Dans des écoles bruxelloises, certains élèves, souvent d’origine immigrée, ont eu des attitudes défiantes vis-à-vis de l’élan de solidarité qui a suivi les attentats parisiens. Est-ce le révélateur d’une radicalisation de ces jeunes ou le retour de bâton des discriminations dont ils sont l’objet?
Charlie Hebdo. Hyper Cacher. Les écoles bruxelloises n’auront pas échappé à l’émotion qui a suivi les tueries du mois de janvier. Une émotion vive… suivie parfois d’un certain malaise, voire d’une gêne dans le corps enseignant.
Dans certains établissements, ce n’est pas toujours la «solidarité» qui s’est exprimée. Mais une forme de méfiance et, dans quelques cas, de défiance, à l’égard de ce mouvement généralisé du «je suis Charlie», révélant une fois de plus les fractures qui parcourent Bruxelles. Entre ses quartiers riches et ses quartiers pauvres. Entre ses lieux à forte composante immigrée et les autres. Entre les «bonnes écoles» et celles que l’on considère comme «mauvaises» ou «de relégation».
Car, de l’aveu même de ces enseignants, c’est dans les établissements de quartiers défavorisés de Bruxelles, où les élèves d’origine immigrée, souvent de culture ou de religion musulmane, sont les plus nombreux, que cette réticence, voire cette hostilité, à l’égard du mouvement de solidarité «Charlie», s’est le plus exprimée.
«Certains estiment qu’ils l’ont bien cherché»
On a régulièrement vu, dans les médias français ou belges, les réactions d’élèves, glanées à la sortie des cours.
Alice, enseignante dans un établissement bruxellois considéré comme difficile, nous fait part de son expérience: «Tous les élèves considèrent que ce n’est pas bien de tuer. Mais dans le cas de Charlie Hebdo, certains estiment qu’ils l’ont bien cherché. Ils rappellent que Charlie Hebdo les avait ‘insultés’. Il y a aussi des théories du complot qui circulent.» Des théories que David Dhondt, professeur de religion à l’Institut des Ursulines, a aussi vues très vite se diffuser parmi les élèves: «Ils évoquent des incohérences dans les événements du 7 janvier. Un complot organisé par l’État français ou un complot juif à l’encontre des musulmans. Beaucoup ont aussi réagi en ayant peur d’un retour de bâton. En s’inquiétant: ‘Va-t-on protéger les mosquées?’»
Une autre enseignante, à Schaerbeek cette fois-ci, se dit «effrayée» par la réaction d’un groupe élèves qui estimaient que «l’islam ayant été insulté, il devait y avoir une réaction et que, quelque part, les dessinateurs de Charlie Hebdo l’avaient bien mérité».
Toujours à Schaerbeek, Vincent Sterpin, le directeur de l’Institut Saint-Dominique, a constaté une «émotion inhabituelle» après les événements parisiens. Selon lui, pas de réactions extrêmes dans son établissement. Pas de complotisme. Mais des questions: «Les élèves interrogeaient les limites de la liberté d’expression. Ils disaient que la rédaction de Charlie Hebdo savait que cela pouvait arriver et se demandaient pourquoi ils avaient continué. D’autres comparaient Charlie Hebdo à Dieudonné. Pourquoi Charlie Hebdo peut-il caricaturer l’islam et pourquoi est-ce si difficile pour Dieudonné de s’exprimer?»
Des questions qui jaillissent, de l’hostilité parfois et, de manière générale, l’impression d’un «deux poids, deux mesures» exprimé par certains élèves, avec cette idée que l’on lâche facilement la bride à la liberté d’expression quand elle se moque de l’Islam.
Pour expliquer ces crispations qui surgissent à l’école, certains évoquent le radicalisme religieux, alors que d’autres insistent sur les inégalités sociales ou scolaires.
«Entendre ce qui se dit dans ces refus d’élèves»
Pour Fabienne Brion, professeure à l’Université catholique de Louvain, il est important de «dépasser la réaction qui choque et d’essayer d’entendre ce qui se dit dans le comportement de certains élèves, dans cette colère qui s’exprime».
Une attitude qu’adoptent de nombreux enseignants. Pour Alice, mentionnée précédemment, on se situe ici au cœur d’un «clivage socio-économique». «C’est surtout lié à un sentiment d’exclusion, nous dit-elle. Ils vivent du racisme, évoquent des humiliations et ont l’impression qu’on ne prend pas en compte leur parole.» Un constat que partage Luis Miguel Lloreda, enseignant de français et de sciences humaines à Molenbeek: «Ils évoquent souvent le ‘deux poids, deux mesures’. Il faut s’intéresser à ces questions qui les travaillent, car ils ont l’impression d’être toujours du mauvais côté de la barrière. Il y a tout l’historique de l’exclusion à prendre en considération dans cette frange de la population belge. Des conditions de vie, d’embauche, difficiles. Des quartiers ghettos. Pour certains, la religion est un rempart pour garder un peu de dignité. Et ils ont l’impression qu’on tape aussi sur ça.»
Fabienne Brion estime paradoxalement que ces manifestations hostiles d’élèves d’origine immigrée témoigneraient de l’affirmation de leur citoyenneté: «Les jeunes d’origine immigrée n’ont pas les mêmes attentes que leurs parents, qui pourtant avaient une position encore plus exclue. Aujourd’hui, ces jeunes s’approprient un rôle de citoyen et cela se traduit parfois par de la colère.» Colère, ressentiment, blessure morale sont les mots forts qu’utilise Fabienne Brion. Même si, précise-t-elle, il faut bien faire la différence entre une simple non-adhésion au mouvement «Charlie» et ceux qui seraient tentés, aussi par goût de la provocation, de justifier les attaques.
Ce qui est certain, c’est que ces attitudes révèlent une irritation d’une partie de la population de culture musulmane. C’est ce qu’affirme la professeure de l’UCL: «Nombre de jeunes ont le sentiment, quand il est question de l’islam, que les non-musulmans se posent en donneurs de leçons. Il s’exprime un agacement profond face à ce qui est ressenti comme une arrogance de la laïcité à la française qui deviendrait synonyme d’une forme de supériorité.»
À tout cela s’ajoute un contexte international tendu, où certains jeunes mettent en parallèle ce qu’ils considèrent comme un manque de mobilisation pour la cause palestinienne avec l’élan de solidarité massif pour des dessinateurs qui caricaturaient l’islam…
Une tendance à la radicalisation religieuse?
Peut-on se contenter d’évoquer des discriminations pour comprendre ce phénomène? Certains posent en tout cas la question du poids de la religion dans certains quartiers.
Une enseignante de Schaerbeek constate que «le problème religieux est plus fort qu’avant. Des élèves sont par exemple très sensibles à la notion de blasphème». Quant à David Dhondt, il confirme ce sentiment: «Globalement, les élèves s’identifient beaucoup plus aujourd’hui qu’il y a dix ans à la religion. C’est beaucoup plus fort. Ils sont sur la défensive sur ces sujets, car ils ont l’impression d’être des cibles permanentes. Il y a dix ans on me demandait de travailler sur les contrôles de police; aujourd’hui les élèves réclament qu’on travaille sur le regard qu’on porte sur eux en tant que musulmans.» Le professeur ne considère pas que ce regain du religieux provienne du milieu familial, mais plutôt «de leurs lectures et de certains prédicateurs bruxellois». On pense ici au courant salafiste qui rayonne à Bruxelles notamment via la mosquée du Cinquantenaire. Toutefois, la façon de vivre la religion est paradoxale, comme l’explique David Dhondt: «L’influence d’un discours rigoriste, fait d’interdits, existe, mais la plupart ont la vie classique de jeunes Bruxellois.» À l’exception de quelques élèves ayant suivi des «formations plus poussées, au Cinquantenaire». Ceux-là sont «plus durs, et plus écoutés» par les autres élèves.
Fabienne Brion évoque des études réalisées au Royaume-Uni au sujet de la radicalisation religieuse: «La radicalisation y varie en fonction de ce sentiment d’exclusion lié directement à la condition d’immigré. C’est quelque chose qu’on retrouve ici.» Cela étant dit, Fabienne Brion préfère être prudente: «Le sentiment d’exclusion n’est qu’une des conditions de la radicalisation.» Car, pour elle, l’enjeu ici est moins théologique que politique: «Se définir comme musulman se réfère de moins en moins à une identité religieuse et de plus en plus à une identité politique. Beaucoup de ces jeunes dont nous parlons se définissent comme musulmans face à un discours islamophobe.»
Vers un cours de citoyenneté?
Une fois le désarroi dépassé, des enseignants travaillent de front ces questions. À l’Institut Saint-Dominique, Vincent Sterpin explique que le corps enseignant a «travaillé les questions de fond. Cela passe notamment par la différenciation des concepts. Expliquer ce qu’est la satire, la caricature, la moquerie. La tentation peut être de pointer du doigt, de se fâcher, de ne pas accepter, alors que cela doit être l’occasion de gestes éducatifs».
Vincent Sterpin est d’ailleurs assez partisan de creuser dans son établissement les questions de citoyenneté: «Il faut se centrer sur ce qui peut être produit dans les écoles, comme un travail sur la citoyenneté pour clarifier les concepts, les valeurs.»
Les «cours de citoyenneté» sont redevenus à la mode. Les politiques ont largement repris le thème ces dernières semaines. Et d’ailleurs ils figurent dans la Déclaration de politique communautaire qui prévoit de remplacer une heure de cours de morale ou de religion par un cours d’éducation à la citoyenneté.
Le Centre d’action laïque (CAL), lui, souhaiterait que les cours de citoyenneté deviennent la norme, inscrits dans le tronc commun, de la première primaire à la sixième secondaire. Quant aux cours de religion, ils ne seraient plus que facultatifs. C’est ce qu’explique Johanna De Villers, pour le CAL: «Ce qui nous intéresse, c’est de soutenir les écoles et les élèves dans l’élaboration d’une pensée critique et construite, et qu’il y ait de vrais espaces pour le faire. Aujourd’hui, les élèves sont séparés pendant les cours de ‘philosophie’ alors que cet espace est prévu pour parler de questions comme le ‘vivre-ensemble’.» Bien sûr, la chargée de mission du CAL ne considère pas ces cours de citoyenneté comme la «recette miracle», mais comme «une des pistes qui permettraient d’avoir un espace où l’on pourrait s’interroger sur l’actualité avec des enseignants formés à ça et tenus à la neutralité».
Ces cours de citoyenneté peuvent aussi ne servir à rien. Après tout, c’est un cours de plus. Pour Fabienne Brion, le risque d’un tel cours, c’est «qu’il apporte des réponses toutes faites. Si vous dites ‘voilà la bonne parole politique’, alors c’est raté. Il est important de partir des questions des élèves».
Mais surtout, de tels cours peuvent-ils être à la hauteur des enjeux profonds que révèlent ces réactions aux attentats parisiens? Certains en doutent, à l’image de David Dhondt: «On demande à l’école de faire beaucoup de choses, d’intervenir alors que les enjeux la dépassent largement. Dans ce cas-ci, tant qu’on n’aura pas réglé les clivages liés à la mixité sociale, à la ségrégation scolaire, aux filières de relégation, on ne changera pas grand-chose.»
Aller plus loin
Cet article fait partie d’une série consacrée aux chantiers de l’enseignement, lire aussi:
Alter Échos n°395 du 21.01.2015: «Formation en alternance, le jour de gloire est arrivé?»
Alter Échos n°392 du 10.11.2014: «L’ascension de l’Evras»
Alter Échos n°391 du 20.10.2014: «Les acteurs de la promotion sociale n’auront pas à s’inquiéter»
Alter Échos n°390 du 14.10.2014: «Crise d’identité pour la promotion sociale»
Alter Échos n°389 du 30.09.2014: «Inégalités: l’école réussira-t-elle sa seconde sess?»