Les huissiers de justice ont le monopole de la signification et de l’exécution des décisions de justice et de la délivrance de certains actes. Ils exercent aussi de manière concurrentielle des missions lucratives comme le recouvrement amiable de créances. Une activité qui a éveillé certains appétits qu’il a fallu réfréner par voie législative.
En juin dernier se tenait la 4e réunion annuelle de la Chambre nationale des huissiers de Belgique. Le communiqué de presse, intitulé « Huissiers de justice, une profession au service des entreprises », précisait qu’« actuellement moins de 65 % des factures sont payées à temps. 30 % des faillites sont liées à de tels arriérés. L’huissier de justice a donc plus que jamais un rôle important à jouer pour les entreprises. Il offre en effet une gamme de services étendue, aussi bien dans la sphère amiable que judiciaire, raison pour laquelle il est un partenaire indispensable pour ces entreprises ». Le langage utilisé (un langage commercial) et la manière de promouvoir ainsi ses services sont pour le moins surprenants dans le chef d’un officier public et ministériel. Cependant, l’huissier est aussi un indépendant et a cette faculté d’exercer des activités commerciales, en concurrence avec d’autres professions.
Le recouvrement amiable constitue donc une de ces interventions commerciales, de plus en plus fréquentes dans le chef des huissiers, qui se partagent le marché (le gâteau ?) avec les sociétés de recouvrement de créances. Mais de quoi s’agit-il ? De plus en plus, les entreprises commerciales, publiques ou privées, font appel à des intervenants extérieurs pour la récupération de leurs créances : soit cette récupération se fait au nom et pour compte du créancier, soit la créance a été cédée contre rémunération et c’est l’intervenant extérieur (société de recouvrement de créances, huissiers de justice, avocats…) qui gère le risque de défaut de paiement.1
Des pratiques abusives
Un certain nombre de pratiques déviantes accompagnent malheureusement le recours à des tiers pour la récupération amiable de créances, comme le harcèlement des débiteurs par courrier, au domicile, sur leur lieu de travail ou par le biais de la famille ou du voisinage, l’usage de sigles apparentant les agents de recouvrement à une autorité publique, mais aussi la facturation au débiteur de montants excédant celui de la créance. En Belgique, la loi du 20 décembre 2002 est venue réglementer cette activité : elle prévoit l’obligation d’inscription de certains encaisseurs (les sociétés commerciales, les asbl et les personnes physiques), l’envoi d’un courrier de mise en demeure qui contient une série de mentions obligatoires (coordonnées du créancier, de l’entreprise de recouvrement, informations sur l’obligation ayant donné naissance à la dette, description et justification des montants réclamés au débiteur, délai de réaction de 15 jours à l’issue duquel d’autres mesures peuvent être prises).
Elle précise aussi une série de comportements interdits dans le chef des encaisseurs, comme inclure des mentions comportant des menaces juridiques inexactes ou des informations erronées sur les conséquences d’un non-paiement, effectuer des démarches chez les voisins, la famille, l’employeur, le recouvrement auprès d’un tiers, les appels téléphoniques entre 20 h et 8 h du matin… L’encaissement de montants non prévus dans le contrat qui a conduit à la naissance de la dette ou non légalement autorisés est également formellement interdit : c’est le créancier qui rémunère l’intervention du recouvreur de dettes.
Malgré l’existence de cette loi, en décembre 2012 (soit dix ans après l’adoption de la loi sur le recouvrement amiable), le Centre d’appui aux services de médiation de dettes en Région de Bruxelles-Capitale lançait pourtant un pavé dans la mare à propos des activités commerciales des huissiers de justice. Le Centre d’appui a mené une enquête auprès de services de médiation de dettes bruxellois afin de recueillir des informations sur d’éventuels dossiers problématiques. Et malheureusement, la pêche a été bonne : selon Anne Defossez, directrice du Centre, « on constate des pratiques récurrentes dans le chef de certains huissiers : par exemple, les mises en demeure ne respectent pas les prescrits de la loi. Autre problème : l’absence de mention qui explicite qu’il s’agit d’un recouvrement amiable et non judiciaire. La teneur de certains courriers induit le consommateur en erreur ou comprend des menaces. Certains huissiers ne justifient pas les montants réclamés aux débiteurs ou les justifient de manière erronée, et lorsque les médiateurs de dettes demandent des explications sur les décomptes, ils ne répondent pas à leurs sollicitations. La loi impose également à l’encaisseur de contrôler la légalité de la dette et la régularité des montants réclamés. Or, dans certains dossiers, on s’est rendu compte que l’huissier n’avait même pas en sa possession la copie des factures dont il réclame les montants ».
Des moyens détournés pour conserver des marges
Autre difficulté : certains huissiers ont longtemps réclamé des frais liés à leur intervention, comme des droits d’acompte, de sommation, de recette, des frais de renseignement, de dossier et de débours. Des honoraires et frais propres au recouvrement judiciaire, indûment transposés dans cette matière du recouvrement amiable. Des circulaires de la Chambre nationale des huissiers de justice (CNHJ) ont été émises à plusieurs reprises pour rappeler à l’ordre les récalcitrants. Malgré ces efforts de clarification, le Centre d’appui continuait d’être interpellé par des services de médiation de dettes et d’autres observateurs selon lesquels la loi sur le recouvrement amiable n’était toujours pas respectée par certains huissiers. À ce point qu’il a fallu une loi supplémentaire (la loi de relance économique du 27 mars 2009) pour mettre les points sur les i des huissiers.
Après la modification de la loi de 2002, le Centre d’appui a pu constater l’arrêt de ces pratiques… Mais il a eu la désagréable surprise de voir apparaître de nouveaux comportements ayant pour but de permettre aux huissiers de conserver une rémunération substantielle pour la pratique de leur activité de recouvrement amiable. En effet, comme le souligne Anne Defossez, « Puisque les opérateurs en recouvrement de créances ne peuvent, en vertu de la loi, réclamer au débiteur que les montants convenus dans le contrat (soit la clause pénale, les intérêts conventionnels et les frais de rappel et de mise en demeure), des créanciers ont modifié leurs conditions générales (NDLR à l’instigation de certains huissiers ?) pour y inscrire, par exemple, des clauses pénales comme celle-ci : « En cas de retard de paiement, l’Institut se réserve le droit sans mise en demeure de majorer le montant de la facture de 10 % avec un minimum de 25 euros. Un intérêt de 7 % l’an sera calculé à compter de la date de la facture, tant sur le principal que sur les frais de recouvrement. Tous les frais de recouvrement sont à charge du débiteur défaillant ». Dans la plupart des cas, ces conditions générales ne sont même pas opposables au consommateur qui n’en a pas été informé et qui n’a pu les accepter avant de recevoir la facture. Par ailleurs, elles sont contraires au Code civil, à la loi sur les pratiques de marché et la protection du consommateur ou encore la loi sur le crédit à la consommation, comme étant des clauses abusives, nulles de plein droit. Or pour faire valoir ce point de vue, le consommateur devrait se pourvoir en justice pour réclamer l’annulation ou la réduction de ces majorations, ce qu’il ne fera évidemment pas, vu son ignorance et le coût de ce type de procédures. »
Renforcer le contrôle sur les huissiers
Dans son rapport d’enquête, le Centre d’appui émettait certaines recommandations, comme le renforcement des contrôles et des sanctions applicables aux huissiers. Plusieurs pistes étaient envisagées, comme le fait de placer les huissiers de justice sous le contrôle du SPF Économie. Autre possibilité : mettre en place une instance de médiation externe à la profession d’huissier et indépendante qui réglerait les litiges entre consommateurs et huissiers de justice.
Depuis la publication de cette enquête, une proposition de loi signée par Christine Defraigne, Jacques Brotchi et Gérard Deprez (MR) a été déposée au Sénat en mars dernier reprenant, parmi d’autres mesures, cette solution de soumettre les huissiers, les avocats ou tout autre mandataire de justice pratiquant le recouvrement amiable au contrôle du SPF Économie2. Parallèlement, un avant-projet de loi, en deuxième lecture sur la table du Conseil des ministres, propose, selon le communiqué de presse de la ministre de la Justice, Annemie Turtelboom, un système disciplinaire moderne. Le texte prévoit la mise en place d’une commission disciplinaire mixte dans le ressort de chaque cour d’appel. Le dispositif ainsi créé serait plus objectif, incluant dans cette commission d’autres professions que les huissiers (deux magistrats, un membre externe ayant une expérience professionnelle pertinente, tel un universitaire) et deux huissiers travaillant dans un autre arrondissement de celui de l’huissier qui doit comparaître. Une procédure disciplinaire est fixée, tout comme le renvoi du dossier devant le tribunal de première instance en cas de faute lourde et une possibilité de recours devant la cour d’appel. Les sanctions sont également modalisées, prévoyant des amendes assez lourdes et une possibilité de suspension préventive pendant la procédure.
Cela étant, les modalités de cette nouvelle procédure sont discutables puisque les syndics des chambres d’arrondissement, dépendant de la Chambre nationale des huissiers de justice, devraient rester présents dans la procédure en tant que filtres des plaintes qui seront transmises ou non à la commission mixte. Ce sont ces mêmes syndics qui décident s’il y a lieu d’informer ou non les plaignants des suites de leurs recours. Par ailleurs, la possibilité d’aller en appel contre une décision de la commission mixte n’est pas ouverte au plaignant.
D’une manière plus générale, au vu de certains dérapages dans le chef d’huissiers que la Chambre nationale présente pudiquement comme des cas marginaux (concernant pourtant des études très importantes générant des chiffres d’affaires impressionnants), n’y a-t-il pas lieu de se demander si ce n’est pas la confusion des genres qui est en soi problématique ? Il a tout de même fallu des circulaires répétées de la Chambre nationale et une modification de la loi sur le recouvrement amiable pour que cessent les pratiques incriminées en matière de tarifs, remplacées dans le chef de certains huissiers par d’autres comportements douteux. En fin de compte, est-ce sain que ces officiers publics et ministériels exercent ainsi de telles activités commerciales ? Pas sûr !
Le marché belge du recouvrement amiable de créances représente plus de cinq millions de créances par an, impayées par le consommateur à l’échéance. Selon l’Association des bureaux de recouvrement (site : [url=http://www.abrbvi.be]http://www.abrbvi.be[/url]), la part de recouvrement assurée par les huissiers de justice serait passée de 15-20 % à plus de 50 % depuis 2006, générant des marges brutes substantielles (de l’ordre de plusieurs millions d’euros) dans les comptes annuels de certaines études d’huissiers, qui se seraient constituées en véritables entreprises, employant un personnel nombreux (parfois plus de 100 personnes).
Comment réagissez-vous à la mise en cause de certains huissiers dans le cadre de la pratique du recouvrement amiable de créances ?
Bernard Bontemps : Le Centre d’appui a bien sûr sa raison d’être et était en droit de réaliser cette enquête sur le recouvrement amiable […]. Dans son dossier, le Centre d’appui a fait état d’un certain nombre de fautes par rapport au respect de la loi de 2002 sur le recouvrement amiable. C’est par exemple le cas du défaut d’indication du numéro de téléphone du créancier originel dans une sommation ou la mention qu’il s’agit d’un recouvrement amiable et non judiciaire, en fin de document alors que cela devrait se trouver dans l’en-tête. Je n’estime pas que ce soit très grave en soi. Une autre pratique plus problématique consiste à ne pas respecter le principe de gratuité de l’intervention des huissiers dans la matière du recouvrement amiable : la modification des conditions générales des contrats des mandants et ce, à l’instigation, on peut le penser, de certains huissiers, pose question. Il s’agit alors d’un contournement manifeste de la philosophie de la loi. Sans doute faudrait-il prévoir une modification de la loi de 2002, en prévoyant, pourquoi pas, une tarification fixe pour le recouvrement amiable.
Dans son enquête, le Centre d’appui faisait le relevé d’un certain nombre de bureaux qui étaient régulièrement en défaut : il s’agit en réalité de deux, trois bureaux, avec de gros volumes d’affaires, auxquels des lettres personnalisées ont été envoyées, dont l’étude de l’huissier Leroy qui s’est exprimé publiquement sur cette mise en cause. Ces confrères ont été interpellés par la Chambre nationale, un débat a eu lieu au sein du Conseil permanent, qui rassemble les délégués des chambres d’arrondissement, et une circulaire, de nature contraignante, a été émise, rappelant les devoirs, les obligations et les comportements à proscrire dans cette matière. Si les manquements doivent être sanctionnés, il ne faudrait pas pour autant jeter l’opprobre sur l’ensemble de la profession, alors que la très grande majorité des huissiers respectent la réglementation, font peut-être de petites erreurs, bien sûr involontaires, et ont à cœur de ne pas aggraver la situation des débiteurs.
Depuis 2004, L’Agence Alter publie, en collaboration avec l’Observatoire du Crédit et de l’Endettement (OCE), les « Echos du crédit et de l’endettement » (ECE). Support informatif trimestriel, méthodologique et réflexif, les Echos du crédit et de l’endettement abordent les réalités des professionnels impliqués dans les dossiers du surendettement, fournissent des outils et proposent des mises à jour en matière juridique.