Françoise Raoult, en plus d’être conseillère de l’aide à la jeunesse au SAJ de Huy, est présidente du Conseil communautaire de l’Aide à la jeunesse (CCAJ). Connaisseuse avisée de l’aide à la jeunesse, elle évoque la crise d’un secteur en pénurie de moyens. Un dossier chaud à venir: la réforme du décret sectoriel.
Alter Échos: Le secteur de l’aide à la jeunesse se porte-t-il mieux? L’année 2014 avait été marquée par un mouvement de grève sans précédent. Depuis, tout semble plus calme. Des solutions aux problèmes soulevés à l’époque ont-elles été trouvées?
Françoise Raoult: Je travaille dans l’aide à la jeunesse depuis 1974, et c’était la première grève à laquelle j’ai assisté. Le ras-le-bol était général. Dans les services d’aide à la jeunesse (SAJ) et les services de protection judiciaire (SPJ), il y a trop de travail, trop peu de personnel. Quant aux services privés, ceux qui gèrent les situations dont nous sommes responsables, il y en a trop peu. Le contexte était surtout très tendu au sujet de la responsabilité pénale des équipes des SAJ et SPJ. Il y avait eu trois perquisitions de services d’aide à la jeunesse, à la manière «cow-boy»; à Liège, la conseillère adjointe ainsi qu’une déléguée avaient été poursuivies pour homicide involontaire; cela a créé une angoisse dans le secteur. Tout le monde pensait que c’était «beaucoup» de considérer que des conseillers, ou délégués, pouvaient être tenus pour «responsables» de drames alors même que nous demandons depuis des années d’être assistés par davantage de moyens. Il y a bien eu, à l’époque, l’ouverture de quelques postes, de quelques places dans les services, mais pas grand-chose de plus.
«Il y a toujours aussi peu de places»
A.É.: Dans les services privés, des «capacités réservées» aux SAJ, SPJ et au juge de la jeunesse ont été mises en place…
F.R.: Cela a bien été mis en place. Juges, conseillers et directeurs de l’aide à la jeunesse ont un certain nombre de places qui leur sont attribuées dans des services de l’aide à la jeunesse pour permettre une prise en charge des mineurs qu’ils suivent. Mais concrètement, cela n’a rien résolu, car il y a toujours aussi peu de places dans les services. Cela a tout de même mis en évidence nos manques et permis de réglementer la pénurie que nous gérions seuls. Il y a tout de même eu des améliorations grâce aux capacités réservées. Les délégués de l’aide à la jeunesse ne sont plus tenus de téléphoner à tous les services de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour respecter l’obligation de moyens. De plus, notre responsabilité est moins engagée car nous appelons les services qui nous sont attribués. Bien sûr, en cas d’urgence, et lorsque nos capacités sont «pleines», nous continuons à appeler tous les services communs. Ceux qui ne participent pas au système de capacités réservées. Mais ils sont peu nombreux.
A.É.: Ce système devait aussi limiter la sélection que certains services privés effectuent parmi les situations qui leur sont envoyées par les autorités mandantes (conseillers et directeurs de l’aide à la jeunesse, juges de la jeunesse).
F.R.: Oui, cela change en partie cela. Lorsqu’une de «nos» places se libère, le service nous appelle pour nous le signaler. Le mandant reprend un peu de pouvoir. Ce n’est plus le service, qui, face à une longue liste d’attente, peut choisir le jeune «blond aux yeux bleus». Cela dit, des services jouaient déjà le jeu avant. Et tous les services conservent des critères et des projets pédagogiques.
A.É.: En 2014, les besoins en places, en moyens, en services, avaient été évalués dans un arrêté de programmation…
F.R.: En effet, l’idée était d’évaluer les besoins. Dans mon arrondissement, nous sommes considérés comme prioritaires pour l’ouverture de services d’aide en milieu ouvert. Mais il n’y a pas un sou. Donc, cette grille, c’est très bien, très gentil, mais je ne vois pas quand cela sera appliqué. Je sais bien que nous devrions être «contents» car notre secteur n’a pas souffert d’une baisse de budget…
En janvier 2014, les services d’aide à la jeunesse (SAJ) et services de protection judiciaire (SPJ) se mettaient en grève. Une première. Leurs motifs de mécontentement étaient doubles. Tout d’abord, les délégués de l’aide à la jeunesse, souvent soutenus par leur hiérarchie, conseillers et directeurs de l’aide à la jeunesse, se plaignaient du manque de moyens de leur secteur.
Manque de moyens des équipes des services publics (à commencer donc par les SAJ et SPJ) mais aussi dans les services dits «privés» (associatifs), qui prennent en charge les mineurs en danger ou ayant commis un acte de délinquance.
Le secteur étant saturé, les listes d’attente pour placer des mineurs dans ces services s’allongent. Les premiers à pâtir de la situation étant les mineurs. La ministre de l’Aide à la jeunesse de l’époque, Évelyne Huytebroeck, avait alors légèrement augmenté le nombre de prises en charge, ainsi que les équipes des SAJ et SPJ.
Vu le manque de moyens de la Communauté française, autant dire que ces changements ont été perçus comme cosmétiques. Dans le même temps, la ministre, aidée de l’administration de l’Aide à la jeunesse, avait imaginé une «formule magique» – pour citer les professionnels du secteur – qui, en fonction de différents critères (population des arrondissements judiciaires, nombre de services, indices socio-économiques), permettait d’évaluer précisément les besoins concrets de chaque arrondissement. L’idée étant alors d’anticiper un éventuel refinancement du secteur à travers cet arrêté d’agrément des services. Une façon de temporiser, car le refinancement n’est pas pour demain.
L’autre grand sujet de mécontentement concernait la responsabilité pénale des équipes des SAJ et SPJ. À Liège, des conseillers et délégués de l’aide à la jeunesse avaient alors été inculpés pour homicide involontaire, à la suite du décès d’un mineur suivi par l’Aide à la jeunesse. Dans d’autres arrondissements, des perquisitions dans les locaux des SAJ et SPJ avaient fait trembler le secteur.
Seule réponse apportée pour l’instant par le politique à cette situation délicate: la création de «capacités réservées». Les conseillers et directeurs de l’aide à la jeunesse, ainsi que les juges, se voient attribuer un nombre précis de prises en charge dans différents services. Lorsque celles-ci sont complètes et qu’il devient impossible de «placer» ou de prendre en charge un mineur, il devient plus difficile de poursuivre un membre du SAJ ou SPJ. De plus, ces «capacités réservées» sont censées redonner aux autorités mandantes le «choix» de qui sera placé dans tel service.
Une réforme du décret qui s’annonce
A.É.: Au Conseil communautaire de l’Aide à la jeunesse, les prochains mois vont être occupés par la réforme du décret de l’Aide à la jeunesse…
F.R.: Tout à fait, nous allons entamer l’examen du nouveau décret qui nous sera présenté le 5 octobre et nous aurons jusqu’au 5 janvier pour présenter notre avis. La réforme du décret est un passage obligé car la Communauté française doit intégrer dans ses textes les dispositions de la loi de 1965 relatives à la protection de la jeunesse, et qui concernent les mineurs ayant commis un fait qualifié infraction. Depuis la sixième réforme, la Fédération Wallonie-Bruxelles est désormais responsable de l’élaboration des mesures qui s’appliquent à ces mineurs.
A.É.: Il peut s’agir d’un très gros chantier. Pierre Rans, avocat général près la cour d’appel de Bruxelles, avait publié un rapport, avec l’aide d’un groupe de travail, comprenant de nombreuses propositions en ce domaine…
F.R.: Leur analyse contient des choses intéressantes. Le CCAJ partage bien sûr l’idée de limiter le recours aux placements fermés en IPPJ. Cela dit, ce rapport fait une analyse assez peu réaliste sur ce qu’il faudrait faire pour que tout se passe bien. Il recommande par exemple que les juges de la jeunesse soient assistés par une équipe pluridisciplinaire. Nous pensons avant tout qu’il faut renforcer les SPJ. Il faut faire attention avec les dépenses que ce type de propositions engendre. Rappelons que les mineurs ayant commis des faits qualifiés infractions ne sont que 5% du public de l’Aide à la jeunesse et que la délinquance juvénile est en diminution. Il faudrait que les budgets correspondent à cette réalité.
A.É.: La réforme annoncée du décret de l’Aide à la jeunesse devrait concerner d’autres aspects que celui de la délinquance des mineurs…
F.R.: Il y aura probablement de nouvelles modifications, des mises à jour. Ce qui concerne la prévention générale, par exemple, devrait être modifié.
A.É.: Cela avait déjà été modifié lors de la précédente législature. D’un côté, on répète toujours que la prévention générale ne devrait plus être le «parent pauvre de l’Aide à la jeunesse», de l’autre, personne ne semble vraiment savoir ce que recouvre cette notion…
F.R.: Ces changements sont embêtants pour tout le monde. Le constat est clair: les budgets de la prévention générale n’ont cessé de diminuer. Il est évident que, seule, l’Aide à la jeunesse ne peut pas assurer des missions de prévention générale. Certains pensent que d’autres secteurs pourraient intervenir conjointement en ce domaine, comme l’enseignement ou la santé. La prévention doit s’adresser à tous. Ce qui est difficile, c’est qu’il n’y a pas de définition stricte de la prévention générale. Chacun fait en fonction de ses idées et de ses moyens. Toutefois, certains thèmes reviennent un peu partout. La parentalité par exemple. De plus, le travail avec l’enseignement ou avec les CPAS devrait permettre de gérer au mieux les situations, de diminuer les risques pour éviter des ouvertures de dossier. Même si c’est parfois délicat en pratique.