collectif demande l’engagement de plus de personnel médical pour faire face à la crise du secteur et à l’augmentation constante de patients. Il réclame un refinancement des soins de santé tout en apportant une transparence dans l’utilisation du budget alloué.

Il y a enfin une parole qui se libère devant des conditions de travail de plus en plus indécentes

Les professionnels engagés dans ce mouvement dénoncent un management «inhumain et autoritaire» qui traite le personnel et les patients comme des chiffres, raison pour laquelle le collectif souhaite associer les uns et les autres à toutes les grandes décisions concernant le secteur. Autant le dire, ce mouvement, Angélique l’attendait depuis longtemps. «Il y a enfin une parole qui se libère devant des conditions de travail de plus en plus indécentes. Il y a un constat identique, qu’on soit à Bruxelles ou à Liège: une déshumanisation plus grande de notre métier, et surtout une marchandisation des soins devant laquelle de nombreuses institutions sont dans une pure logique de concurrence. Et le risque est que cela s’accroisse davantage avec un système de soins à deux vitesses.» L’infirmière liégeoise espère que le mouvement s’étendra et surtout qu’il tiendra sur la durée pour en finir définitivement avec un système de santé transformé en système marchand.

Pour plus d’infos: lasanteenlutte.org

En savoir plus

«Hôpitaux: vers une privatisation des soins?», Alter Echos n°463, avril 2018, Marinette Mormont.

Pierre Jassogne

Pierre Jassogne

Journaliste

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