La dernière livraison de la jeune revue électronique Brussels Studies1 propose les conclusions d’une enquête portant sur les styles de vie, le racisme etl’insécurité des jeunes Bruxellois – à partir du cas des rhétoriciens du réseau de la Ville de Bruxelles.
Menée par Andrea Rea et Dirk Jacobs, respectivement directeur et membre du Germe (Groupe d’étude sur l’ethnicité, le racisme les migrations et l’exclusion – ULB),l’enquête met notamment en évidence l’importance des référents ethniques dans la construction des rapports sociaux entre les jeunes – malgré laprévalence, chez eux, d’un discours qui demeure majoritairement antiraciste.
Superposition des caractéristiques
L’étude vient en outre apporter une confirmation – mais surtout une quantification partielle – de ce qui était déjà connu, à savoir la superpositiontrès marquée de l’origine ethnique et de l’origine sociale : à titre d’exemple, 69,7% des mères d’élèves ayant deux parents d’origine belge ont fait desétudes supérieures. C’est le cas de seulement 28,5 % des mères d’élèves ayant deux parents d’origine étrangère. À cet égard, il estindispensable de tenir compte de la variable « origine des parents » pour créer un cadre d’analyse pertinent.
En effet, s’en tenir au lieu de naissance des élèves ou à leur seule nationalité ne ferait qu’homogénéiser artificiellement des réalitéstrès diverses. Ainsi, si la vaste majorité des élèves « enquêtés » sont nés en Belgique (85,3 %) et possèdent la nationalitébelge (85,7 %), ils le sont en fait de parents nés majoritairement à l’étranger (c’est le cas de 50,7 % des mères). Une décomposition plus fine, en filières,donne, ici encore, une idée de l’ampleur de la ségrégation, sinon ethnique, du moins nationale : un peu plus de 40 % des pères et mères d’élèves del’enseignement général sont nés à l’étranger, alors que c’est le cas pour plus de 80 % des parents d’élèves de l’enseignement technique etprofessionnel.
Les discours, les pratiques
Alors que l’affirmation d’un discours explicitement raciste (« Il y a des races plus douées que d’autres ») demeure le fait d’une minorité d’élèves (6,3 %),les pratiques racistes, elles sont nettement moins marginales : 42,8 % des élèves disent en avoir été victimes (principalement sous forme d’insultes) – une moyennequi, encore une fois, cache des réalités très diversifiées selon les filières (35,5 % de victimes dans le général et 56,6 % dans le technique etprofessionnel). Il est à noter que les « proférateurs » d’insultes sont autant, et même plus (62,6 %), des non Belgo-Belges (au moins un des deux parents nésà l’étranger) que des Belgo-Belges (deux parents nés en Belgique – 53, 7 % des « proférateurs »). Bref, en matière d’insultes, c’est ladiversité qui prime : des Belges contre les « allochtones », de ceux-ci contre ceux-là, et des allochtones entre eux2.
ENCADRÉ
Le cadre de l’enquête
La recherche a été menée sur la base de questionnaires remplis par 646 élèves inscrits en dernière année du secondaire, dans treize des quatorzeécoles du réseau de la Ville de Bruxelles; 67,2 % d’entre eux sont inscrits dans l’enseignement général, 23,8 % dans le technique et professionnel, et 9 % dansl’enseignement artistique (catégorie un peu hybride qui recouvre à la fois l’artistique de transition et celui de qualification).
FIN ENCADRÉ
Andrea Rea : « Ne pas occulter, ne pas essentialiser. »
Alter Échos : En termes de représentativité, n’y a-t-il pas un biais induit dans vos résultats par le fait d’avoir travaillé exclusivement avec desécoles du réseau de la Ville de Bruxelles, qui a ses spécificités (surreprésentation de l’enseignement général, très peu de Cefa,différenciation encore plus forte qu’ailleurs entre écoles d’élite et écoles de relégation, etc.)?
Andrea Rea : Sans doute les résultats forcent-ils légèrement le trait. Cela dit, nous sommes en train de travailler actuellement à une étude similairemenée cette fois sur les écoles de cinq communes et, cette fois-ci, des trois réseaux. Les résultats partiels corroborent tout à fait ceux que nousprésentons dans l’article de Brussels Studies.
AE : Dans l’étude publiée, vous ne faites état que d’insultes à caractère ethnique, pas de celles fondées sur les catégories sociales («sale bourge », « sale prol »…). Ont-elles disparu des écoles?
AR : Elles ont en tout cas très peu été mises en avant dans les réponses des élèves. C’est évidemment révélateur. Cela dit, lafrontière est parfois très instable. Ainsi le « sale Flamand », c’est peut-être d’abord, non pas le « Belgo-Belge », mais l’élève, d’origineimmigrée ou pas, plutôt « bourgeois », et qui joue le jeu de l’institution scolaire. Derrière une sémantique ethnicisée peuvent donc se cacher desréférents de nature plus « sociale » mais il est néanmoins significatif que ce soient ces termes-là qui sont mobilisés – fût-ce pour direautre chose que ce qu’ils veulent dire « dans le dictionnaire ».
AE : Une des conclusions, peut-être surprenante, de votre étude réside dans la mise en évidence d’une plus forte revendication de l’identité immigréepar les élèves du général, que par ceux du technique et du professionnel. Dans une recherche précédente, la sociologue Marie Verhoeven avait plutôt misen évidence l’inverse – à savoir la tendance, pour les élèves en situation d’échec, à recourir à l’identité immigrée comme facteurd’explication ou de justification (voir Aéduc n°32). Comment expliquez-vous cette différence ?
Je pense – mais c’est une hypothèse à tester – qu’il n’y a pas tant contradiction qu’évolution : les données sur lesquelles se base Marie Verhoeven datent de2000. Depuis lors se sont multipliées les trajectoires d’ascension sociale de personnes issues de l’immigration, dans des domaines fortement visibilisés tels que la politique. Or,précisément, dans une enquête réalisée précédemment avec Dirk Jacobs sur les candidats aux élections régionales bruxelloises3,nous avions constaté, chez eux, une forte tendance à affirmer leur appartenance à l’histoire migratoire. Ça n’a d’ailleurs rien
de nouveau – on connaît lamanière dont certains hommes politiques ont pu faire état de leur origine sociale ouvrière dans leur quête de popularité. Mais, de nouveau, cette évolutionvers une utilisation positive du référent migratoire ou ethnique est significative.
Par ailleurs, un second glissement s’est opéré : alors que l’origine nationale ou ethnique se prête désormais plus facilement à des utilisations d’affirmationsidentitaires positives, se développe, parallèlement, une stigmatisation fondée sur la religion (particulièrement pour les musulmans).
AE : Comment reconnaître cette dimension d’ethnicisation des rapports sociaux entre jeunes, et en tenir compte dans les politiques publiques sans les ethniciser elles-mêmes?
AR : En deux temps : tout d’abord, précisément, en reconnaissant cette dimension, qui demeure très largement occultée dans les discours publics – occultationévidemment due en partie à l’imprégnation de la culture « républicaine universaliste » à la française, qui fait de ces questions un tabou, aurisque de les méconnaître et donc de les aggraver. Les Flamands sont largement en avance en matière d’études et d’opérationnalisation politique dans ce domaine.À ce titre, on ne peut que se réjouir du soutien reçu de l’échevinat bruxellois de l’Instruction publique qui nous a apporté sa pleine collaboration dans laréalisation de cette recherche.
Quant aux directions d’école, même si elles ont pu marquer des réticences, elles sont au final satisfaites qu’on ait pu contribuer à objectiver unphénomène qu’elles vivent au quotidien sans avoir nécessairement les outils pour l’analyser. Second temps : il s’agit d’intégrer ces critères dans les politiquespubliques. On peut ainsi regretter l’abandon de toute dimension de ségrégation ethnique dans la détermination des écoles en discrimination positive (alors qu’elleétait reprise dans leur version précédente, les zones d’éducation prioritaire). Ne parler que de ségrégation sociale, c’est se servir en partie d’uncache-sexe peu efficace. Mais il est fondamental aussi d’intégrer une dimension « temporaire » dans ces politiques qui seraient articulées des critères ethniques : ilfaut en effet éviter à tout prix de figer et de naturaliser les catégories. Reconnaître l’existence d’un phénomène (la ségrégation ethnique etl’ethnicisation de rapports sociaux), ce n’est pas l’accepter ou l’entériner, et encore moins entériner et « naturaliser » les catégories sur lesquelles ils’appuie.
1. L’enquête de 15 pages, « Les jeunes Bruxellois entre diversité et adversité« est téléchargeable gratuitement sur le site de la revue : www.brusselsstudies.be
2. Il est probablement significatif que l’écho médiatique qui a été donné à l’enquête se soit principalement focalisé sur ce point, sommetoute mineur, et déjà attesté par plusieurs enquêtes qualitatives, au détriment de la mise en évidence, nettement moins anecdotique, de l’ampleur de laségrégation ethnique !
3. Jacobs D., Bousetta H., Rea A., Martiniello M. & Swyngedouw, M., « Qui sont les candidats aux élections bruxelloises? Le profil des candidats à l’élection auparlement de la Région de Bruxelles-Capitale du 13 juin 2004 »,
Coll. « Cahiers Migrations » n° 37, Bruxelles, Academia Bruylant, 2006.