Les délégués des services publics de l’aide à la jeunesse ont manifesté le 6 décembre dernier. Pour eux, la coupe est pleine ! En plus du manque de moyens qu’ils dénoncent, des listes d’attente qui s’allongent, c’est leur responsabilité pénale qui est de plus en plus engagée.
Le 6 décembre, ils étaient 250 à manifester à Bruxelles. Des délégués de l’aide à la jeunesse s’adressaient à leur ministre de tutelle, Evelyne Huytebroeck. Ces travailleurs de services d’aide à la jeunesse (SAJ) et de services de protection judiciaire (SPJ) avaient plusieurs revendications. Elles concernaient les délais de remplacement des membres du personnel, le manque de moyens, le manque de places disponibles pour prendre en charge les mineurs, mais elles abordaient aussi le problème de la responsabilité pénale du personnel des services publics de l’aide à la jeunesse.
Selon Jean-François Starck, délégué au service d’aide à la jeunesse de Verviers – la ville où le mouvement a commencé – c’est ce thème de la responsabilité qui a tout déclenché. « Des collègues ont eu des difficultés à Angleur, d’autres ont dû subir des descentes de police à Charleroi. »
Les difficultés auxquelles le délégué fait allusion sont loin d’être anecdotiques. La conseillère adjointe du SAJ de Liège a été inculpée pour homicide involontaire par défaut de prévoyance dans le cas du décès, en 2008, d’un tout jeune bébé que sa mère n’avait pas nourri. L’affaire est toujours à l’instruction. Ce qui laisse planer une inquiétude sur les fonctionnaires des SAJ et des SPJ. À partir de quand leur responsabilité pénale peut-elle être engagée ? Peuvent-ils être envoyés en prison lorsqu’un drame advient et qu’ils étaient au courant de graves problèmes dans une famille ?
Après Angleur, il y eut Charleroi. « Des descentes de police à la »cow-boy » dans les locaux du SAJ », affirme Jean-François Starck. Pour Gérard Hansen, conseiller de l’aide à la jeunesse à Verviers, tous ces évènements ont été à l’origine d’une réelle « angoisse » au sein du personnel des SAJ et SPJ. Un climat qui a été renforcé par les résultats de deux études commandées par la ministre de l’aide à la jeunesse sur le thème de la responsabilité. La première à l’avocat Amaury de Terwangne, la seconde à Marc Preumont, avocat et professeur de droit à l’ULB. « Les conclusions de ces études mettaient en évidence que les travailleurs n’étaient pas protégés. Plutôt que de rassurer, ces notes ont mis devant nos yeux des responsabilités avec lesquelles nous vivons depuis longtemps ».
C’est donc sur ce thème de la « responsabilité » que l’on a commencé à se réunir à Verviers, sans mainmise syndicale ni politique. Des réunions de délégués qui ont vite rencontré un franc succès, avec le soutien de conseillers et de directeurs.
Sur la question des responsabilités, des délégués, des conseillers et des directeurs proposent la création d’un conseil supérieur de l’aide à la jeunesse. Pas un conseil pour s’exonérer de leurs responsabilités, mais plutôt un tampon entre le monde judiciaire et l’aide à la jeunesse. Un organe qui évaluerait la conformité des actes des travailleurs aux règlements et à la déontologie. Ce conseil n’empêcherait pas qu’une procédure soit entamée, mais, au moins, selon Dominique Moreau, président de l’Union des conseillers et directeurs de l’aide à la jeunesse, « ce conseil pourrait donner un avis éclairant à l’autorité judiciaire. »
Aujourd’hui, au cabinet d’Evelyne Huytebroeck, Bénédicte Hendrick admet qu’au sujet de la responsabilité pénale « il n’y a pas vraiment de remède miracle ». L’idée d’un conseil supérieur est étudiée par le service juridique de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Pour Amaury de Terwangne, l’auteur d’une des deux études, « si un magistrat pense qu’un conseiller ou directeur a une responsabilité lorsqu’arrive un drame, je ne vois pas ce qui pourrait l’empêche d’instruire l’affaire ». La seule protection que l’avocat envisage : « Écrire à la ministre ou à l’administration. Expliquer quelle mesure aurait dû être prise et pourquoi elle n’a pas été prise, ça serait déjà une bonne chose. »
L’aide à la jeunesse fonctionne grâce au maillage entre des services publics décentralisés qui proposent ou décident d’une mesure pour un jeune et des services privés (des associations), qui sont censés appliquer la mesure.
1) Les services publics décentralisés : Il s’agit des services d’aide à la jeunesse (SAJ) ou services de protection judiciaire (SPJ), dirigés par le conseiller de l’aide à la jeunesse pour le premier et le directeur de l’aide à la jeunesse pour le second. Des délégués de l’aide à la jeunesse y suivent les dossiers au quotidien. Le SAJ propose une aide aux familles. Le SPJ se situe dans le champ de l’aide contrainte. Suite à une décision du juge de la jeunesse, c’est au SPJ d’appliquer les décisions du tribunal. Le conseiller de l’aide à la jeunesse, comme le directeur de l’aide à la jeunesse sont des autorités « mandantes ». Ils proposent ou imposent des « mesures » aux mineurs en danger (le SPJ suit aussi les cas de mineurs délinquants). Ces mesures sont appliquées dans des services agréés de l’aide à la jeunesse, des services privés.
2) Les services privés de l’aide à la jeunesse. Ils sont très nombreux et proposent différents types de prises en charge. Citons ici les trois services concernés par la récente réforme des « capacités réservées » évoquée dans l’article. Les services d’accueil et d’aide éducative (SAAE), qui offrent un hébergement. Les services d’aide et d’intervention éducative (SAIE) qui offrent une aide dans le milieu de vie. Ou les centres d’orientation éducative (COE) qui apportent aussi une aide dans le milieu de vie. Les services tiennent au respect de leur projet pédagogique et de leurs conditions d’admission par les autorités mandantes.
L’échec retentissant de la Cioc
Très vite, lors des réunions hébergées par le SAJ de Verviers, les discussions glissent de la « responsabilité » au problème des moyens, ou, du moins, à l’absence de solution pour de nombreux jeunes. « Si nous avions les moyens, la question de la responsabilité se poserait moins, déclare Jean-François Starck. Nous avons parfois cinq situations gravissimes pour une place dans un service agréé. » Il y a donc les fameuses listes d’attente. Pour éloigner un mineur en grave danger de son milieu familial, il faut parfois des mois. Gérard Hansen note que « les délais s’allongent, et plus ils s’allongent, plus les enfants sont en danger ». Un manque de place aux conséquences potentiellement dramatiques.
Pour tenter de mieux organiser les prises en charge et le lien entre autorités mandantes et services privés de l’aide à la jeunesse, la précédente ministre, Catherine Fonck, avait mis sur pied une cellule d’information d’orientation et de coordination (Cioc). L’idée était d’informer en temps réel les autorités mandantes des places disponibles dans les différents services de la Fédération Wallonie-Bruxelles. La Cioc fut un échec retentissant. Vu le manque de places, conseillers et directeurs tentaient leurs chances partout et multipliaient les inscriptions. Les listes d’attente grossissaient encore et la Cioc devint un outil illisible.
Evelyne Huytebroeck a donc lancé en 2012 deux expériences pilotes à Dinant et Namur pour trouver d’autres façons de faire. Ces expériences tournaient autour de deux concepts centraux : la priorisation et les capacités réservées.
L’idée de la priorisation était simple : que les trois autorités mandantes d’un arrondissement judiciaire – conseiller, directeur et juge de la jeunesse – déterminent les cas pour lesquels une prise en charge est jugée prioritaire, en fonction de la gravité de la situation du mineur. Une priorisation qui a vite tourné court et qui ne fait plus partie des projets de la ministre. « Ce système aggravait notre responsabilité civile et pénale, témoigne Marie-Jeanne Chabot, conseillère à Dinant. En ayant fait le choix d’octroyer une aide à un enfant plutôt qu’à une autre, on aurait pu nous accuser de refuser l’accès d’un jeune à un service. »
Par contre les capacités réservées vont être étendues, dès le mois de mars 2014, à tous les arrondissements francophones de Belgique. Bénédicte Hendrick décrit ce que sont ces capacités réservées : « Plutôt que de chercher des places, les autorités mandantes savent qu’ils ont une capacité qui leur est strictement réservée dans des services agréés. » Une réforme qui concernera trois types de services : les SAAE (hébergement), les SAIE et COE (prise en charge dans le milieu de vie). Imaginons un SAAE, donc un service d’hébergement de 21 places dans la région de Liège. Chaque autorité mandante aura sept places bien à lui dans ce service (ces chiffres sont donnés à titre indicatif), qu’il attribuera aux jeunes qu’il estime prioritaire… dans la limite des projets pédagogiques de chaque service.
« On va droit dans le mur »
Dominique Moreau, président de l’Union des conseillers et directeurs de l’aide à la jeunesse, partage ses impressions sur les capacités réservées : « La capacité est définie de manière claire. Au-delà de ce cadre de travail, nous sommes dans l’incapacité de proposer une solution. Cela nous protège davantage. L’autre point positif, c’est que ce système va libérer du temps pour le personnel qui en passait beaucoup à chercher des places ». Même si les conseillers et directeurs réclament des éclaircissements quant à « l’organisation pratique » des capacités réservées, il faut bien dire que ce système penche plutôt en leur faveur dans la bataille feutrée entre services privés et publics. « Cela renforce l’autorité mandante face aux services agréés » confirme Gérard Hansen. Les services publics critiquant régulièrement les excès de la « conditionnalité imposée par les services agréés ». En gros, certains services privés feraient de l’écrémage et choisiraient soigneusement leur public au prétexte de leur « projet pédagogique. » « Il faut valoriser les institutions qui travaillent avec des jeunes difficiles, nous dit Dominique Moreau, car en général, personne n’en veut. »
De son côté, l’Interfédération de l’aide à la jeunesse voit aussi des côtés positifs dans la réforme proposée : « c’en sera fini des listes interminables à gérer », pense Thierry Dufour, président de l’Interfédération. Les services agréés posent tout de même des conditions à la mise en place de ces capacités réservées : « Qu’on respecte les projets pédagogiques des services et leurs critères d’admission et de refus. » Conditions acceptées par le cabinet de la ministre. Ce qui fait dire à Gérard Hansen que le cabinet, « sous la pression des fédarations, n’a pas voulu aller au bout la logique : l’autorité pourra toujours être confrontée à un refus. »
Les « capacités réservées » pourront, peut-être, permettre de mieux organiser les prises en charge de mineurs en danger. Mais, comme le rappellent la plupart des interlocuteurs, cela ne changera rien au problème de fond : le manque de place. Chez Evelyne Huytebroeck on rappelle que « 650 prises en charge supplémentaires ont été créées ces dernières années, ce qui ne répond pas à toute la demande. » Pour Jean-François Starck, il y a urgence : « Le discour »il n’y a plus d’argent donc ne demandez pas » ne peut plus être entendu, sinon, on va droit dans le mur. »