La ville est un espace d’hégémonie masculine. La ville durable pourrait aggraver ces inégalités si elle n’est pas réfléchie et conçue avec des lunettes de genre. C’est l’analyse d’Yves Raibaud, chercheur en géographie au CNRS de Bordeaux qui a consacré plusieurs travaux à la dimension du genre dans la ville (1).
Article publié le 4 novembre 2014, Alter Échos n°412.
Alter Échos: L’abandon de la voiture, exemple de bonne pratique de mobilité dans la ville durable, peut être une mauvaise chose pour les femmes, affirmez-vous. Pourquoi?
Yves Raibaud: Mes travaux sur l’usage de la ville et le genre m’ont notamment amené à travailler sur la mobilité des femmes en ville. C’est un fait, les femmes ont moins d’emprise spatiale sur la ville, surtout la nuit. Elles circulent différemment des hommes. Les femmes étant majoritaires dans l’accompagnement des enfants, des personnes âgées et des personnes handicapées, interdire la voiture peut leur causer des difficultés. On peut aussi citer l’exemple des sorties la nuit. Les femmes craignent d’être harcelées ou agressées. Les femmes plus âgées peuvent privilégier la voiture pour éviter les agressions le soir. La voiture est donc ici un moyen de protection. D’autres mettent en place des stratégies, comme l’habillement sombre ou les talons dans le sac. Si on supprime l’éclairage public, il faut penser à ces situations. D’autant qu’on observe que des lampadaires de nuit sont retirés mais que les stades de foot restent eux très éclairés. Or, on sait qu’un stade rassemble environ 60 à 80% d’hommes (2).
A.É.: C’est surtout dans les espaces de décision que la dimension du genre n’est pas prise en compte.
J’ai analysé une opération de concertation citoyenne pour la ville durable il y a quelques années à Bordeaux. Tous les experts étaient des hommes. Ils dominent donc le débat public et proposent des solutions peu adaptées aux femmes. Par exemple, les sujets relatifs au soin aux autres, le «care», principalement porté par les femmes, s’évaporent au profit des grands enjeux de la planète. Les préoccupations portées des femmes sont ignorées au profit de sujets qui paraissent plus importants aux yeux des hommes comme la ville postcarbone, la ville intelligente.
A.É.: En quoi les villes intelligentes, dans le fait qu’elles peuvent notamment favoriser la mobilité, réguler la circulation ou faciliter les échanges, ne sont-elles pas une solution favorable aux femmes?
Les nouvelles technologies sont pensées par des hommes pour des hommes, qui dominent le débat et donc imposent leur usage. Les hommes ont un temps d’avance sur les technologies même si de nombreuses personnes, dont les femmes, s’en emparent peu à peu. Aussi, les villes connectées ne résolvent pas tous les problèmes de circulation urbaine. Elles ne tiennent pas compte des poussettes, des cannes, ni de la sécurité dans les transports.
A.É.: Plusieurs villes européennes, dont Bruxelles, se dotent de piétonnier. Un plus pour les femmes?
Montréal l’a fait. Des études ont constaté que la situation des femmes s’était détériorée et celle des hommes améliorée. Les équipements – loisirs, hôpitaux – peuvent être éloignés les uns des autres. Quand le fils est au sport et la grand-mère à l’hôpital, les piétonniers peuvent rendre la circulation difficile. Attention, je ne fais pas pour autant une défense de la voiture, mais je réalise une approche critique de la ville durable. Les promoteurs des piétonniers défendent la flânerie, le bonheur, mais il s’agit surtout de la ville rêvée des hommes, qui ne correspond pas au quotidien des femmes, prises par le travail obligatoire et invisible, et potentielles proies des hommes dans l’espace public. Il faut aussi prendre en compte le fait que les femmes ont des salaires moindres et donc un budget moins important que les hommes à consacrer aux loisirs.
A.É.: Quelles pistes avancez-vous pour améliorer la situation?
Il faut opter pour une approche critique de la ville durable pour les usagers. Par exemple, comme je l’évoquais plutôt, les inégalités d’accès au vélo entre les femmes et les hommes, l’éclairage la nuit pour assurer la sécurité des femmes, des gays, des trans… Ces micro-phénomènes permettent de comprendre les besoins réels et évitent d’accroître les inégalités. Exemple à Bordeaux: une proposition pour que tout le monde aille à pied à l’école a été soumise au vote. Le «oui» l’a emporté majoritairement, sans penser que ce sont les femmes qui souvent conduisent leurs enfants à l’école. De manière plus pragmatique, la budgétisation sexospécifique (gender budgeting) est aussi une piste intéressante: il s’agit d’un calcul de budget selon le sexe dans les villes. Aujourd’hui, jusqu’à 80% du budget des villes pour les équipements publics est pour les hommes. Il faut aussi encourager les petites filles à traverser la ville à travers par exemple les marches exploratoires ou mettre en place des moyens publics pour l’apprentissage du vélo (voir encadré). Il est également nécessaire de réaliser un travail éducatif auprès des garçons pour qu’ils changent aussi leur comportement dans l’espace public, encourage une sorte d’inversion du «care». Il est indispensable d’observer et d’envisager, quartier par quartier, les besoins des «invisibles», que ce soient les femmes, les personnes handicapées, personnes discriminées par leur couleur de peau… C’est une manière de ne pas envisager la ville de façon surplombante, en bons urbanistes, souvent hommes blancs, de classes moyennes et en bonne santé. Le développement durable ne doit pas oublier le développement social.
A.É.: Quelles villes font figure d’exemples en Europe?
Vienne est un bon exemple. Elle a opté pour un design urbain favorable aux femmes (notamment une signalétique visible, des bancs et des toilettes publiques dans les cimetières, fréquentés majoritairement par des femmes âgées, NDLR). Les budgets de quartier y sont pensés avec un objectif d’égalité. Les pays scandinaves sont également des modèles à suivre. En France, Rennes fait figure d’exemple avec notamment la mise en place de leurs bureaux du temps, qui travaillent sur le temps des personnes dans la ville, dont celui des femmes, en réfléchissant par exemple sur les horaires des crèches.
Garance, association bruxelloise qui lutte contre les violences basées sur le genre, organise des marches exploratoires dans les rues de Bruxelles. Elles invitent les femmes à se promener en groupes dans leur quartier afin de lutter contre leur sentiment d’insécurité, d’en identifier les causes et d’observer les aménagements défavorables aux femmes ou manquants, comme l’éclairage, les toilettes publiques ou les pavés. Infos: www.garance.be/cms/
Le vélo pour les femmes
Selon le dernier rapport de l’Observatoire bruxellois du vélo pour l’an
née 2014, les femmes représentent moins d’un tiers des cyclistes bruxellois (3). Pour encourager les femmes à monter en selle, l’association Provelo propose des formations à Bruxelles et en Wallonie. Infos: www.provelo.org/fr/educ/programmes/via-velo
Notre dossier Climat-pauvreté : J’y pense et puis j’oublie
Alter Échos n°398 : «Luc Schuiten : pour une ville archi-humaine», Julie Luong, mars 2015.
En savoir plus
(1) Yves Raibaud, La ville faite par et pour les hommes, éditions Belin, septembre 2015.
(2) Pour en savoir plus sur les femmes et la mobilité à Bruxelles, lire : Gilow, Marie, «Déplacements des femmes et sentiment d’insécurité à Bruxelles: perceptions et stratégies», in Brussels Studies, numéro 87, 1er juin 2015, www.brusselsstudies.be. Consultable en ligne : http://www.brusselsstudies.be/medias/publications/BruS87FR.pdf. Espace public, genre et insécurité, publication de l’association Garance, à destination des professionnels qui travaillent sur les questions de l’espace public, que ce soit au niveau politique, dans l’administration ou sur le terrain. À commander à info@garance.be.