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Emploi/formation

Actif comme un allocataire à Rotterdam

Rotterdam ne se contente pas d’être le lieu de naissance de la musique gabber. La ville a aussi décidé de mettre ses allocataires sociaux de longue durée à contribution. La «Taskforce Tegenprestaties» s’en charge.

19-06-2015
Nathalie Hellings, coach en activation © Julien Winkel / Agence Alter

Rotterdam ne se contente pas d’être le lieu de naissance de la musique gabber. La ville a aussi décidé de mettre ses allocataires sociaux de longue durée à contribution. La «Taskforce Tegenprestaties» s’en charge.

«Raaaaadioo Rotterrrrrdam. (rythme entêtant) Boum boum boum boum Piaaaaaaaaaaaaaaaan. Boum, boum, boum, boum.» La frontière belgo-hollandaise à peine traversée en voiture, le changement est déjà palpable. Sur les ondes, les jingles sont passés en mode «gabber», du nom de cette musique électro ultrateigneuse née à Rotterdam au début des années 90. Depuis, le genre a quelque peu périclité. Mais il faut croire qu’il fait encore bien l’affaire de quelques publicitaires locaux en manque d’idées…

Des idées, Rotterdam en a pourtant. Et parfois de bien polémiques. Le programme «Tegenprestaties» – «Contreparties» – est l’une d’elles. Projet lancé par la Ville en 2011, son objectif est simple: il s’agit de remettre certains allocataires sociaux «en mouvement» en échange de l’aide qui leur est apportée. Attention, il ne s’agit pas de chômeurs, mais bien de personnes bénéficiant d’une assistance financière de la part de la municipalité depuis au moins cinq ans. Pour se remettre «en mouvement», on leur demande la plupart du temps de s’acquitter bénévolement de certaines tâches, souvent au sein d’associations, mais aussi d’églises, de mosquées, d’hôpitaux, de musées. Quatre mille allocataires – sur les 20.000 candidats potentiels recensés dans toute la ville – seraient inclus aujourd’hui dans ce programme.

Lucien de Roeck style

Pendrecht est l’un des 22 quartiers impliqués dans l’opération «Tegenprestaties». Situé dans le sud de Rotterdam, on lui trouverait presque des airs d’un Louvain-la-Neuve version fifties. Petites maisons d’un étage aux couleurs ocre, larges zones piétonnières, voies d’eau garnies de sculptures en métal, le quartier a été entièrement conçu à la fin des années 40 et au début des années 50. Une sorte de modernité façon Lucien de Roeck, l’auteur du célèbre logo illustrant l’Exposition universelle de 1958.

« Derrière les façades proprettes se cachent des réalités sociales très difficiles », Nico van Wijk, responsable de la « Taskforce Tegenprestaties »

Au centre du quartier se trouve la fameuse «Plein 1953», une zone commerçante qui doit son nom aux inondations meurtrières du 1er février 1953. La mer n’est pas loin, et on le sent. Un petit vent glacial souffle. De gros goélands peuplent le ciel. Et d’impressionnants guanos au sol invitent à la vigilance… Visiblement habitué aux lieux, Nico van Wijk a prudemment revêtu son grand imper brun façon Columbo. Les cheveux mi-longs grisonnants rejetés en arrière, cet homme est le responsable de ce qu’on appelle ici la «Taskforce Tegenprestaties». Et à le croire, Pendrecht et les 21 autres quartiers impliqués dans le programme ont bien besoin d’une task force. «La zone a l’air cossue comme cela, mais elle s’est progressivement appauvrie depuis quelques décennies, notamment avec l’arrivée de nombreux immigrants en provenance de Turquie, du Maroc ou encore d’Érythrée. Derrière les façades proprettes se cachent des réalités sociales très difficiles qu’un chômage important n’arrange pas», explique-t-il tout en cheminant vers les locaux de «Vitaal Pendrecht».

Cette association, partiellement subsidiée par la Ville, fait partie des deux mille structures ayant accueilli au moins un des allocataires envoyés par le programme «Tegenprestaties». Pour certaines, il n’y avait pas le choix. Toutes les associations financées par la Ville sont en effet contraintes d’accueillir ce qu’on appelle pudiquement aussi des «bénévoles». Pour les autres structures, il a fallu être patient. «Certaines étaient réticentes au début, explique Petra van der Pol, chargée de relations pour la Taskforce Tegenprestaties. Les impliquer dans le programme n’a pas été facile, notamment parce que ces bénévoles qu’ils accueillent n’en sont pas vraiment.» Un «détail» qui a son importance. Les allocataires n’ont en effet pas le choix. Ils doivent participer au programme, sous peine de voir leurs allocations réduites de 30% dans un premier temps. Et de 100% dans un deuxième temps, s’ils font de la résistance. «Mais attention, ils peuvent choisir ce qui leur plaît», tempère Natalie Hellings, l’un des deux «coachs en activation» du programme pour le quartier de Pendrecht.

Cet autre «détail» a également son importance. Contraints de se mettre «en mouvement», les allocataires peuvent néanmoins proposer une activité «bonne pour eux, le quartier, la communauté», souligne Nico van Wijk. Le panel est varié et peut aussi comprendre des cours de néerlandais ou même le fait de s’occuper d’un proche malade, «ce qui est bon aussi pour la collectivité puisqu’elle ne doit pas payer de garde-malade», renchérit le responsable. Petra van der Pol va plus loin. «Il peut s’agir d’activités dans tout ce qui touche au non-marchand», explique-t-elle.

Si en revanche les allocataires n’ont pas réussi à trouver d’activité, on leur en propose. Le tout pour 20 heures par semaine, même si le programme peut être adapté. «On peut commencer avec cinq ou dix heures si la personne est fragilisée», explique Natalie Hellings. Avant de préciser que les prestations sont à effectuer aussi longtemps que la personne bénéficie d’allocations.

Petites maisons d'un étage aux couleurs ocre, larges zones piétonnières, voies d'eau garnies de sculptures en métal. Une sorte de modernité façon Lucien de Roeck, les fameux goélands en prime... © Julien Winkel / Agence Alter
Petites maisons d’un étage aux couleurs ocre, larges zones piétonnières, voies d’eau garnies de sculptures en métal. Une sorte de modernité façon Lucien de Roeck, les fameux goélands en prime…
© Julien Winkel / Agence Alter

Alles begrepen?

Dans les locaux de «Vitaal Pendrecht», la vingtaine d’allocataires présents n’avaient manifestement pas d’activités à proposer. Convoqués par lettre et puis par téléphone, il leur a été demandé de venir se présenter à cette séance d’information. Le but de la matinée est simple: on va leur expliquer ce que fait «Vitaal Pendrecht». Pour résumer, l’association s’emploie à organiser et à soutenir toutes sortes d’activités dans le quartier en y envoyant des bénévoles auxquels viennent se joindre les allocataires envoyés par la Taskforce Tegenprestaties. Aujourd’hui, ces derniers pourront visiter certaines des activités. Et ils devront ensuite effectuer un choix.

Pourtant, certaines personnes n’ont pas l’air de trop savoir pourquoi elles sont là. Un groupe de quatre femmes d’origine latino-américaine semble à la peine. Natalie Hellings, visiblement pressée de passer aux choses sérieuses, les interroge. «Hebben jullie alles begrepen? Weet u wat tegenprestaties zijn?» «Ja ja», répond l’une d’elles d’une voix mal assurée. Cet acquiescement sonne comme un signal de départ. Dès ce moment, les participants se lèvent. Et c’est parti pour un tour du propriétaire. De petits groupes se forment et se mettent en mouvement dans le quartier. Parmi l’un d’eux se trouve Marion van Zeeland. Cette ancienne professeure de français s’occupe aujourd’hui de l’arboretum Pendrecht, une des activités proposées par «Vitaal Pendrecht». Le jardin accueille différentes activités à destination des habitants. Ceux-ci peuvent également prendre soin d’une parcelle. Les enfants du coin sont aussi conviés tous les mercredis pour mettre les mains dans la terre, notamment en compagnie de certains «bénévoles» envoyés par la Taskforce Tegenprestaties via Vitaal Pendrecht. Des «bénévoles» pas forcément toujours au rendez-vous. «On devrait en avoir cinq, mais, dans les faits, seulement trois viennent régulièrement, explique Marion van Zeeland. C’est parfois un peu la catastrophe, certains ne sont pas sortis de chez eux depuis 15 ans.» L’argumentaire revient régulièrement. Cumulant nombre de problèmes, les allocataires devraient être remis «en mouvement». «Certains ici n’ont pas de réseau social, d’autres n’ont jamais mis les pieds au centre de Rotterdam, explique Nico van Wijk. Nous essayons de les faire sortir, de les aider à s’aider eux-mêmes.» Et d’après notre interlocuteur, cela fonctionne. «On peut les voir changer», explique-t-il.

Ce qui étonne pourtant, c’est qu’aucune formation professionnelle ne leur est proposée. Former les allocataires ne serait-il pas plus pertinent? «Il n’y a tout simplement plus d’argent dans les caisses de la Ville pour faire cela. Il y a quelques années, la Ville recevait près de 200 millions d’euros pour les programmes de réinsertion. Aujourd’hui, on est à 50 millions», argumente Nico van Wijk en déambulant le long d’un petit cours d’eau. Résultat des courses, Rotterdam semble avoir abandonné tout espoir de réintégrer ces allocataires de longue durée sur le marché du travail. «Il y a de moins en moins de boulot peu qualifié dans le coin, ajoute Nico van Wijk en avisant deux des Latinos-Américaines, oubliées un peu en arrière et qui réintègrent le groupe à défaut de réintégrer la vie active. La plupart ne cherchent pas de travail, ce que d’ailleurs nous n’attendons pas d’eux.» Vue de Belgique, la phrase a des allures de fatalisme. Ici, teintée d’une sorte de pragmatisme à la hollandaise, elle est considérée plutôt comme «réaliste», et ce même si certains des allocataires passés par les Tegenprestaties retrouvent parfois du travail. Sur les 430 issus du quartier Pendrecht, une trentaine seraient dans le cas. «Nous suivons les allocataires régulièrement et, s’ils sont prêts, nous pouvons leur proposer du jobcoaching», explique Natalie Hellings.

«Ici c’est comme ça»

Réaliste, Akim (nom d’emprunt) l’est aussi. Patiemment, il s’échine à bêcher une parcelle de terre en plein milieu de l’arboretum. Cet homme à l’âge indéfini est un des «bénévoles» estampillés «Tegenprestaties». Son constat est clair. «Qu’est-ce que tu veux, ici c’est comme ça. Si tu veux toucher tes allocations, tu dois travailler, c’est comme un travail. Moi, j’ai des enfants à nourrir, alors je m’acquitte de ma tâche.» Quant à savoir si le travail lui plaît, on n’en saura pas plus. Il semble que oui. Tout comme il semble que le programme Tegenprestaties fasse plus ou moins l’unanimité dans le coin. Même si certains bémols sont aussi évoqués, comme le fait que l’arrivage régulier de bénévoles frais pourrait inciter les associations à engager moins d’employés. «Au début, cela a aussi cassé un tabou. Il y a eu de la résistance, mais elle s’est atténuée depuis un an», constate Nico van Wijk.

« Si vous n’êtes pas motivés, nous vous motiverons », Yentl van Heest « Participatiemakelaar » (faiseur de participation) pour l’association « Pit 010 »

Sur le principe – faire travailler des allocataires –, on trouve donc peu de monde pour rechigner. Le tissu associatif impressionnant dans le quartier, souvent financé par la Ville, semble y être pour quelque chose. Yentl van Heest est «Participatiemakelaar» (faiseur de participation) pour une autre association de Pendrecht, répondant au doux nom de «Pit 010». Situés à côté d’une échoppe refourguant toutes sortes de produits originaires des Balkans, dont un «Vranac Pro Corde» – un vin produit en Croatie, en Serbie et au Monténégro –, monténégrin joliment charpenté, les locaux de la structure sont neufs et spacieux. Ils bruissent aussi des activités qui y sont organisées. Parmi elles, des cours de «participation et de néerlandais», de socialisation, d’histoire, d’informatique. Ou encore une assistance financière. Les «bénévoles» envoyés par la Taskforce Tegenprestaties y seraient nombreux. Et pour cause: Pit 010 est aussi partiellement financée par la Ville de Rotterdam. «Je suis convaincu que nous, et le programme Tegenprestaties, constituons un espace de stabilité pour le voisinage, explique Yentl van Heest. Beaucoup de gens ici sont en dehors du rythme. Nous sommes là pour leur dire que leur futur est devant eux, qu’ils sont les maîtres de leur destin. Au début, ils ne sont parfois pas très motivés, mais ils changent vite. Et nous leur disons: ‘Si vous n’êtes pas motivés, nous vous motiverons.’» Cela tombe bien, parce que, dans quelque temps, il devrait y avoir encore plus de monde à motiver. D’ici trois ans, le programme Tegenprestaties devrait être généralisé à l’ensemble des 42 quartiers rotterdamois.

En savoir plus ?

  • La Ville de Rotterdam a décidé d’activer ses allocataires sociaux par le biais de deux programmes. L’un d’eux se nomme Werkloont – «Le travail paie». Les allocataires, eux, n’ont pas vraiment le choix. Lire: «Le travail paye».
  • Le gouvernement fédéral prévoyait de faire travailler les chômeurs par le biais de services à la collectivité. Aujourd’hui, le projet semble avoir du plomb dans l’aile. Lire: «Pas de chômeurs au travail dans les rues belges»
Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste (emploi et formation)

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