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Avis de tempête sur le travail social

Les CPAS vont mal. Pas seulement leurs finances. Beaucoup de travailleurs sociaux ont mal à leur CPAS et à l’image qu’ils ont (avaient) de leur métier. Un mot pour résumer? Pression. Ils sont sous pression et mettent sous pression les bénéficiaires qui subissent déjà un stress énorme lié à la fois à leurs conditions de vie et à celles qu’il faut parfois remplir pour être aidé.

"Les services sociaux deviennent essentiellement des distributeurs de ressources multiples. […] Ce qui renforce chez l’usager une logique de consommation passive», la Fédération wallonne des assistants sociaux des CPAS

Les CPAS vont mal. Pas seulement leurs finances. Beaucoup de travailleurs sociaux ont mal à leur CPAS et à l’image qu’ils ont (avaient) de leur métier. Un mot pour résumer? Pression. Ils sont sous pression et mettent sous pression les bénéficiaires qui subissent déjà un stress énorme lié à la fois à leurs conditions de vie et à celles qu’il faut parfois remplir pour être aidé.

«Travailler au CPAS a été un choix personnel. C’était pour moi une institution proche du citoyen, qui permettait de faire bouger les choses.» Cette approche est toujours celle de Daniel Hanquet, assistant social (AS) au CPAS de Rixensart depuis 35 ans. Une fameuse carrière qui lui permet de mesurer l’évolution plutôt inquiétante du CPAS. Sabrina, AS dans un CPAS bruxellois, n’a que cinq années de pratique professionnelle mais elle songe déjà jeter l’éponge. «Je ne vois plus que des dossiers, des dossiers encore des dossiers. J’ai parfois l’impression de travailler dans une usine. Les bénéficiaires défilent, je n’ai pas le temps de vraiment m’occuper d’eux. Il m’arrive même d’essayer de m’en débarrasser.»

«Je ne vois plus que des dossiers, des dossiers encore des dossiers.» Sabrina, assistante sociale

Tous les assistants sociaux n’ont pas le même nombre de dossiers dit «actifs» que Sabrina (125). «Au CPAS de Namur, on essaie de ne pas dépasser les 95 dossiers actifs par travailleur social, dit le président Philippe Defeyt (Écolo). Mais je pense que ce qui pèse le plus, c’est la lourdeur des situations auxquelles les AS doivent faire face. De plus en plus de personnes vivent des situations complexes, difficiles à gérer. Et les problèmes de santé mentale sont devenus plus nombreux chez les bénéficiaires La réaction de Sabrina est cependant révélatrice d’une démotivation qui semble se répandre chez les assistants sociaux, surtout chez les plus jeunes, «alors que le travail social représente plutôt une vocation pour les plus anciens», comme le souligne Ricardo Cherenti à l’issue de son enquête au sein de la CIP (Commission Insertion Précarité).

Les vigiles

Cette démotivation s’explique notamment par l’impression de faire un travail au rabais dans des conditions de plus en plus difficiles. La «dérive managériale des CPAS», comme l’appelle Daniel, est aussi source d’inquiétude. Les CPAS sont en train de disparaître de la carte en Flandre et les synergies envisagées entre les CPAS et le service social des communes ne peuvent, à terme, qu’entraîner des pertes d’emploi. «Le législateur a voulu qu’il y ait un CPAS pour s’occuper des personnes en difficulté et éviter leur stigmatisation, rappelle Daniel. Se retrouver dans des locaux communs avec la commune n’évitera pas la stigmatisation.» Plus fondamentalement, Daniel constate qu’il n’y a aucune directive sur la manière de bien accueillir les gens dans un CPAS. Et de frémir à l’idée des bureaux de type «paysager» imaginés par certains présidents. La promiscuité est parfois très grande dans certains CPAS des grandes villes. Dans le même bureau travaillent parfois trois ou quatre travailleurs sociaux et il arrive que ce même bureau serve à recevoir les usagers pour le suivi social. Sabrina évoque les files d’attente devant le CPAS où après avoir patienté pendant des heures, des usagers s’entendent dire par l’assistant social qu’il n’a pas encore eu le temps de faire les démarches attendues. «Et on s’étonne que certains pètent les plombs?», dit Sabrina.

Michèle, assistante sociale dans un petit CPAS wallon, constate aussi une montée de l’agressivité mais, selon elle, cette tension n’est pas récente et elle est liée à la dégradation de la relation entre l’assistant social et le bénéficiaire. «Au début, je recevais les gens un peu n’importe quand, se souvient Daniel. Il y avait une certaine connivence avec l’usager et cela se passait bien. Puis quand le nombre de bénéficiaires a commencé à augmenter, on a réglementé les contacts avec les AS. Il y a dorénavant des jours de permanence bien précis. La personne doit se présenter à l’accueil et l’employé téléphone à l’AS pour vérifier. Cela change la relation.» Au moins, à Rixensart, il n’y a pas de vigiles dans les salles d’attente pour filtrer les entrées et veiller au calme comme c’est le cas dans certains CPAS bruxellois.

Les distributeurs

La disparition programmée de certains services au sein des CPAS? Philippe Defeyt constate que les travailleurs sociaux sont déjà maintenant dans l’impossibilité de faire un vrai travail d’accompagnement du bénéficiaire. «De plus en plus, on se repose au mieux sur des services internes au CPAS ou alors sur des associations ou des services privés.»

Jacques Taymans, président de la Fédération wallonne des assistants sociaux des CPAS (Fewasc), voit bien venir la disparition de certains services au sein des CPAS. Mais la Fewasc a une autre approche de cette évolution des CPAS vers une multiplication des aides internes. En 2008, la fédération avait envoyé une lettre aux mandataires politiques pour déplorer une fragmentation de l’aide sociale en différents secteurs (dettes, énergie, logement) qui a pour effet «un éclatement des subventions, une instrumentalisation des services sociaux qui deviennent essentiellement des distributeurs de ressources multiples. […] Ce qui renforce chez l’usager une logique de consommation passive et conduit à un retour à l’assistanat» au détriment d’une vision globale du travail social. «L’assistant social est un généraliste qui peut renvoyer à des spécialistes, estime Jacques. Les CPAS ont spécialisé leurs services et maintenant on revient en arrière ou on privatise.» Michèle constate que, il y a dix ans, elle «s’occupait de tout». «Aujourd’hui, j’ai une collègue qui s’occupe de l’insertion professionnelle de la personne, une seconde de son logement, une troisième de ses problèmes d’énergie.» «Vu la complexité des situations, la création de ces services pouvait être une bonne chose, estime Daniel, mais nous ne voyons plus ce que les autres font.» Cette impression de ne plus avoir de vue d’ensemble de la situation du bénéficiaire et d’être seulement un «distributeur» spécialisé d’aide, Sabrina la vit très fort. Elle dénonce aussi l’informatisation à outrance et la tendance sécuritaire de plus en plus présente.

La précarisation du métier d’AS fait que la distance entre les travailleurs sociaux et les bénéficiaires se réduit.

L’arrivée au cours de ce mois d’avril du rapport social électronique ne va pas la rassurer. Il ne rassure pas non plus la Fewasc qui y voit une atteinte au secret professionnel des AS. Le rapport social électronique reprend toutes les données de l’usager du CPAS et l’évolution de sa situation au cours des cinq dernières années. Il sera transmis automatiquement au nouveau CPAS en cas de déménagement de celui-ci. Avec quelles données? Avec quelles appréciations?

Les pisteurs

Les CPAS sont tenus de lutter contre la fraude sociale et même si une étude commanditée en 2013 par Maggie de Block a montré à peine un peu plus de 4% de fraude pour l’obtention du revenu d’intégration sociale (RIS), la chasse reste ouverte. «Jamais les CPAS n’ont fait l’objet d’autant de contrôle qu’aujourd’hui, note Daniel. Nous sommes contrôlés sur les consultations que nous faisons ou pas de
la banque Carrefour. Certains CPAS vont très loin dans ce domaine, comme demander l’accès au fichier des immatriculations pour voir avec quel type de voiture roule le bénéficiaire.»

Les assistants sociaux sont le relais plus ou moins consentant de cette traque aux fraudeurs. Ils savent qu’une partie de leur travail consiste à contrôler les revenus des bénéficiaires. Mais jusqu’où aller? La polémique relative aux visites domiciliaires (lire ci-dessous) illustre bien le dilemme. Selon Bernadette Schaeck (Association de défense des allocataires sociaux), des AS se comportent «comme des flics» et ce serait vrai dans tous les CPAS, «quelle que soit la couleur politique de leur président». Un professeur d’une école sociale formant des AS nous dit être effrayé par l’état d’esprit de ses étudiants, majoritairement acquis à la cause de l’état social actif et déjà convaincus que les usagers des CPAS sont responsables de leur situation. Cela n’étonne pas trop Michèle. «Ce n’est pas la commune, ce n’est pas le président du CPAS qui poussent certains AS à vérifier sur Facebook ce que font les allocataires, avec qui ils vivent.»

«Les CPAS dénoncent les sanctions et les exclusions de l’Onem mais ils font la même chose. Certes avec moins de brutalité mais ils sont aussi dans la logique de l’activation à tout prix.», Bernadette Schaeck de l’Association de défense des allocataires sociaux

Daniel et Sabrina pointent un autre phénomène, celui de la «concurrence entre pauvres». Les travailleurs sociaux comparent leurs conditions de vie et celles des personnes dont ils s’occupent. Les usagers, eux, s’en prennent aux «nouveaux», les réfugiés pour comparer les aides reçues. «Parmi les assistantes sociales, il y a des femmes seules avec des enfants qui jugent très sévèrement les usagères qui sont dans la même situation qu’elles», analyse Daniel. La précarisation du métier d’AS fait que la distance entre les travailleurs sociaux et les bénéficiaires se réduit. De moins en moins d’AS sont nommés. Beaucoup d’entre eux travaillent à temps partiel «mais, eux au moins, travaillent», comme l’entend dire Michèle qui est parfois choquée par les propos tenus par des AS. Certains s’offusquent, explique-t-elle, de voir des bénéficiaires refuser de travailler au noir. «Ce qui compte, c’est que le bénéficiaire se débrouille, quels que soient les moyens.» «Les usagers sont tendus mais trop de mes collègues sont agressifs à leur égard, constate Sabrina. Je comprends leur frustration, leur fatigue mais je ne supporte plus ce mépris à l’égard des bénéficiaires.»

Les répressifs

Pour Bernadette Schaeck, les CPAS ont changé. Leur attitude à l’égard des bénéficiaires s’est durcie. Même les conditions pour obtenir le RIS varient désormais d’un CPAS à l’autre, dit-elle. «La demande est examinée avec plus de sévérité et nous sommes confrontés souvent à des cas où le RIS est retiré sur le moindre prétexte.» Et d’évoquer ce père de famille inscrit à un stage d’insertion professionnelle, qui a perdu le RIS pour avoir «brossé» involontairement deux séances. «Les CPAS dénoncent les sanctions et les exclusions de l’Onem mais ils font la même chose. Certes avec moins de brutalité mais ils sont aussi dans la logique de l’activation à tout prix.»

Les CPAS, bras armé de l’État social actif comme l’Onem? La formule fait bondir Philippe Defeyt et tous les assistants sociaux que nous avons rencontrés. «C’est très exagéré et injuste, estime le président du CPAS de Namur. Les CPAS prononcent peu de sanctions et sont rarement condamnés par les tribunaux du travail.» Un propos que Julien Van Geerstom, président du SPP Intégration sociale, approuve mais nuance: combien d’allocataires sanctionnés ont-ils les moyens d’intenter une action devant le tribunal du travail? Pour Jacques Taymans, les CPAS se font surtout condamner sur les refus d’aide sociale, une aide supplétive laissée à la discrétion des CPAS. C’est, dit-il, «un nid à recours». En se référant aux concepts de dignité humaine et de minimum pour vivre, les tribunaux du travail donnent souvent raison à l’usager.

L’aide sociale? Il y a unanimité pour dénoncer son caractère discriminatoire. «Les gens ne sont pas égaux devant la loi, estime Daniel. En fonction de la commune dans laquelle on habite, on aura droit ou non à certaines aides. À Rixensart, vu le coût des loyers dans la région, nous accordons une aide logement mais les CPAS voisins ne le font pas.» Certains CPAS aident les étudiants, d’autres non. Dans telle commune, on n’accepte pas que le CPAS puisse servir d’adresse de référence. Ailleurs, on limite les articles 60. C’est là que se font et se feront de plus en plus les économies au sein des CPAS, estiment nos interlocuteurs. Et Philippe Defeyt d’annoncer la victime toute désignée: la santé et avec elle l’octroi ou non de certains médicaments, l’aide ou non aux personnes âgées qui n’arrivent plus à payer leurs soins. Daniel confirme: «Les gens qui viennent au CPAS sont de plus en plus en mauvaise santé. Ils n’ont pas d’argent pour se soigner et aujourd’hui l’aide se fait vraiment au cas par cas.»

Alter Échos n°390 du 14/10/2014 : «Les CPAS opposés au rapport social électronique».https://www.alterechos.be/fil-infos/en-matiere-de-violence-sociale-nous-sommes-au-niveau-quatre-permanent

Lire le dossier Alter Echos n°421,  «CPAS au bord de l’asphyxie», avril 2016

Aller plus loin

Interview de Luc Vandormael, président de la fédération des CPAS de Wallonie, «En matière de violence sociale, nous sommes au niveau quatre permanent», Pierre Jassogne, 6 janvier 2016

En savoir plus

Alter Échos n°390 du 14/10/2014 : «Les CPAS opposés au rapport social électronique».https://www.alterechos.be/fil-infos/en-matiere-de-violence-sociale-nous-sommes-au-niveau-quatre-permanent

Lire le dossier Alter Echos n°421,  «CPAS au bord de l’asphyxie», avril 2016

Martine Vandemeulebroucke

Martine Vandemeulebroucke

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