Patron de l’hôtel Mozart depuis seize ans, Ahmed Ben Abderrahmane est un homme généreux. Chaque hiver, il propose à des sans-abri de loger dans les chambres vides« le temps de se reconstruire ».
Ahmed Ben Abderrahmane1 est un personnage souriant et avenant qui dégaine des citations plus vite que son ombre : « ce que je souhaite pour moi, jele souhaite pour vous », « on est né les mains vides et on meurt les mains vides », font partie de ses adages favoris. Il dirige l’hôtel Mozart, rue duMarché aux Fromages, à deux pas de la Grand-Place. Entre les odeurs de pitas et les fricadelles, on remarque le hall d’entrée, un brin chargé, de l’hôtel. Un grandlustre illumine une effusion de dorures, de guéridons et fauteuils rococo. Des portraits de Mozart côtoient de nombreux posters de Barack Obama, qui eux-mêmes sontintégrés dans un ensemble de mosaïques orientales « faites à la main par des artistes marocains », tient à préciser Ahmed Ben Abderrahmane, pas peufier du travail accompli ces dernières années. Il ponctue son propos par une des citations qu’il affectionne un peu plus que les autres : « ce qui est beau est universel ».Son hôtel, c’est son œuvre. Une visite express nous est proposée, un dédale de couloirs, un patio, cinquante-quatre chambres, un restaurant qui abrite en ce vendrediaprès-midi deux femmes en difficulté qui discutent calmement, dont une sans-abri roumaine en partance.
« Comment peut-on accepter une telle injustice ? »
Le patron de l’hôtel joue les prolongations, en temps normal, il n’accueille gratuitement les sans-abri « que » pendant deux mois et demi, pendant la saison creuse, l’hiver, quiest surtout la saison froide. Cela fait seize ans que ce patron d’hôtel atypique accueille des sans-abri dans les chambres inoccupées, « c’est Mozart qui paye la note »,dit-il, le sourire aux lèvres. Une fois leurs valises posées dans une chambre de l’hôtel, les invités peuvent s’installer « le temps de se reconstruire »,parfois pendant plusieurs mois. Les autres patrons d’hôtels le prennent pour un fou. Pourtant, venir en aide aux plus démunis semble évident à cet hôteliergénéreux : « comment peut-on accepter une telle injustice, pourquoi tourner le dos à ces gens là ? En hiver, tous les hôtels sont quasiment vides, pourquoi nepas offrir cet espace ? »
Lorsqu’on cherche à comprendre les origines de cette générosité, le patron de l’hôtel Mozart se réfère immédiatement à l’Islam. LaZakat, l’aumône, est un des cinq piliers de l’Islam, et pour Ahmed Ben Abderrahmane, ce n’est pas un vain mot : « Dans l’Islam, tu dois donner. Il y a une figure qui m’inspireparticulièrement, c’est Omar Ibn Al-Khattâb, le deuxième calife, celui qui passait des nuits sans dormir pour le repos des autres. » Calife conquérant, certes,mais calife animé par une certaine idée de la justice et par la générosité envers les plus pauvres, il errait la nuit à l’écoute de ces maisonsoù l’on ne dort pas, ces maisons des pauvres « car les riches, ceux qui mangent, s’endorment plus tôt, repus ». La religion est érigée au rang de valeurcardinale par notre hôtelier, mais si l’on souhaite gratter un peu et mieux connaître l’homme et son histoire, Ahmed Ben Abderrhamane se fait beaucoup plus discret. Il est néà Tanger, il y a cinquante-cinq ans, « dans un milieu pauvre » qui lui a appris le partage, mais il ne souhaite pas s’étendre. « Il y a trente ans, laBelgique m’a accueilli, alors je peux bien accueillir ces personnes dans le besoin. » Trente ans de vie en Belgique entrecoupés de voyages dont une expérienceaméricaine d’un an, pour apprendre l’anglais et découvrir le monde dans une famille américaine. Jamais il n’y ouvrit « d’hotel California »,préférant de loin l’animation bruxelloise.
Au début des années ’90, il achète cet immeuble de la rue du Marché aux Fromages pour y louer des appartements ; une entreprise qui échoue rapidement, levacarme ambiant de la rue piétonne faisant fuir les locataires. Très vite, Ahmed rebondit et a l’idée de créer son hôtel qu’il décide de baptiser «Mozart » en hommage à « un homme qui est mort dans la misère après avoir connu la gloire ». Le personnel n’a pas changé depuis la création del’hôtel il y a 16 ans et accompagne le mouvement de solidarité du patron. Ahmed Ben Abderrahmane a décidé dès l’ouverture de son hôtel que certaines chambresvides pourraient accueillir des personnes dans le besoin. Il s’est attelé discrètement à « partager ses biens avec les plus démunis » pendant seize ans, avantque la générosité d’Ahmed ne prenne une autre ampleur.
CPAS, Casu et asbl orientent des sans-abri vers l’hôtel Mozart
En 2009, les températures ont fait le grand plongeon, certaines nuits, il a fait jusqu’à – 15° C, causant la mort d’au moins un sans-abri. Face à ce drame humain,Ahmed Ben Abderrahmane a été poussé à l’action par son fils qui lui a intimé de se bouger encore plus. « C’est alors que j’ai appelé le Centre d’actionsociale d’urgence (Casu), ils m’ont envoyé cinquante-et-une personnes à loger. » Alors qu’Ahmed accueillait sans faire de bruit des personnes dans le besoin, en allant leschercher près des gares, puis en comptant sur le bouche-à-oreille, le contact créé avec le Casu a légèrement modifié son rôle. Tout d’abord, lesmédias et les politiques se sont intéressés à son action. Mais surtout, la rumeur concernant la générosité de l’hôtel Mozart s’estrépandue comme une traînée de poudre, notamment dans les CPAS bruxellois qui ont commencé à faire appel à ses services. Désormais, les CPAS, le Casu oudes asbl orientent des sans-abri vers l’hôtel Mozart lorsqu’ils n’ont pas les moyens de remplir cette mission, ce qui n’est pas sans poser de questions sur l’accueil d’urgence àBruxelles. Ces organismes ont même tendance à considérer l’hôtel comme faisant partie d’un réseau d’accueil d’urgence alors que l’initiative est purementprivée, individuelle et gratuite. Quant à l’accueil des demandeurs d’asile dans les hôtels, organisé et payé par Fédasil, il a préféré nepas y prendre part. « Ça ne m’intéresse pas, cet accueil est rémunéré, ce que j’offre à ces personnes est désintéressé.»
Les personnes qui sont accueillies à l’hôtel sont souvent assez jeunes, dans les trente ans, il y a des sans-abri isolés, des gens qui ont divorcé et ne savent pasoù aller ainsi que des familles. De manière générale, 20 à 35 chambres sont réservées à cet accueil gratuit, mais en 2009, face au danger vitalque courraient les SDF
, ce sont 45 chambres qui ont été mises à leur disposition, en permanence. En moyenne, 60 à 70 personnes vivent à l’hôtel Mozart pendantl’hiver, et reçoivent trois repas par jour. Certaines situations familiales très difficiles poussent Ahmed à étendre un peu la période d’accueil, deux familles sontrécemment restées plus de huit mois dans des chambres de l’hôtel. Lorsque le froid se fait plus intense, l’hôtel affiche rapidement complet et les éventuelsdemandeurs d’aide se font éconduire – toujours gentiment – et orienter vers le Casu : « en général, ils comprennent très bien que si l’hôtel estcomplet, ils devront trouver une place ailleurs ». Ahmed avoue qu’il mène un combat pour la dignité humaine « à laquelle chacun a droit ». Pour ce faire, ilapprend à connaître ses « clients » qui vivent dans la précarité et pour lesquels il joue volontiers le rôle de « coach »,d’accompagnateur. Il leur donne des conseils et devient arbitre en cas de conflits, pourtant rares. « Ici, les gens peuvent se poser, se structurer, ils commencent à avoir de l’ordredans leur vie et à se mobiliser pour les différentes démarches administratives, pour aller au CPAS, chercher un appartement, contacter la famille. » Jamais Ahmed ne sesubstitue à un travailleur social, il ne conseille pas les sans-abri sur les démarches administratives à suivre ou sur des procédures, « en général,ils savent où aller et savent ce qu’il faut faire », néanmoins, il les aide parfois à contacter leur famille. Confronté à la détresse humaine, lepatron de l’hôtel n’hésite pas à donner un petit coup de pouce financier à certaines familles. D’autres sont reconnaissantes et reviennent quelques mois plus tard, lorsquela situation s’est améliorée, donner 50 euros en guise de remerciement.
Accueil conditionné
L’accueil offert à l’hôtel Mozart n’est pas inconditionnel. La personne qui occupe une chambre doit se plier à une règle de base : se doucherrégulièrement. Cette obligation semble posséder des vertus apaisantes. « Ainsi, la coexistence avec les clients se passe très bien. » Ahmed ajoute,amusé, qu’il demande aux sans-abri de « devenir un peu musulman », ils ne doivent pas boire et doivent se coucher tôt. Les règles sont généralementrespectées, « personne n’a jamais rien volé », mais dans quelques rares cas, certains n’ont pas joué le jeu. « J’ai tout essayé pour eux, maislorsque ça ne marche pas, par exemple, en cas de consommation de drogue, je dois leur dire de partir. »
Se frotter à la pauvreté pendant tant d’années donne bien sûr un regard concret sur les réalités de l’exclusion. Ahmed Ben Abderrahmane affirme que «la pauvreté a considérablement augmenté ces dernières années ». Toutefois, son discours sur les causes de la pauvreté détonne au regard desarguments avancés habituellement par les professionnels du social : « Le gros problème en Belgique, c’est le chômage continuel. Les gens restent au chômage toutela vie, alors ils deviennent plutôt fainéants et leurs enfants reproduisent ces comportements. » Autre cause probable de la pauvreté, montrée du doigt par le patronde l’hôtel Mozart, la régularisation des sans-papiers. « Cette régularisation, c’est un gros problème, les étrangers sont venus de tous les pays d’Europeen Belgique. » Pour offrir un divertissement aux journalistes un peu déconcertés par ce point de vue, Ahmed s’installe derrière le piano de la réception etégrène quelques notes un peu tristes pour nous dire au revoir, une vieille habitude semble-t-il, certainement pour adoucir les mœurs.
1. Ahmed Ben Abderrahmane, hôtel Mozart :
– adresse : rue du Marché aux Fromages, 23, à 1000 Bruxelles
– tél. : 02 502 66 61
– courriel : hotel.mozart@skynet.be
– site : www.hotel-mozart.be