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Regard critique · Justice sociale

Justice

Justice : l’ère du vide

Utopiste et en colère, l’avocat pénaliste Bruno Dayez dresse un réquisitoire impitoyable sur l’évolution d’une justice qui oublie les petits et les exclus.

Utopiste et en colère, l’avocat pénaliste Bruno Dayez dresse un réquisitoire impitoyable sur l’évolution d’une justice qui oublie les petits et les exclus, une justice qu’il dénonce dans un ouvrage au titre évocateur : Où va la justice ?

Article publié dans Alter Échos n°413, 30 novembre 2015.

Alter Échos: Votre livre s’intitule Où va la justice? Alors, où va-t-elle?

Bruno Dayez: Il n’y a pas de réelle différence entre la justice de 2015 et celle de 1830 puisqu’on reste dans un système du tout à la prison. On reste dans une logique punitive et sécuritaire, loin d’une autre optique à privilégier, celle d’une justice réparatrice qui remet les gens au centre du dispositif, plutôt que de les utiliser anonymement comme des bûches pour faire brûler le foyer. On peut comparer la justice à une machine qui fonctionne de façon mécanique, en utilisant les justiciables comme des accessoires, et les avocats, comme des exécutants serviles.

«On est dans un système où la prescription sert uniquement les banquiers.»


A.É.: Le gouvernement Michel projette d’économiser 10% sur le budget de la justice. Que représentent ces économies, selon vous?

B.D.: Au niveau tant civil que pénal, la pénurie de moyens est un problème évident. Cela fait 33 ans que je suis au barreau, et la dégradation des choses est flagrante, tangible, et ce, à tous les niveaux. L’absence de moyens suffisants entraîne une discrimination entre justiciables parce qu’au niveau pénal, par exemple, on ne s’occupe plus que du menu fretin, tandis que pour les affaires complexes, on n’a pas les moyens de les traiter. On se focalise uniquement sur la petite et moyenne délinquance urbaine, et toute la grande délinquance économique, financière, environnementale passe à travers les mailles du filet. On est dans un système où la prescription sert uniquement les banquiers, mais on met la procédure accélérée, pour donner l’illusion que la justice continue de fonctionner. On ne s’occupe plus en réalité que de vétilles.

A.É.: Outre d’être parfois hasardeux, l’accès à la justice reste totalement discriminatoire en 2015… 

B.D.: Entre l’aide juridique qu’on est en train de démanteler et de riches clients qui ont la capacité de faire face à des honoraires exorbitants, vous avez toute une classe moyenne de citoyens qui ne peut plus faire face aux coûts des procédures judiciaires. La lenteur est ahurissante, y compris pour des affaires simples, telles des déclarations d’acquisition de nationalité. Pareil si vous demandez votre réhabilitation pour faire blanchir votre casier et trouver un boulot avec une procédure qui dure au minimum deux à trois ans. Alors que les vérifications pourraient s’opérer en quelques jours…

«Si vous n’avez pas à faire à un avocat qui est très expérimenté, vous n’avez aucune chance de triompher dans votre recours.»

A.É.: Ce sont surtout les étrangers, les petits, les exclus qui pâtissent de ces retards…

B.D.: En matière de droit de séjour, les lois se sont compliquées à l’envi, les recours sont devenus d’une chinoiserie incroyable, ce qui fait que si vous n’avez pas à faire à un avocat qui est très expérimenté, vous n’avez aucune chance de triompher dans votre recours. On est dans des procédures qui durent des années, avec des gens qui en sont réduits à attendre qu’on statue sur leur sort, dans un statut hybride où ils ne sont ni franchement légaux ni illégaux. Cette pénurie de moyens fait que chaque année, des choses simples deviennent de plus en plus compliquées…

A.É.: Pourtant, le ministre Geens ne cesse de répéter à l’envi que la justice doit se réformer, se moderniser, s’informatiser, travailler plus vite…

B.D.: Du côté politique, il y a une espèce de constat d’impuissance contre lequel on n’a plus envie de lutter… Alors les politiques vont dans le sens du poil d’une opinion chauffée à blanc, endoctrinée par le discours sécuritaire ambiant qui consiste à se focaliser sur le sort de quelques criminels emblématiques, et en ayant en tête une série de clichés comme des prisons 5 étoiles, une justice laxiste…

A.É.: Vous êtes comme le prêtre qui officie, mais qui a perdu la foi… 

B.D.: C’est vrai, mais la seule chose qui me maintienne dans le métier, c’est le rapport individuel avec les gens puisqu’ils méritent d’être défendus. Il y a une nécessité, une urgence d’éviter qu’ils soient broyés par l’appareil. Cela conserve une vocation, tout en devant à chaque occasion signaler qu’on est dans l’erreur. À la barre, il faut continuer à dire ce qu’on a envie de dire, ce qui n’est pas simple, en essayant d’être dans la réalité, en cassant les codes d’un cadre judiciaire très balisé, très programmé. Il faut essayer d’insuffler un peu de neuf, d’arriver à faire preuve d’un certain militantisme, dans un milieu ankylosé. La justice telle qu’elle fonctionne en 2015 est une justice digne de la Préhistoire. On va devoir finir par constater qu’on ne peut plus marcher dans le vide…

 

 

 

L’économie d’une justice

Il y en a qui accumulent les casseroles. Pour le ministre de la Justice, Koen Geens, ce sont les «pots pourris». Des avocats, des magistrats et des greffiers font entendre leur voix, en s’inquiétant d’un plan bien peu positif pour le simple citoyen. Le ministre de la Justice admet qu’il veut combattre la «surconsommation» de la justice. Pourtant, c’est bien souvent de sous-consommation qu’il faudrait parler, comme le dénonce la plateforme Justice pour tous. Pour Alexis Deswaef, président de la Ligue des droits de l’homme et membre de la plateforme, le plan Geens rehausse encore le seuil d’accès à la justice. «Aujourd’hui, avec les mesures prises par le fédéral, la justice est désespérément hors d’atteinte pour une grande partie de la population», dénonce-t-il.

Le mouvement risque de s’accélérer quand on sait que 20% des sièges de justice de paix vont être supprimés. Le ministre veut faire disparaître 42 sièges, dont plus de la moitié en Wallonie. Ce choix est guidé par la volonté de faire des économies, notamment en ce qui concerne le parc immobilier de la Régie des bâtiments. «Le revers de la médaille, c’est qu’il y aura un maillage moins important et que, dans certains cantons, les justiciables devront faire de plus longs déplacements», prévient, de son côté, Eric Robert, le président des juges de paix et de police pour l’arrondissement judiciaire du Luxembourg.

En outre, la réforme de la procédure civile qui consiste notamment en la généralisation du juge unique, la limitation de l’appel, la réduction de la compétence d’avis du ministère public, la facilitation des jugements par défaut à l’exception de motivations d’ordre public, vise directement l’accès des plus vulnérables. L’opposition est montée au créneau pour dénoncer cette situation, à l’instar du député PS Eric Massin, notamment, mais sans succès. La condamnation par défaut sans instruction du dossier, une des mesures prévues dans cette réforme, conforte le socialiste dans l’idée que les plus fragiles seront désormais les victimes de ces adaptations. «L’absence d’instruction du dossier en cas de procédure par défaut ne vaudra cependant pas si des motifs d’ordre public peuvent être invoqués. Mais dans des matières comme le bail, il n’y a pas d’ordre public. Le locataire qui ne comparaît pas, parce qu’il est par exemple à l’étranger, sera dès l
ors automatiquement condamné même s’il aurait pu faire valoir des dispositions abusives dans son contrat», s’inquiète le député socialiste.

«Nous voyons presque tous les jours que toutes ces mesures, prises uniquement pour des raisons budgétaires, rendent, dans les faits, impossibles pour beaucoup de citoyens l’assistance d’un avocat et, à travers elle, l’accès à la justice. Les personnes à revenu faible ou moyen sont les premières concernées par ces mesures. Pour 50% de la population, l’accès à la justice devient impayable», renchérit Alexis Deswaef.

Pourtant, le gouvernement Michel continue de mettre des obstacles supplémentaires à l’accès à la justice. La première mesure mise en application a été d’augmenter de 55% les droits de greffe que le citoyen paie pour soumettre une affaire à un juge…

 

Alter Échos, n°400, «Transaction pénale: la justice à quel prix?», Pierre Jassogne, 7 avril 2015.

 

En savoir plus

Bruno Dayez, Où va la justice? La Charte, 25 euros.

Pierre Jassogne

Pierre Jassogne

Journaliste

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