Des services privés de l’aide à la jeunesse trient-ils arbitrairement les mineurs que leur envoient les conseillers et directeurs de l’aide à la jeunesse ? Une question plus complexe qu’il n’y paraît… et qui resurgit dans un contexte de saturation du secteur.
Les services privés trient-ils les jeunes qu’ils accueillent ? La question est récurrente dans l’aide à la jeunesse, et elle fait des vagues. Car elle se situe au cœur des relations complexes, du type « je t’aime moi non plus », entre les autorités mandantes du secteur, conseillers et directeurs de l’aide à la jeunesse, et les services « privés », associations pour la plupart, mandatés pour accompagner des mineurs en danger ou des mineurs coincés pour des faits de délinquance.
Le contexte est connu : le secteur est saturé. Trop d’enfants en difficulté. Une aide à la jeunesse qui se qualifie souvent de « réceptacle » des crises sociétales et de la précarité ambiante.
Lorsque les autorités mandantes se saisissent d’un de leurs nombreux dossiers, et décident d’une « mesure » pour le mineur qu’elles suivent, elles cherchent le service adéquat. Celui qui mettra en place cette mesure. Il peut s’agir d’un hébergement par exemple… et c’est (notamment) là que le bât blesse. « Pas de place », « peut perturber l’équilibre du groupe », « ne correspond pas au projet pédagogique », entendent souvent les mandants. C’est alors que les conseillers et directeurs se retrouvent avec des situations difficiles sur les bras, sans solution en vue.
Une partie des mandants pense que, parfois, des associations « profitent » de la saturation du secteur pour « trier » le bon grain de l’ivraie… donc pour choisir les jeunes plus faciles à gérer. Une forme de suspicion que récusent avec force les représentants des services privés de l’aide à la jeunesse qui rappellent par ailleurs que, souvent, les relations entre mandants et mandatés sont cordiales. Et que de cette cordialité découle le bon fonctionnement du système.
Déjà, en 2004…
Déjà, en 2004, l’Observatoire de l’enfance, de la jeunesse et de l’aide à la jeunesse (OEJAJ), dans un rapport intitulé « les effets de la réforme des services privés de l’aide à la jeunesse » basé sur les constatations des conseillers et directeurs, évoquait cette problématique. Pesant les aspects négatifs et positifs de la réforme des services privés de l’aide à la jeunesse (moins de services d’hébergement, spécialisations, élaboration de projets pédagogiques) les mandants craignaient « la spécialisation excessive qui restreint l’offre de service aux seuls jeunes étroitement ‘formatés’ et ‘calibrés’, la marge d’appréciation excessive que cette spécialisation confère aux services privés de l’aide à la jeunesse dans l’acceptation ou le refus d’une prise en charge (filtrage des admissions) ». Bref, ils craignaient que la grande liberté laissée aux associations dans la définition de leurs missions et projets pédagogiques ne se fasse au détriment de l’aide aux mineurs les plus en difficulté… et au détriment de leur pouvoir de mandants.
Une crainte qui s’exprime encore aujourd’hui. Le moment n’est pas anodin. Le secteur bouillonne : grève des SAJ et SPJ, tentative d’en finir avec les listes d’attente via le système des capacités réservées (celles-ci attribueront à chaque autorité mandante un nombre de places précises dans chaque service d’hébergement de son arrondissement, lire Alter Échos n° 374). Un moment où l’on touche aux relations entre mandants et mandatés.
Le manque de place, encore et toujours
Alors, peut-on parler de « tri » ? Sans aller jusque-là, Dominique Moreau, directeur de l’aide à la jeunesse à Liège, évoque le risque d’arbitraire : « Dans le contexte actuel, un réel arbitraire est possible, estime-t-il. Il faut respecter les projets pédagogiques des institutions, mais ceux-ci sont peut-être trop sélectifs. Alors que la demande de prises en charge est supérieure à l’offre, les institutions choisissent les situations qui collent le plus à leurs critères, mais pas seulement sur la base de leurs projets pédagogiques. Parfois, la fatigue de l’équipe est prise en compte, ou les problèmes à un moment T dans l’institution ». Et certaines autorités mandantes d’évoquer des institutions qui « font leur marché », recevant cinq jeunes en entretien, pour une place disponible et sélectionnant le plus adéquat. Selon Vincent Dufour, ancien président de l’Interfédération de l’aide à la jeunesse, ces pratiques, si elles sont confirmées, ne devraient pas exister.
Au cœur de l’enjeu : le manque de places. Les listes d’attente. Le problème est désormais bien identifié. C’est d’ailleurs l’argument numéro un qui est avancé lorsqu’on évoque ces éventuelles pratiques de « sélection » de jeunes. Par exemple par l’administration, plutôt peu encline à évoquer le sujet. Pierre Hannecart, inspecteur des SAJ-SPJ, dresse un état des lieux : « Le nombre de situations portées à la connaissance des autorités mandantes n’a cessé de croître ces dix dernières années. Alors que l’offre de services est restée stable. Mais quand un service est complet, on ne peut pas l’obliger à prendre un enfant en plus. Si le service reçoit cinq demandes qui correspondent toutes au projet pédagogique… et qu’il n’y a qu’une place… » Entre janvier 2001 et octobre 2010 : la DGAJ comptabilise une augmentation de 56 % du nombre de jeunes en difficulté ou en danger suivis dans les SAJ ou SPJ.
Cette fameuse pénurie de places est dénoncée de plus en plus ouvertement, dans un secteur qui s’est en partie redéfini sur l’idée d’une diminution du nombre de lits disponibles au profit d’un réinvestissement de l’accompagnement dans le milieu de vie. Jean-Marie Delcomunne, conseiller de l’aide à la jeunesse à Bruxelles, estime qu’on a « trop déforcé les prises en charge résidentielles. On a eu tort d’opposer les deux modes d’intervention. Aujourd’hui, il y a un manque cruel de moyens structurels ».
Projets pédagogiques : Le flou artistique ?
Pour certaines autorités mandantes, le manque de places est une toile de fond… mais n’explique pas tout. La façon dont des institutions utilisent leurs projets pédagogiques est sur la sellette. Jean-Marie Delcomunne mentionne cette « tendance, depuis une quinzaine d’années à spécialiser de plus en plus les projets pédagogiques qui répondent de moins en moins aux profils des jeunes ». « Certaines institutions ont un projet pédagogique très ancien, qui n’est plus adapté à la situation d’aujourd’hui », ajoute Dominique Moreau.
Que trouve-t-on dans un projet pédagogique ? Une série d’indications sur les règles de vie au sein de l’institution, sur l’organisation, sur les objectifs de l’intervention. Mais aussi… des critères d’exclusion. Parmi ceux-ci, il n’est pas rare de trouver la « toxicomanie », « l’alcoolisme », les « problèmes psychiatriques », voire la « violence ». Des autorités mandantes regrettent que des services « réclament que le jeune soit scolarisé, alors que la déscolarisation est souvent le symptôme des difficultés du jeune ».
Pour une déléguée de l’aide à la jeunesse, témoignant anonymement, ces critères d’exclusion sont des « mots valises », utilisés pour opérer une sélection. Une pratique qui, selon elle, serait le fait de « services qui préfèrent ronronner sur du long terme ».
D’autres conseillers ou directeurs nuancent. Guy De Clercq, directeur de l’aide à la jeunesse à Tournai, insiste surtout sur l’importance de bien connaître les services et leurs projets : « Notre travail est de chercher l’outil d’hébergement qui va le mieux correspondre au jeune et à sa famille. Cela implique de bien connaître les projets pédagogiques. Lorsqu’on soumet une situation à une institution et qu’il y a une place, l’institution regarde si la situation correspond à son projet. C’est là qu’il existe des différences entre services et que peut avoir lieu une forme de ‘sélection’. Mais en cas de refus de la part d’un service, j’attends des explications. Si j’estime que les raisons ne sont pas professionnelles, je contacte l’inspection pédagogique. »
En effet, tout refus de prise en charge doit être explicité. Et l’autorité mandante a toujours la possibilité de saisir l’administration via son inspection pédagogique. « Mais formellement, constate Pierre Hannecart, il y a peu de plaintes écrites de conseillers et directeurs pour des refus abusifs. »
Certaines autorités mandantes avouent ne plus faire appel à l’inspection. « Il y a une forme de lassitude, alors nous n’avertissons plus l’inspection. C’est un problème tellement ancien qu’on vit avec », lâche Dominique Moreau, un peu fataliste. Idem chez Pédro Véga. L’ancien conseiller de l’aide à la jeunesse de Liège, aujourd’hui permanent syndical, estime que « tant que l’offre de services est inférieure à la demande, l’inspection sera un peu mise à l’écart ».
Les services privés s’expliquent
Du côté des services privés de l’aide à la jeunesse, on calme le jeu. Y compris à La Pommeraie, un projet pédagogique particulier spécialisé dans l’accueil de jeunes étiquetés « à problèmes ». Denis Rihoux en est le directeur. Selon lui, « la frustration des mandants est compréhensible, car ils doivent essuyer des refus pour des situations difficiles. Mais le point de vue des services d’hébergement l’est tout autant dans leur refus de certaines situations. Ils ont un nombre de travailleurs limités pour pouvoir encadrer des adolescents dits difficiles ».
Un point de vue que partage Vincent Dufour, qui est aussi directeur de l’Institut d’éducation Saint-Jean de Dieu : « Outre les critères objectifs des services, l’âge des jeunes, le sexe, un critère régulièrement avancé pour refuser une prise en charge est celui de l’équilibre du groupe. » Dans un groupe de jeunes placés, souvent fragilisés, il y a une alchimie à préserver, avancent les services. Ces enfants sont en danger et certains sont retirés de leur milieu familial afin de les protéger, « et ne sont pas forcément à même de faire face à des plus grands peut-être plus déstructurés », ajoute Denis Rihoux. « L’appréciation se fait au cas par cas, explique Vincent Dufour et dépend de la bonne communication avec les autorités mandantes. » Cette réserve étant faite, des directeurs d’institutions concèdent que les projets pédagogiques, lorsqu’ils sont trop détaillés, peuvent devenir des carcans.
À l’Interfédération de l’aide à la jeunesse, la nouvelle présidente, Annie Malet admet qu’il « peut y avoir des services qui prennent une situation plus facile. Mais c’est à l’inspection pédagogique d’aller là où il y a des problèmes. » Elle rappelle que « la plupart des services travaillent en flux tendus, sans trier les demandes qu’ils reçoivent ». Quant à Vincent Dufour, il rappelle que ces projets pédagogiques ne sont pas apparus sans contrôle : « Ils ont été approuvés par le ministre, suite à un avis de la Commission d’agrément. » Une commission composée de membres de l’administration, d’autorités mandantes et… de services privés de l’aide à la jeunesse. Cette commission fonctionne relativement bien, mais ne réévalue pas les projets pédagogiques, une fois qu’ils ont été agréés, parfois il y a plus de dix ans. Des évolutions sont parfois souhaitées. Jean-Marie Delcomunne, par exemple, plaide pour « des évaluations régulières des projets pédagogiques, pour voir s’ils restent adéquats ».
Quelles solutions ?
La grande difficulté identifiée tant par les mandants que par les services concerne les « grands adolescents ». En premier lieu, il s’agit des jeunes dits « incasables ». Ces mineurs à la croisée des secteurs. Entre l’aide à la jeunesse, la santé mentale, le handicap. Ballottés entre des services pas toujours désireux, ni forcément outillés, pour recevoir ce public. Dans ces cas, lorsqu’un service de la jeunesse est sollicité, « le projet pédagogique est aussi un bouclier pour des situations pour lesquelles ils ne sont pas outillés », nous confie Pédro Véga. Alter Échos reviendra en détail sur ce problème spécifique, aux lisières de trois secteurs et de différents niveaux de compétences.
Mais le problème est plus large. Il concerne beaucoup d’adolescents, notamment ceux de 16 ou 17 ans, pour lesquels il est impossible d’entamer un travail de long terme… la majorité approchant. Surtout quand ces jeunes sont catalogués comme « difficiles ». « Plus personne n’en veut » lâche Dominique Moreau.
Pour eux, le directeur de l’aide à la jeunesse de Liège imagine « une institution publique, type IPPJ. Car ces jeunes sont dans une grande déshérence, qu’il faut stopper. » Annie Malet s’interroge : « Pourquoi ne pas plutôt renforcer les services existants, comme les centres d’accueil spécialisés, plutôt que d’investir dans un service public. » Mais attention, d’autres, comme Pédro Véga, vont encore plus loin et imaginent une reprise en main de l’État : « Comme aux Pays-Bas, les agents qui travaillent dans ces institutions sont des agents de l’État. Cela permet une réelle maîtrise sur le projet pédagogique. »
En attendant, d’autres projets se mettent en place. À commencer par les fameuses « capacités réservées », l’un des derniers chantiers de la ministre de l’Aide à la jeunesse, Évelyne Huytebroeck.
Même si ce système ne « change rien au manque de place », qu’il est parfois qualifié, par exemple par Jean-Marie Delcomunne, de « système de gestion des manques », il permet malgré tout, selon Dominique Moreau, aux autorités mandantes de « reprendre la main ». Car ce sont les mandants qui établiront leurs priorités… mais toujours dans le respect du projet pédagogique des institutions.
Plus largement, Dominique Moreau plaide surtout pour que les services et les mandants se connaissent mieux, au sein de « lieux de concertation ». Une idée simple qui ne laisse pas indifférent Vincent Dufour : « Il faut en finir avec les guerres de tranchées, car finalement, nous sommes tous dans la même galère. »
Finalement, tous espèrent un après-élections providentiel, l’espoir chevillé au corps qu’on les écoutera lorsqu’ils réclameront un vaste « refinancement du secteur ».
Alter Échos n° 374 du 20.01.2014 : Aide à la jeunesse, la responsabilité pénale fait déborder le vaseWEB (File Format)Wikipedia: A file with this extension may be a WEB source code file for Web Easy Professional. →
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