Alter Échos: Quelle est l’évolution de la place des victimes dans le paysage de la lutte antiraciste? (Lire aussi: «Le temps de l’antiracisme politique»)
Alexandre Ansay: Je souhaite préciser que je prends la parole dans le cadre de cet entretien au titre de travailleur du CBAI et que je n’exprime, sur les questions ayant trait aux politiques antiracistes, que mon avis personnel, lequel est enraciné dans mon expérience de travailleur social engagé de longue date dans l’action interculturelle. J’ai dans ce cadre été au contact d’hommes et de femmes à propos desquels je puis dire que l’histoire migratoire de leurs parents raisonne en écho. Cette précision est importante car le CBAI est pour le moment engagé dans une réflexion interne qui implique l’ensemble de l’institution (travailleurs/travailleuses, membres des organes décisionnels). Il n’existe pas à l’heure actuelle de position institutionnelle arrêtée et officielle du CBAI sur certaines questions qui vont être traitées lors de cet entretien.
Concernant les luttes antiracistes, je dirais qu’elles ont évolué dans la manière dont elles se manifestent aujourd’hui tant dans le corps social que dans l’espace médiatique. Pendant longtemps, ce sont les associations antiracistes et des organisations comme les syndicats qui ont été le porte-voix des travailleurs immigrés. Progressivement est apparue une force de revendication et d’indignation portée par des collectifs issus de l’immigration, qui manifestent des attentes de reconnaissance et de prise en considération d’éléments touchant à l’histoire des groupes auxquels ils se disent appartenir, parfois aussi aux blessures qu’ils portent en eux, mais «pas que». Ces revendications portent également sur la valorisation de leurs patrimoines, de leurs richesses et de leurs héritages.
«Il faut aujourd’hui déployer ces luttes avec ces collectifs et surtout pas à leur place car maintenir cette posture en «surplomb» parfois perçue comme coloniale s’avère contre-productif.»
D’une lutte collective portée par la gauche progressiste qui s’inscrivait dans une perspective universalisante, on est passé à des luttes portées par des groupes culturels et sociaux qui se sont sentis lésées par cette perspective aveugle à leurs différences et au fait que le racisme renvoie à une violence de société qui elle n’est pas aveugle dans la manière dont elle s’applique. S’agissant de cette fragmentation des luttes antiracistes, certains s’en désolent, mais je n’ai pas ce regard nostalgique. Ces collectifs sont parfois radicaux, ils bousculent, ils déstabilisent. Mais cette indignation est légitime. Il faut aujourd’hui déployer ces luttes avec ces collectifs et surtout pas à leur place car maintenir cette posture en «surplomb» parfois perçue comme coloniale s’avère contre-productif.
AÉ: Les blancs sont-ils dès lors exclus de cette lutte? (Lire aussi à ce sujet: «Le désarroi de l’homme blanc»)
AA: Je ne pense pas. Il est important de laisser à ces collectifs des espaces où ils peuvent se regrouper entre soi pour réfléchir à ces situations de lutte. Ce n’est pas contradictoire avec le fait de construire des choses ensemble. Une des conditions de réussite de ce processus repose sur un principe qui est fondement de l’action interculturelle: la présomption de légitimité. Selon ce principe, nous devons mettre en place des conditions d’énonciation qui permettent aux sujets de ces interactions de se définir. Ce principe est à l’opposé d’un dispositif d’assignation ou de désignation car il repose sur une question qui ouvre: comment les sujets choisissent-ils de se définir? Quelles sont les composantes de leur être qu’ils vont choisir de manifester? C’est à partir de ce préalable que les propositions associatives, éducatives, culturelles vont pouvoir se déployer, et produire des effets de déstabilisation, de perturbation et… de reconfiguration enrichie. Donc je suis intimement convaincu que nous devons accepter de travailler avec ces collectifs à partir de la manière dont ils choisissent de se définir.
Les mouvements ouvriers de défense des travailleurs ont constitué les premiers espaces dans lesquels ceux qu’on appelait alors les «travailleurs immigrés» ont acquis des droits. Cela étant, je pense qu’il existe dans cette perspective solidaire, une visée universalisante qui procède pour certains de ses composantes, d’un «imaginaire de la disparition» selon lequel il était attendu que les immigrés se fondent dans les masses laborieuses et se débarrassent des cultures et des héritages dont ils étaient les porteurs et qui ont contribué à humaniser leurs ancêtres. Accéder aux droits civils et politiques passait par une transcendance des enracinements. Avec cette vision universaliste, on a mis de côté, et parfois refoulé, toutes les appartenances qu’elles soient culturelles, liées à un patrimoine ou une langue d’origine. L’autre travers, culturaliste, a consisté à les surdéterminer en produisant des effets d’assignation. De nombreuses politiques publiques ont été enfantées dans cet imaginaire et force est constater, c’est là qu’on est dans la complexité, qu’elles ont aussi permis et rendu possible certaines formes d’émancipation. Elles ont donc produit sur un de leur versant des effets émancipatoires et sur l’autre de la violence symbolique.
«Avec cette vision universaliste, on a mis de côté, et parfois refoulé, toutes les appartenances qu’elles soient culturelles, liées à un patrimoine ou une langue d’origine. L’autre travers, culturaliste, a consisté à les surdéterminer en produisant des effets d’assignation.»
Or beaucoup des hommes et des femmes avec lesquelles j’ai travaillé, beaucoup des publics auxquels l’action interculturelle est destinée ne veulent en aucune manière cacher et refouler cette composante d’eux-mêmes: ils tentent de construire quelque chose à partir de leur héritage et de leur inscription dans la société belge. Dans ces chemins qu’ils tracent, il n’y a pas de place pour des simplismes et des injonctions à l’abandon total ou la fidélité absolue. Il faut sortir de ces dilemmes du type «ou bien… ou bien …» et penser les enjeux en termes de transmission: «qu’est-ce que tu vas reprendre? qu’est-ce que tu vas abandonner?»
AÉ: La reconnaissance de ces spécificités entraînent une fragmentation voire une concurrence entre les luttes… (Lire à ce propos: «Victimes: un antiracisme bien vivant mais fragmenté»)
AA: La fragmentation n’est pas forcément négative si elle contient la promesse d’une réarticulation, et si elle ouvre à une reconfiguration. Dans l’alliance NAPAR (Coalition belge pour un plan d’action interfédéral de lutte contre le racisme), le nombre de partenaires est d’ailleurs assez impressionnant. Bien sûr, il peut y avoir des difficultés ou des formes de concurrence entre certains collectifs. L’écueil consiste à mettre en concurrence les souffrances et à comparer le poids des larmes comme si les larmes existaient sur un marché des valeurs symboliques. Peut-être certains sont-ils tentés par cette stratégie.
«Je m’interroge sur le fait qu’il n’existe pas à Bruxelles un forum des minorités, une instance d’avis qui serait appelée à formuler des avis sur la mise en place de politiques des publiques qui ont des implications sur des groupes sociaux et culturels discriminés.»
Les pouvoirs publics ont dans ce cadre leurs parts de responsabilité: il s’agit de ne pas les mettre en concurrence notamment dans les politiques de subsidiation. Car, il existe aujourd’hui un soupçon grandissant selon lequel certaines associations seraient lésées. Il faut réfléchir à la manière dont on met en place les appels à projets et permettre à des opérateurs faiblement outillés d’y avoir accès.
De même, je m’interroge sur le fait qu’il n’existe pas à Bruxelles un forum des minorités, une instance d’avis qui serait appelée à formuler des avis sur la mise en place de politiques des publiques qui ont des implications sur des groupes sociaux et culturels discriminés. Trop souvent, des dispositifs voient le jour à destination de certaines catégories d’individus et de la sorte on peut dire que des efforts importants sont accomplis pour eux certes mais… sans eux. Ce serait, je pense, un geste symbolique fort que de considérer ces groupes placés en situation de minorité comme les dépositaires légitimes de savoirs et d’expertises quant aux enjeux sociaux, politiques, juridiques, culturels auxquels les membres de ces collectifs ont affaire. S’il existait des lieux de représentation, ce fait serait de nature à renforcer la légitimité des institutions. Cela étant il faut accomplir un travail important de clarification conceptuelle autour de la notion de minorité, notamment en mettant en tension cette dernière avec les manières dont les institutions internationales définissent cette notion et sa contextualisation avec les institutions de l’État belge.
AÉ: Pourquoi ces collectifs ne sont-ils pas écoutés?
AA: Il existe aujourd’hui de nombreux collectifs qui sont à l’heure actuelle sans forme juridique associative. On ne les invite pas, on ne les entend pas. Et quand on les invite, on les considère comme illégitimes. Pourquoi? Certains ont tendance à utiliser l’argument de la démocratie élective: ils ne seraient pas légitimes parce que leurs représentants n’auraient pas été élus. C’est une vision très limitée et réductrice de la légitimité. La seule légitimité ne repose pas sur des élections, mais sur le fait d’être reconnu par des publics de participants qui répondent à l’invitation que leur adressent ces collectifs. Pour ma part, je conçois les pratiques associatives comme des invitations au centre desquelles figurent des propositions. Le fait que ces propositions rencontrent l’intérêt d’un public qui accepte de se lancer dans l’aventure qu’elles proposent suffit à démontrer leur légitimité. Il ne faut pas oublier que si aujourd’hui les politiques publiques votées dans nos assemblées démocratiques confient à ces acteurs de la société civile des missions, c’est que ces mêmes acteurs tissent des liens qui les attachent à des publics spécifiques, lesquels ont tendance à décliner les offres que leurs tendent les institutions traditionnelles de l’État.
«Nous allons donc instruire un débat cet automne qui a pour objet la redéfinition de l’action interculturelle au regard des discours et interpellations que ces collectifs nous adressent.»
AÉ: Comment se positionne le CBAI aujourd’hui sur ces questions?
AA: Le CBAI est une association pluraliste regroupant différentes sensibilités. Il été fondé en 1981 au confluent de trois volontés issues des forces syndicales, d’associations d’immigrés et d’une volonté formulée par la Communauté française. On y retrouve donc une pluralité de points de vue et qui dit pluralisme dit aussi capacité à construire du compromis. Et le compromis n’est pas la compromission. Certaines composantes de notre pluralisme ne se reconnaissent pas dans les perspectives portées par les collectifs émergents des luttes antiracistes. D’autres considèrent que quelques soient les divergences qui nous opposent, elles ne doivent pas occulter le fait qu’il existe une congruence entre la spécificité de l’action interculturelle dans la manière dont nous la mettons en œuvre à travers les métiers du CBAI et certaines des lignes de force qui caractérisent ces nouvelles indignations. Enfin, certains ne se reconnaissent pas dans certaines demandes de reconnaissance. Nous allons donc instruire un débat cet automne qui a pour objet la redéfinition de l’action interculturelle au regard des discours et interpellations que ces collectifs nous adressent: l’intersectionnalité, la pensée décoloniale, les féminismes musulmans mais aussi les cultures gay, lesbiennes et trans viennent nous questionner sur la manière dont nous articulons notre objet social avec les combats qui sont les leurs. C’est un gros chantier qui doit être mené en étant conscient de notre héritage institutionnel et qui va questionner notre capacité à exister en tant qu’organisation pluraliste.
En savoir plus
Pour en savoir plus lisez l’intégralité de notre dossier «Antiracisme: une lutte à fleur de peau», Alter Échos n°486, septembre 2020.