Les nouvelles règles de l’aide juridique, permettant aux plus pauvres d’obtenir gratuitement l’assistance d’un avocat, sont d’application depuis cinq mois. Les avocats sont divisés. Certains espèrent la revalorisation tant attendue de leur rémunération. D’autres dénoncent une loi qui violerait le principe de l’accès à la justice pour tous.
Des avocats ne digèrent toujours pas la réforme de l’aide juridique, entrée en vigueur le 1er septembre 2016. L’objectif de la loi était de limiter la «surconsommation» de justice par les plus pauvres. Koen Geens a donc introduit un ticket modérateur pour «responsabiliser» les bénéficiaires de l’aide juridique. Autre mesure d’importance: les avocats doivent désormais vérifier l’état d’indigence de leur client, impliquant pas mal de temps et de confiance perdus.
Aux côtés de la Ligue des droits de l’homme et d’associations d’aide aux migrants, aux endettés, aux jeunes en difficultés, ces avocats ont introduit le 17 janvier un recours devant la Cour constitutionnelle au motif que la loi violerait le principe d’égalité devant la justice. Une loi qui «a pour effet de rendre très complexe l’accès à la justice pour les plus démunis», dénonce Marie Doutrepont, l’avocate qui a rédigé le recours.
Une surconsommation… encore à prouver
L’aide juridique est divisée en deux. D’un côté, la première ligne, qui dépend des communautés. Elle permet d’obtenir un conseil lors d’une consultation organisée par une commission d’aide juridique. De l’autre, l’aide juridique de seconde ligne permet, sous conditions de ressources, d’obtenir l’assistance gratuite d’un avocat. C’est ce volet que Koen Geens s’est attelé à réformer.
Son constat était simple: il fallait lutter contre la surconsommation supposée de procédures judiciaires par les plus pauvres. Il appuyait son raisonnement sur une étude de l’Université de Liège et de l’Institut national de criminologie et de criminalistique en date de 2012.
Cette étude avait objectivé l’augmentation de la consommation du nombre de «points» au fil du temps – à chaque prestation effectuée par l’avocat dans le cadre de l’aide juridique, celui-ci reçoit des «points» qui lui permettent deux ans plus tard d’obtenir un remboursement par l’État belge.
Le constat était clair: de 1999 à 2011, le nombre de points consommés dans le cadre de l’aide juridique avait augmenté de 224,27%. Il fallait donc agir pour freiner cette consommation. Première mesure phare: l’introduction d’un «ticket modérateur». Vingt euros pour bénéficier de l’aide juridique, puis 30 euros par procédure.
«Les personnes qui vivent dans la pauvreté ont peur de s’adresser à un avocat de l’aide juridique et d’être considérées comme des profiteurs du système».
L’analyse du ministre semblait, aux yeux de nombreux acteurs, biaisée dès le départ. «On a considéré a priori les pauvres comme des tricheurs, regrette George de Kerchove, de l’association ATD Quart-monde. Il souhaite prévenir les abus alors qu’en réalité il y a une sous-consommation juridique du bas de l’échelle sociale.» Pour affirmer cela, George de Kerchove se base sur le rapport d’activités des années 2014-2015 du service de lutte contre la pauvreté. On y lisait que les personnes qui vivent dans la pauvreté «ont peur de s’adresser à un avocat de l’aide juridique et d’être considérées comme des profiteurs du système».
«Bien sûr, le nombre de points a explosé, on ne peut le contester, concède Marie Doutrepont. Mais on ne dit pas pourquoi. Oui, nous sommes dans une société qui a trop recours aux juges, mais cela concerne tout le monde. Le problème est qu’on ne s’interroge pas sur les motifs de cette augmentation.» Et les motifs sont nombreux. Il y a l’application de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, bien connu sous le nom d’arrêt «Salduz», qui oblige l’État à fournir un avocat lors de toute audition en garde à vue. D’autres motifs sont pointés par l’avocate. «Il existe tout un contentieux avec les entreprises qui fournissent de l’énergie. Dès que des factures sont impayées, ces entreprises ont tendance à citer à tout va; c’est un contentieux qui n’existait pas il y a 20 ans.» Enfin, la dégradation de la situation socio-économique est pointée comme coresponsable de l’augmentation du nombre de bénéficiaires de l’aide juridique.
Mais qu’importent les motifs, la décision du ministre Geens était claire, et soutenue par l’ordre des barreaux francophones et germanophone. Jean-Pierre Buyle en est le président. Selon lui, «l’objectif était que les justiciables n’introduisent pas des procédures inutiles». Et pour ce faire, le gouvernement a proposé plusieurs angles d’attaque.
Ticket modérateur, enquêtes et revalorisation des points
«Avec le ticket modérateur, le gouvernement demandait une modeste contribution afin de responsabiliser le justiciable», rappelle Jean-Pierre Buyle. Pour l’avocate Catherine Legein, de la section «surendettement» du bureau d’aide juridique, l’argument ne passe pas. «Le ticket modérateur a pour effet d’éjecter des gens de l’accès à la justice. Prenons l’exemple de cohabitants au CPAS. Ils reçoivent 540 euros par mois chacun. Le ticket modérateur, c’est presque 10% de leur revenu». Et dans certains cas, les procédures sont multiples. On pense au contentieux des étrangers et en particulier aux demandes de régularisation qui, lorsque les décisions de l’Office des étrangers sont annulées, font parfois l’objet d’interminables parties de ping-pong entre l’administration et les juridictions. Plus les procédures sont nombreuses, plus le bénéficiaire de l’aide juridique est contraint de mettre la main à la poche.
Des dispenses sont tout de même prévues en fonction de chaque cas individuel. Elles sont octroyées sur la base de critères assez flous. «Les dispenses au ticket modérateur sont distribuées au compte-gouttes, témoigne Catherine Legein. Il faut apporter des ‘preuves’ au bureau d’aide juridique, par exemple une attestation de la banque alimentaire, sans que ces preuves ne soient définies par la loi.»
Depuis la réforme c’est l’avocat qui enquête, non plus sur les seules ressources, mais sur les «moyens d’existence»
La procédure de dispense s’ajoute à celle qui a été mise en place pour l’obtention de l’aide juridique. Depuis le 1er septembre, c’est aux avocats de vérifier si leurs potentiels clients peuvent bénéficier de l’aide juridique. Avant la réforme, c’était le bureau d’aide juridique qui procédait à une vérification assez automatique des «ressources» de l’individu. Depuis la réforme c’est l’avocat qui enquête, non plus sur les seules ressources, mais sur les «moyens d’existence». Bénéficier de l’aide sociale du CPAS ne suffit plus «a priori». L’avocat doit poser des questions et accumuler des preuves sur les revenus des membres du foyer; sur les biens immobiliers qu’il posséderait, sur son épargne et sur… les signes extérieurs de richesse. «Nous allons vérifier que le demandeur ne roule pas en Porsche, explique Jean-Pierre Buyle. L’avocat doit investiguer sur les ressources de son client. C’est intrusif, c’est vrai, et un peu lourd. Mais on parle ici d’argent public et nous ne souhaitons pas nous associer à quelqu’un qui triche.»
D’autres avocats pointent plutôt les risques d’arbitraire qu’entraîne cette loi. Car la vérification des «ressources insuffisantes» n’est pas clairement définie dans la loi ni dans les arrêtés royaux. Les barreaux ont tenté, dans un «compendium», de lister les documents qu’il fallait réunir – composition de ménage, extraits de rôle, attestations d’allocations, etc. Mais certains estiment que ce document reste flou et dénoncent une insécurité juridique.
Plus les justiciables «consomment» de l’aide juridique, moins la valeur du point est grande.
C’est toujours le BAJ qui décide, in fine, si le demandeur a bien droit à l’aide juridique. «On constate déjà que le BAJ de Bruxelles est plus sévère qu’ailleurs», estime Marie Doutrepont. Et Catherine Legein d’ajouter, concernant l’évolution de son métier: «Normalement, lors du premier rendez-vous avec un client, on fait connaissance, on crée de la confiance. Mais aujourd’hui, on doit le passer au scan, vérifier qu’il n’a pas une belle montre ou 5.000 euros sur son compte en banque.»
75 euros le point, on en est encore loin
Le barreau défend la loi sur l’aide juridique; c’est qu’il pensait avoir négocié une hausse du prix du point. Le système est assez simple à comprendre. Chaque année, le gouvernement attribue à l’aide juridique une enveloppe «fermée» que les avocats se partagent en fonction du nombre de points qu’ils auront accumulés. Plus les justiciables «consomment» de l’aide juridique, moins la valeur du point est grande. Mais en réalité, les pouvoirs publics compensent à peu près l’augmentation du volume de travail des avocats en aide juridique par une augmentation du budget qui y est consacré. La valeur du point reste à peu près de 23 à 25 euros par an. En décembre, le point valait 26,01 euros.
Le ministre de la Justice a promis monts et merveilles aux avocats: un point à 75 euros, équivalent à une heure de travail. Il propose d’augmenter le budget de l’aide juridique. Celui-ci est passé de 71 millions d’euros en 2015 à 74 millions en 2016. L’ordre des barreaux espère un budget de 100 millions. Et pour atteindre les 75 euros, le gouvernement a promis la création d’un fonds de financement complémentaire, alimenté par une redevance sur les procédures. L’engagement était de créer ce fonds le 1er septembre 2017, puis le 1er janvier 2017. Mais pour l’instant, le dossier avance très lentement au Parlement.
Des impacts concrets
Achilvie Docketh-Yemalayen, du service droit des jeunes, tire quelques enseignements de la réforme de l’aide juridique: «Pour apporter la preuve de l’indigence des demandeurs d’aide juridique, il faut parfois s’adresser au CPAS; mais certains CPAS ont de gros arriérés. Le risque est de ne pas introduire le recours dans les délais impartis si l’enquête dure trop longtemps, par exemple à cause de difficultés pour obtenir les attestations. C’est un obstacle qui n’existait pas avant. Dans un cas concret suivi par le SDJ, les documents n’avaient pas été réunis à temps… l’audience a dû être reportée, ce qui a prolongé la situation difficile de madame qui avait droit à une aide financière. Cette loi a des impacts, récupérer tous ces documents, pour des gens à bout de souffle, c’est assez compliqué.»
Un futur incertain
Des avocats se méfient des promesses d’augmentation spectaculaire de la valeur du point. En premier lieu parce que la réforme s’est accompagnée de modifications radicales de la «nomenclature» de ces points (le nombre de points que valent chaque procédure, NDLR). Un enjeu très politique. La preuve: Theo Francken, secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration, s’est félicité, dans L’Écho du 31 août 2016, de l’adoption «d’une des plus grandes réformes jamais réalisées en matière de politique des étrangers». Pas besoin d’être grand clerc pour deviner l’orientation donnée à la réforme: une baisse drastique du nombre de points attribués à toutes les procédures en droit des étrangers. Un exemple frappant: une deuxième demande d’asile ne vaut plus que… 0 point. Sauf si celle-ci est prise en considération.
Cette volonté de limiter l’accès des étrangers à l’aide juridique est critiquée cette fois-ci par l’ensemble des avocats. L’ordre des barreaux francophones et germanophone a introduit un recours contre cette disposition. Mais le droit des étrangers n’est pas le seul dans le viseur. Une requête en règlement collectif de dettes valait 20 points. Elle en vaut désormais cinq.
Entre la très lente gestation du fonds de financement de l’aide juridique et le changement radical dans la nomenclature, l’inquiétude prévaut chez de nombreux avocats. Certains abandonnent l’aide juridique. La section surendettement du bureau d’aide juridique de Bruxelles est passée de 16 avocats à seulement huit. «Et à huit, on se demande combien de temps on va tenir», lâche Catherine Legein.