Avant-veille de Noël, midi, unité de néonatologie d’un grand hôpital du centre de la capitale. Marie*, 45 ans, sort de la chambre de garde de la médecin. «Voilà, maintenant, c’est nickel, elle pourra se reposer au propre!» C’est l’heure de sa pause; cette agente d’entretien, qui a commencé à 7 h, range son chariot sur lequel sont disposés les loques, détergents, gants et sacs-poubelle. Dans le couloir, une infirmière qui termine son shift la salue: «À demain!» Marie s’assied dans un divan et pointe l’autre côté de la porte sécurisée qui mène au service: «J’ai nettoyé ce matin, mais je suis certaine que c’est déjà sale, tu as beau passer et repasser, dans un hôpital ce n’est jamais assez!»
Ce métier, c’est mon choix
Arrivée en Belgique en 2011, Marie travaille au sein de cette institution depuis 2014. «Au pays, en Côte d’Ivoire, j’étais quelqu’un qui bougeait beaucoup. Ici, je ne voulais pas d’un emploi lent, j’avais peur de me ramollir. C’est comme ça que j’ai pensé au ménage et à l’hôpital pour le côté humain. Ce métier, c’est mon choix.» Chaque matin, c’est le même rituel, Marie laisse ses habits civils au vestiaire et enfile son uniforme bleu clair avant de rejoindre son unité. Tandis que les infirmières se retrouvent en salle de réunion, elle démarre avec le nettoyage du couloir avant de passer dans les bureaux, puis les toilettes et la pièce dédiée à la préparation des biberons.
Chaque matin, c’est le même rituel, Marie laisse ses habits civils au vestiaire et enfile son uniforme bleu clair avant de rejoindre son unité.
À 9 h, une fois les soins du matin prodigués par le personnel, elle enchaîne avec les chambres des patientes, et ce jusqu’à la pause. Ensuite, elle continue à frotter, récurer, astiquer jusqu’au milieu de l’après-midi. Un rythme soutenu, jour après jour, semaine après semaine, année après année. «Agent d’entretien, c’est physique. J’aime mon travail, mais il faut le dire, il est très dur!»
Le rapport au corps
Claire*, 54 ans, est préposée à l’entretien dans un hôpital liégeois depuis 23 ans. Avant, elle travaillait auprès d’une agence de titres-services, c’est sa sœur infirmière qui l’a encouragée à postuler à l’hôpital. «Moi, je suis volante, je vais dans toutes les unités. La saleté, ça dépend vraiment des services. Par exemple, en gériatrie les soupes voltigent un peu partout! Le vomi, le caca, ça fait aussi partie du job. Parfois je dois me forcer mentalement et physiquement, mais il faut ce qu’il faut.» Évidemment, qui dit hôpital, dit rapport au corps de l’autre, y compris dans sa souffrance. Si les aides logistiques ramassent le plus gros des déjections et du sang, les agents d’entretien y sont néanmoins confrontés. «Moi, ma limite, c’est la morgue. Je ne peux pas la nettoyer: j’ai perdu ma sœur et cet endroit réveille trop de blessures.»
Évidemment, qui dit hôpital, dit rapport au corps de l’autre, y compris dans sa souffrance. Si les aides logistiques ramassent le plus gros des déjections et du sang, les agents d’entretien y sont néanmoins confrontés.
Pour Claire, la mort, omniprésente à l’hôpital, reste un aspect du métier très compliqué. «Au début, quand j’ai commencé, lorsque je voyais passer les civières avec un corps recouvert d’un drap blanc, je reculais.» Elle revient également sur la difficulté du lien aux patients et du risque lié à l’attachement dans un contexte aussi particulier. «Quand on entre dans une chambre pour nettoyer, on parle, on demande comment ça va… Après quelques jours, quand on apprend que la personne n’est plus là parce qu’elle a été transférée ou pire qu’elle est décédée, ça peut faire très mal…»
Apprendre sur le terrain
Marie et Claire expliquent avoir été formées aux techniques de nettoyage – comment préparer le chariot, les doses, les habits à porter… – mais pas spécialement aux aspects plus sensibles: la relation aux patients ou à la vulnérabilité, voire à la mort. Les compétences pour affronter ces réalités, elles les ont acquises avec l’expérience et le soutien de leurs collègues. Hawa*, 38 ans, travaille dans un hôpital psychiatrique depuis 2018. Elle aussi a appris les rouages de sa fonction sur le terrain.
Marie et Claire expliquent avoir été formées aux techniques de nettoyage – comment préparer le chariot, les doses, les habits à porter… – mais pas spécialement aux aspects plus sensibles: la relation aux patients ou à la vulnérabilité, voire à la mort.
«Quand je suis arrivée, on m’a bien répété qu’il fallait faire attention avec les patients, ne pas raconter sa vie privée, que si une personne ne voulait pas qu’on entre dans sa chambre il ne fallait pas forcer… Mais le métier au quotidien, on l’acquiert vraiment en le faisant!» Même son de cloche pour Toto* qui travaille dans un hôpital du nord de Bruxelles depuis 27 ans. «Lorsque j’ai commencé, à l’époque, la brigadière, c’est-à-dire la responsable du service nettoyage, m’a montré les bases, le reste je l’ai appris avec l’expérience. Chaque unité diffère: aux urgences, tu vois des gens blessés, en salle d’op, des personnes ouvertes et beaucoup de sang par terre, à la morgue, que des morts…. On s’habitue à tout avec le temps!»
Se préparer à la vie, à la mort
Direction l’hôpital Brugmann, Vanessa et Olga sont amies et travaillent ensemble dans cette institution depuis une quinzaine d’années. Contrairement aux autres personnes que nous avons interviewées, elles ont suivi une formation spécialisée d’agent d’entretien en milieu hospitalier durant six mois auprès du centre de réinsertion COBEFF à Schaerbeek. Elles expliquent y avoir été formées aux techniques de nettoyage, mais aussi à certains aspects plus psychologiques.
Direction l’hôpital Brugmann, Vanessa et Olga sont amies et travaillent ensemble dans cette institution depuis une quinzaine d’années. Contrairement aux autres personnes que nous avons interviewées, elles ont suivi une formation spécialisée d’agent d’entretien en milieu hospitalier durant six mois auprès du centre de réinsertion COBEFF à Schaerbeek.
Et ce en se préparant notamment à la mort, aux situations de crise, d’urgence; des enseignements qui se sont révélés très utiles. «Je me souviendrai toujours… C’était mon premier stage… Quand je suis entrée dans la chambre, le patient ne bougeait pas. Je me suis approchée: rien. J’ai demandé ce qu’il se passait à l’infirmière et, là, elle me dit: ‘Il est mort.’ Bon, au moins, on peut se dire que cette personne est partie avec une chambre propre… Mais quelle première expérience! Heureusement, j’ai pu en discuter dans les cours, ça aide, l’humour aussi permet de prendre distance pour évacuer les émotions!», relate Olga.
Garder le moral
Pour toutes et tous, le travail, c’est le travail et les problèmes, il faut les laisser à la porte de l’hôpital. «Quand on va dans une salle d’op, d’accouchement, ou aux soins intensifs, il faut avoir le moral, sinon on ne tient pas», poursuit Olga. Marie aussi mise sur l’optimisme pour avancer. Consciente que son humeur peut influer sur le moral des mères, elle met un point d’honneur à se montrer bienveillante: «Dans un service de néonat, il y a beaucoup d’émotions intenses. Je crois en Dieu, quand il y a une situation critique, je me répète que je dois être forte et que oui ça va aller. Aussi, si je vois une personne qui se sent très mal, je la soutiens, ce n’est pas mon rôle, mais c’est normal!» Si le bon rapport aux patients et la satisfaction de contribuer à leur mieux-être sont des facteurs d’épanouissement du métier, tous les jours ne sont pas roses pour autant. En première ligne, les agents d’entretien se révèlent aussi la cible des pires invectives. «Des patients difficiles, il y en a tout le temps, certains crachent par terre en nous regardant ou pissent à côté des toilettes et puis nous disent: ‘Vous êtes payée pour ça, madame!’ Parfois ça fait mal…», soupire Vanessa.
Militer pour de meilleures conditions de travail
En 2019, Olga, Vanessa et leurs collègues du service d’entretien du CHU Brugmann sont entrées en grève pour réclamer une révision de leurs niveaux barémiques et des engagements supplémentaires afin d’améliorer les conditions de travail. Leurs efforts ont payé: aujourd’hui, selon les chiffres fournis par la CGSP-FGTB, une ou un préposé au nettoyage du réseau Iris – réseau qui regroupe des hôpitaux publics de six communes de la Région de Bruxelles-Capitale – commence sa carrière avec un salaire mensuel brut de 2.305 €. Cependant, les besoins en personnel supplémentaire se font toujours sentir.
En 2019, Olga, Vanessa et leurs collègues du service d’entretien du CHU Brugmann sont entrées en grève pour réclamer une révision de leurs niveaux barémiques et des engagements supplémentaires afin d’améliorer les conditions de travail.
Toutes les personnes interviewées soulignent la pénibilité physique du métier et les risques professionnels sous-estimés comme les troubles musculo-squelettiques qui y sont liés. «L’hôpital nous a donné une formation pour nous abaisser en prenant soin de notre colonne, mais, quand même, vous nous imaginez à 67 ans continuer à exercer ce métier? Impossible, le corps est épuisé, et, à un moment, il ne peut plus suivre. La plupart des collègues finissent en invalidité, tu parles d’une fin de carrière!», avancent pince-sans-rire Olga et Vanessa.
Une armée d’invisibles
Trop longtemps ignoré du grand public, le personnel d’entretien a néanmoins gagné en reconnaissance durant la crise du Covid-19. La pandémie a permis à une partie du grand public d’enfin ouvrir les yeux sur le rôle essentiel de cette armée d’invisibles[1] composée en large majorité de femmes. «Pendant la crise, je suis tombée sur une émission où on parlait de notre métier, ça m’a fait plaisir… Avant c’est comme si personne ne réalisait qu’on existait», confie Marie. «Nous étions en première ligne à prendre des risques pour gagner nos tartines et permettre à l’hôpital de soigner les malades», souligne Toto. Une mise en lumière salvatrice, même si malheureusement, depuis le retour «à la normale», la société semble se désintéresser des héroïnes et héros d’hier, et peut être est-ce encore plus vrai concernant le personnel d’entretien. Vaille que vaille, derrière le chariot, jour après jour, elles et ils s’accrochent au plaisir du travail bien fait. «Nous sommes indispensables, mais nous sommes les oubliettes de l’hôpital», conclut Olga.
* Ces prénoms ont été changés.
[1] En référence à l’expression utilisée par le média italien L’Espresso reprise par le Courrier international Agents d’entretien: ces héros invisibles de la pandémie (courrierinternational.com).