Bombay, janvier 2004. C’est la quatrième édition du Forum social mondial, où des milliers de participants arpentent les avenues de la métropole indienne. C’est sous l’«arbre des Belges», leur lieu de rendez-vous quotidien, que le sang des représentants belges présents ne fera qu’un tour en apprenant la décision du gouvernement libéral-socialiste de serrer la vis aux chômeurs.
C’est qu’à 6.841 km de là, le gouvernement fédéral dirigé par Guy Verhofstadt vient de sortir d’un conseil des ministres, délocalisé à Petit-Leez, dans un château-ferme, consacré «aux mesures socio-économiques destinées à créer un environnement favorable à la relance de l’économie et à l’amélioration de l’emploi, en particulier celui des indépendants», selon le communiqué officiel.
Durant ce conseil, à l’initiative du ministre de l’Emploi, le socialiste flamand Frank Vandenbroucke, les modalités de ce que beaucoup ont appelé «la chasse aux chômeurs» viennent d’être décidées, à travers un dispositif de contrôle de la disponibilité des chômeurs qui instaure un contrôle par étapes des efforts déployés par les demandeurs d’emploi pour décrocher un job. Place à l’activation donc.
Alain Bodson, aujourd’hui permanent interprofessionnel à la CSC Verviers, était présent à Bombay. Il était alors demandeur d’emploi et membre des travailleurs sans emploi de la CSC. «On est dans un des pays les plus pauvres du monde quand on découvre qu’on va appauvrir les gens en Belgique», se souvient-il.
Dès l’annonce de la nouvelle, la mobilisation débute à quelques milliers de kilomètres de là. Un communiqué intitulé «De Bombay à Gembloux, un autre monde est possible: à Bombay comme en Belgique, c’est l’exclusion qu’il faut combattre, pas les exclus» donne le ton de la mobilisation qui s’annonce. Sur place, outre le Forum social mondial, se déroule également l’Internationale socialiste. Elio Di Rupo est sur place. Une rencontre est organisée avec des représentants syndicaux, dont Alain Bodson. «C’était l’actualité en direct, sur de la terre battue avec des vendeurs de fruits à la sauvette. On échange avec lui, et puis, à un moment, Laurette [Onkelinx] téléphone. Elio lui dit: ‘Tu vas le plus loin possible, mais on ne peut pas faire tomber le gouvernement.’ Di Rupo se retourne vers nous en disant: ‘Vous voyez, je n’ai rien à vous cacher, je suis bien avec vous, mais je ne peux pas aller plus loin.’»
Chasse aux chômeurs ou réforme nécessaire?
À la même période, Frédéric Vanlerberghe termine ses études d’assistant social. Il effectue à l’époque un stage à la CSC Brabant wallon où il deviendra plus tard permanent interprofessionnel. «Le contenu de mon stage était de faire des séances d’info sur le nouveau plan d’accompagnement des chômeurs. C’est vraiment le tout début de la procédure», se rappelle-t-il.
Durant ces séances d’infos, le jeune homme se retrouve devant des dizaines de personnes qui craignaient pour leurs allocations de chômage. «À l’époque, c’était essentiellement du contrôle, on ne parlait pas encore de sanctions, mais cela faisait beaucoup plus d’échos dans l’opinion qu’aujourd’hui. Désormais, le contrôle va de soi, même à l’interne des organisations syndicales», constate-t-il vingt ans plus tard.
Dès la mise en place de la mesure, Yves Martens, coordinateur du Collectif solidarité contre l’exclusion (CSCE), se lance sur le champ de bataille, un champ qu’il continue toujours d’explorer et de critiquer vingt ans plus tard. À l’époque, il était porte-parole de la plateforme «Stop chasses aux chômeurs». Il s’inquiète notamment pour une catégorie de demandeurs d’emploi, en particulier: les femmes, «surtout si elles sont seules avec enfants, qui sont obligées de céder à cette pression», écrit-il à l’époque.
«On pensait que les femmes allaient être particulièrement visées, mais en analysant les premières années qui sont les plus représentatives, 54% des sanctions concernent des hommes, 46% des femmes. Cela m’a beaucoup frappé parmi les personnes qu’on recevait, il y avait une réaction différente qu’on soit homme ou femme. Sans généraliser, les hommes avaient plus tendance à laisser tomber, quitte à se retrouver dans une évaluation négative, tandis que les femmes voulaient ‘sauver le bazar’, surtout quand elles étaient seules avec des enfants», relève-t-il en 2024.
«À l’époque, c’était essentiellement du contrôle, on ne parlait pas encore de sanctions, mais cela faisait beaucoup plus d’échos dans l’opinion qu’aujourd’hui. Désormais, le contrôle va de soi, même à l’interne des organisations syndicales.»
Frédéric Vanlerberghe, permanent interprofessionnel à la CSC Brabant wallon
Les femmes qui veulent «sauver leur peau» face à la sanction sont poussées logiquement vers des emplois et contrats précaires. L’entrée en vigueur de l’activation des demandeurs d’emploi correspond aussi avec la mise en place des titres-services. «On a renvoyé systématiquement les demandeuses d’emploi vers ce système, sans se soucier des aspects liés à l’emploi convenable», constate Frédéric Vanlerberghe. «Même l’ONEm fait le constat: le succès du régime des titres-services explique en partie le fait que le flux de sortie des chômeuses de longue durée soit plus élevé que celui de leurs homologues masculins», renchérit Yves Martens.
De son côté, l’économiste de l’UCLouvain Muriel Dejemeppe analyse, dès 2007, et avec d’autres, les premiers effets de la mesure. «La perspective de justifier des efforts suffisants dans leur recherche a permis à certains d’être mobilisés en vue de retrouver un emploi, explique-t-elle. D’ailleurs, il n’y a plus tellement de personnes aujourd’hui pour dire qu’il ne faudrait pas évaluer les efforts de recherche des chômeurs, même du côté syndical.»
En devenant accompagnateur auprès des demandeurs d’emploi, Alain Bodson est, quant à lui, en première ligne, en aidant les demandeurs d’emploi à préparer leur dossier avant leur rendez-vous à l’ONEm. «Les personnes qui avaient la faculté de pouvoir rebondir et de retrouver du travail facilement ne se retrouvaient pas dans ce processus, mais celles qui se faisaient contrôler, puis sanctionner étaient des personnes tellement éloignées de l’emploi que cette procédure ne leur a pas permis de s’en sortir.»
D’ailleurs, et c’était déjà un constat tiré en 2007 par Muriel Dejemeppe, pour certains profils (peu diplômés, n’ayant pas connu d’expérience de travail récente, résidant dans des sous-régions où le chômage est élevé), les effets de l’activation étaient faibles et souvent proches de zéro.
L’assistanat pour logique
À l’époque, Claude Rolin, alors secrétaire général de la CSC tire, lui aussi, un bilan de la mesure. Il s’interrogeait dans la presse sur sa pertinence: «La seule grosse question qu’il faut se poser, c’est de savoir si ce mécanisme favorise l’emploi, à défaut d’en créer.» C’était en 2006. Un an plus tard, il récidive: «Cela ne créera pas plus d’emplois, les chômeurs seront poussés vers la précarité et seront contraints de s’adresser aux CPAS.»
«Ces propos, je pourrais toujours les tenir, insiste-t-il. C’était déjà la conviction à l’époque, et ça l’est toujours aujourd’hui: les mesures d’activation, tout ce qui va vers la dégressivité, le contrôle renforcé des chômeurs, correspondent à une évolution qu’on voyait déjà à l’époque et qui n’a fait que se renforcer depuis lors, qui est un glissement de la logique d’assurance à la logique d’assistance.»
Autre glissement opéré par la mesure, aux yeux de l’ancien syndicaliste, celui de considérer la perte de l’emploi comme liée à la responsabilité individuelle, «oubliant complètement que ceux qui perdent leur emploi ne le font pas exprès».
De gouvernement en gouvernement, l’activation va trouver son rythme de croisière et s’intensifier. Les contrôles de disponibilité ont entraîné plus de 550.000 sanctions, parmi lesquelles plus de 50.000 exclusions entre 2005 et 2022. À côté, d’autres mesures ont été mises en place depuis comme la dégressivité des allocations de chômage ou des restrictions d’accès aux allocations, notamment des plus jeunes.
Les contrôles de disponibilité ont entraîné plus de 550.000 sanctions, parmi lesquelles plus de 50.000 exclusions entre 2005 et 2022.
Au Cepag, le centre d’éducation populaire André Genot proche de la FGTB wallonne, David Lannoy tire le même bilan que Claude Rolin: «On assiste en effet à un basculement qui s’est opéré au sein de la sécurité sociale, passant d’un système assurantiel à l’assistanat. Aujourd’hui, un front se dessine clairement pour mettre la limitation des allocations de chômage dans le temps à l’agenda politique. Il est pourtant avéré que l’ensemble des mesures de détricotage de l’assurance-chômage ont toutes en commun leur inefficacité.»
Plusieurs études, y compris celles de l’ONEm, ont en effet montré que l’accélération de la diminution des allocations de chômage dans le temps n’a pas produit d’effet clair sur une remise rapide à l’emploi. «Si on avait permis au contrôle de se faire plus tôt, on aurait pu éviter cette dégressivité renforcée qui a un côté injuste – certains peuvent se faire sanctionner alors qu’ils font tout pour chercher un emploi. Évidemment, la dégressivité est une mesure bien plus facile à mettre en œuvre et qui, de surcroît, permet de faire des économies, rappelle Muriel Dejemeppe. Pourtant, les chômeurs de longue durée sont beaucoup moins réceptifs à cette incitation financière que des chômeurs de courte durée. Ce n’est pas propre à la Belgique. Ces demandeurs d’emploi présentent en effet toute une série de ‘stigmates’ liés à ce statut qui font qu’il est plus difficile de retrouver un emploi par la suite. Le seul impact majeur d’une telle réforme est une sortie de l’assurance-chômage vers d’autres statuts, celui de l’assistance, et donc dépendre du CPAS, ou de sortir des radars.»
Face à une introduction d’une limitation des allocations dans le temps, Muriel Dejemeppe prévient: «Le basculement de toute une série de chômeurs de longue durée vers l’assistance, et les CPAS, va demander des transferts humains et financiers considérables.»
Le Cepag a d’ailleurs évalué l’effet d’une telle limitation: «Si une telle mesure devait être appliquée, elle aboutirait à une hausse de 141% de bénéficiaires du CPAS par rapport à 2014, soit 2,5 fois plus de personnes exclues de la sécurité sociale et dépendant de l’aide sociale qu’il y a dix ans, indique David Lannoy. En outre, et cela peut sembler paradoxal, mais certaines des communes qui seraient les plus touchées par cette augmentation du nombre de bénéficiaires du CPAS sont plutôt actuellement favorisées sur le plan socio-économique: connaissant aujourd’hui un nombre relativement faible de RIS, elles connaîtront une hausse proportionnellement plus importante que les communes qui sont déjà durement touchées à l’heure actuelle.»
Pour Paul Palsterman, ancien secrétaire régional bruxellois à la CSC, cette évolution n’a rien d’illogique. Elle a commencé dès 2004, et 20 ans plus tard, elle se poursuit. «Pour cause, le système belge de chômage prenait en charge toute une série de catégories de la population qui, dans d’autres pays, particulièrement dans les pays connus comme étant plus activants, sont pris en charge soit par l’assistance, soit par l’invalidité. On est en plein dedans. Les chiffres de l’Inami ont carrément explosé: il y a désormais beaucoup plus de personnes indemnisées par l’assurance-maladie que par le chômage.»
Un constat d’ailleurs relevé par des chercheurs de l’ULB dans une étude publiée en 2021, montrant que la supervision de la recherche d’emploi a des conséquences sur l’assurance-invalidité, avec une hausse des transferts de l’assurance-invalidité de 6,6% contre une baisse des transferts de l’assurance-chômage de 7,8% entre 2007-2012.
Le complexe wallon
Autre mesure qui a accompagné cette évolution de l’assurance-chômage, celle de la régionalisation du contrôle du comportement de recherche d’emploi. «Bruxelles a essayé de développer une procédure diminuant la part d’arbitraire lors d’une évaluation – ce qui a eu pour conséquence de diminuer les sanctions; la Wallonie, elle, a voulu être le bon élève par peur de paraître laxiste aux yeux de la Flandre», résume Yves Martens.
«Paradoxalement, c’est du côté wallon qu’il y a eu le plus d’exclusions, ajoute Paul Palsterman. J’ai toujours trouvé que la Wallonie s’était laissée embourber dans un débat où on accusait le Forem de ne pas accompagner les chômeurs. La Wallonie n’a pas eu le courage de ses propres opinions. Elle aurait pu affirmer qu’en fonction de sa situation sociale, il y avait d’autres politiques à mener que de sanctionner les demandeurs d’emploi. Elle n’a pas osé tenir ce discours.»
En 2022, la Wallonie a en effet prononcé 15.357 sanctions et avertissements contre 12.595 côté flamand. Rapporté au nombre de demandeurs d’emploi, 7,5% des demandeurs d’emploi wallons ont été avertis ou sanctionnés contre 6,9% des demandeurs flamands.
«J’ai toujours trouvé que la Wallonie s’était laissée embourber dans un débat où on accusait le Forem de ne pas accompagner les chômeurs. La Wallonie n’a pas eu le courage de ses propres opinions. Elle aurait pu affirmer qu’en fonction de sa situation sociale, il y avait d’autres politiques à mener que de sanctionner les demandeurs d’emploi. Elle n’a pas osé tenir ce discours.»
Paul Palsterman, ancien secrétaire régional bruxellois à la CSC
Autre chiffre interpellant, celui du taux de demandeurs d’emploi indemnisés. «Il est passé de 80 à 60% en moins de dix ans. À Bruxelles, par contre, la proportion des sans-emploi indemnisés dépasse encore les 70%. À ce rythme-là, il y aura d’ici à 2026 plus de chômeurs wallons non indemnisés qu’indemnisés», rappelle David Lannoy.
Reste que le débat sur l’activation des demandeurs d’emploi continue de faire rage en Wallonie. Le MR en a fait un slogan de campagne: «L’activation des demandeurs d’emploi, c’est la priorité de la Wallonie», déclarait dans la presse Willy Borsus, ministre wallon de l’Économie. Un chantier encore largement ouvert, selon lui.