Rachid Madrane, ministre de l’Aide à la jeunesse et des Maisons de justice, a accordé un long entretien à Alter Échos. Il explique quelles sont ses priorités et fait au passage quelques annonces.
Alter Échos: La déclaration de politique communautaire est très floue concernant l’aide à la jeunesse. Pouvez-vous préciser quelles sont vos priorités?
Rachid Madrane: Nous sommes dans une période importante, charnière, qui est celle de la 6e réforme de l’État. Tout un travail législatif va être mis en œuvre, car cette réforme s’accompagne de nouvelles compétences en matière de protection de la jeunesse. La Fédération Wallonie-Bruxelles va avoir la capacité d’organiser les mesures qui peuvent être prises à l’égard des mineurs qui ont commis des faits qualifiés infractions. Le défi sera d’intégrer au mieux ces mesures et de clarifier l’organisation du secteur. Nous allons donc adopter un nouveau décret dans le domaine de la protection de la jeunesse et au passage revoir celui de 1991 pour le moderniser. Ce sera l’occasion de clarifier l’organisation du secteur et de redonner ses lettres de noblesse à la prévention.
A.É.: La prévention sera donc une priorité?
R.M.: Oui, une de mes grandes priorités. La prévention, c’est un secteur dans lequel j’ai travaillé, dans le cadre de contrats de quartier, avec les AMO. Je pense qu’il est important d’aller au contact des jeunes, dans les quartiers sensibles pour essayer d’infléchir leur parcours en douceur. Pour moi la prévention, c’est se rendre disponible, c’est se rendre accessible le plus vite possible, face à un petit problème afin d’éviter qu’il ne s’amplifie; avant qu’il ne mobilise beaucoup d’énergie, de travail et de moyens. Un décret spécifique aux politiques de prévention sera présenté en 2015.
A.É.: On entend depuis longtemps qu’il faut renforcer la prévention, que c’est le «parent pauvre» de l’Aide à la jeunesse. Mais j’imagine que, vu le contexte budgétaire, vous n’allez pas augmenter les budgets…
R.M.: L’aide à la jeunesse et les maisons de justice sont les deux départements qui sont préservés dans le budget général. On peut renforcer un secteur en travaillant autrement qu’avec de l’argent. J’ai envie d’être le promoteur de solutions transversales. Avec comme idée de mettre ensemble des opérateurs qui d’habitude travaillent chacun de leur côté pour renforcer l’action et être plus efficaces pour ces jeunes. Je vais par exemple relancer les protocoles de collaboration avec l’Awiph, les CPAS, le service Phare, etc.
A.É.: Des protocoles qui existent déjà…
R.M.: Oui, des protocoles ont été élaborés, mais il faut leur donner vie et parfois aller plus loin.
A.É.: Faire vivre des protocoles existants, est-ce suffisant?
R.M.: Je vais mettre sur pied une conférence interministérielle sur l’aide à la jeunesse pour pouvoir résoudre une série de problématiques comme celle qui concerne les jeunes que l’on appelle «incasables». Ceux que tout le monde se renvoie, car ils relèvent un peu de l’Awiph, de la santé mentale, de l’aide à la jeunesse.
A.É.: Le thème des jeunes dits «incasables» ne reflète-t-il pas les limites de la transversalité? Il existe un groupe de travail intersectoriel depuis plusieurs années, et, pourtant, le problème subsiste. Certains proposent de créer une institution pour ces jeunes-là.
R.M.: Il faut effectivement mettre en place une institution publique qui accueillerait sans condition ces jeunes. Car ça n’existe pas aujourd’hui.
A.É.: De manière plus générale, vous évoquez la nécessaire simplification du secteur, pouvez-vous nous en dire plus?
R.M.: C’est un des constats que je tire directement du terrain, car je fais aujourd’hui le tour des arrondissements. Il existe 14 types de services agréés, et même une vingtaine si on y ajoute des sous-catégories de spécialisation. C’est un système très complexe. Peut-être avons-nous atteint les limites du modèle de l’hyperspécialisation dans l’aide à la jeunesse. Un modèle qui peut conduire à ce que certains jeunes ne trouvent pas de place, car ils ne correspondent pas au «projet pédagogique» du service.
A.É.: Concrètement, est-ce que vous proposez une reprise en main de ces institutions, qui sont des services privés de l’Aide à la jeunesse, quitte à empiéter sur leur liberté pédagogique?
R.M.: Non, l’idée c’est de réduire le nombre de catégories de services, d’élargir leurs missions et d’abaisser les seuils d’admission pour l’accueil des jeunes. C’est la clef de voûte du système. Mais tout cela doit se faire en concertation avec le secteur, avec les syndicats, avec les fédérations. Mais attention, les moyens qui sont acquis resteront acquis. Cela s’accompagnera d’un travail visant à alléger la charge administrative de ces services.
A.É.: Passons aux institutions publiques de protection de la jeunesse (IPPJ). Vous avez évoqué dans le journal Le Soir le projet d’ouvrir une IPPJ à Bruxelles. Pouvez-vous nous en dire plus?
R.M.: 44% des jeunes en IPPJ sont des Bruxellois. Ils sont placés dans des IPPJ en Wallonie, loin de chez eux. Pour les familles, il est très difficile de se déplacer, par exemple à Saint-Hubert. Il est impossible de faire un vrai travail avec le jeune, pour le remettre dans le «circuit normal», sans travailler avec les familles. Mais comment travailler avec des familles dans ce contexte? J’espère pouvoir proposer avant la fin de la législature une structure, à Bruxelles, pour ces jeunes-là.
A.É.: Il s’agit d’un projet qui avait été proposé par Évelyne Huytebroeck. Elle s’était heurtée à des protestations au sein de l’IPPJ de Fraipont. Car son idée, il me semble, était de fermer une partie de ce centre assez vétuste afin d’ouvrir une IPPJ à Bruxelles. Quel est votre projet?
R.M.: Mon idée est bien de rénover l’IPPJ de Fraipont et d’ouvrir une structure à Bruxelles. J’ai demandé au délégué général aux Droits de l’enfant de réfléchir à un nouveau type d’IPPJ qui puisse être ouvert sur l’environnement extérieur.
A.É.: Il y aura donc mécaniquement plus de places en IPPJ?
R.M.: Dans un premier temps oui, mais ce n’est pas notre objectif. L’idée est aussi qu’à terme on ferme des places dans d’autres IPPJ pour qu’en globalité la capacité reste inchangée. Notre objectif est plutôt d’ouvrir plus de places pour les mineurs en danger.
A.É.: Au passage, quelle est votre opinion au sujet de la section «dessaisis» du centre fédéral fermé de Saint-Hubert? La Fédération Wallonie-Bruxelles est désormais compétente concernant les jeunes qui y sont détenus. Le dessaisissement est très critiqué. Faut-il fermer la section?
R.M.: La section pour mineurs dessaisis va rester une section pour mineurs dessaisis. Mais nous allons lui donner un contenu pédagogique beaucoup plus important que ce qui existe actuellement. Car aujourd’hui ces jeunes sont enfermés en cellule 22 heures sur 24 à regarder la télé, quasiment comme des détenus adultes. Il faut pourtant qu’on travaille avec ces jeunes.
A.É.: Et concernant la possibilité d’en finir avec le dessaisissement?
R.M.: Dire comme ça, d’emblée, «on supprime le dessaisissement», intellectuellement, je pourrais presque l’entendre. Mais cela ne relancerait-il pas le débat sur la majorité pénale? Certains posent la question. En Flandre, leur idée est bien de supprimer le dessaisissement, mais de le remplacer par des mesures de contrôle de l’enfant pour dix ans. Est-ce vraiment ça que l’on souhaite? Je pense qu’à un moment donné le dessaisissement est un rappel à la règle, à la sanction, une espèce de sas. Je pense qu’il faut maintenir l’unité pour dessaisis, qui relèvera désormais des maisons de justice. Ce que je veux vraiment, c’est un projet pédagogique qui s’adresse à ces jeunes. Car, un jour où l’autre, ils sortiront. Sans projet pédagogique, sans travail sur le sens de la sanction, il y a de la récidive.
A.É.: Et pour les mineurs en danger, on sait que le secteur est saturé, tant pour les prises en charge résidentielles que non résidentielles. Que proposez-vous?
R.M.: Ma priorité, c’est le placement familial.
A.É.: Vous comptez faire une campagne de recrutement de familles d’accueil. Là aussi, cette idée est récurrente et les succès sont mitigés. Que ferez-vous différemment?
R.M.: Nous comptons lancer une grande campagne pour le recrutement de familles d’accueil. Le résultat de la précédente campagne (initiée par Évelyne Huytebroeck, NDLR), qui s’adressait à certaines catégories de population, des familles de classes moyennes et plutôt supérieures, a été décevant. Il faut amplifier ces campagnes, essayer d’aller voir d’autres franges de la population. Aujourd’hui 4.600 enfants sont placés en famille. Quelque 75% parmi eux sont placés dans la famille élargie. Les 25 autres le sont en familles d’accueil. Il faut renforcer ces derniers placements. Un accueil en famille est moins traumatisant pour l’enfant. Et cela permet de libérer des places en service résidentiel. Dans le même temps, je veux renforcer le parrainage qui en est à ses balbutiements. Accueillir un gosse le week-end ou pendant les vacances peut être une bulle d’oxygène. J’y crois beaucoup, car cela permet de soutenir une famille, de prévenir des problèmes.
A.É.: Pour vous, le placement familial est-il une solution à l’engorgement du secteur?
R.M.: Oui, c’est une des solutions. Si on règle la question de l’hyperspécialisation du secteur, si on augmente le nombre de familles d’accueil, si on crée des structures en plus, je pense que cela répondra progressivement à l’ensemble des demandes. On ne va pas tout régler tout de suite. Mais les autres secteurs doivent aussi prendre leur part. Quand un enfant relève de l’Awiph (secteur du handicap NDLR), comment expliquer qu’on le retrouve parfois dans le secteur de l’aide à la jeunesse. Rappelons que l’aide à la jeunesse a un caractère supplétif. Elle ne va pas tout régler seule. Si demain tous les enfants qui relèvent des SRJ (services résidentiels pour jeunes, secteur du handicap, NDLR) sortaient de l’aide à la jeunesse, cela désengorgerait le secteur. Toute la chaîne doit s’interroger…
A.É.: Vous ne pensez pas spécifiquement qu’il faille augmenter le nombre de places d’hébergement?
R.M.: Ce qu’on nous demande, c’est surtout des places d’accompagnement plus que d’hébergement, qui doit rester le dernier recours. À terme, la seconde priorité, après le placement familial, doit être le renforcement des SAIE (services d’aide et d’intervention éducative, accueil dans le milieu de vie, NDLR). C’est une formule souple qui permet l’accompagnement des enfants et de leurs familles sans avoir besoin de briques ni de lits. Quant aux services résidentiels, il va falloir mener une réflexion sur la durée des prises en charge qui sont de plus en plus longues alors que la logique voudrait que le placement soit temporaire et qu’à terme le jeune revienne en famille.
A.É.: Pensez-vous que l’aide à la jeunesse est un secteur difficile?
R.M.: J’ai découvert un secteur riche de projets, avec des travailleurs incroyables auxquels je m’identifie. J’ai envie de donner une autre image de l’aide à la jeunesse. Même au parlement ils ont une image erronée. Ils s’imaginent qu’on ne travaille qu’avec les «mineurs délinquants». L’aide à la jeunesse travaille avec 42.500 jeunes. Parmi eux, seuls 4% ont commis des faits qualifiés infractions. Et dans ces 4% la plupart sont en difficulté. L’essentiel du travail, c’est avec des gosses en grand danger. Il faut redonner cette image au secteur, et pour cela, redonner de la visibilité.
Cette interview marque le prélude d’une nouvelle série, celle des interviews politiques. Dans chaque prochain numéro, un homme ou une femme récemment devenu ministre de l’une des matières couvertes par notre journal sera interrogé, questionné quant à sa vision politique, ses priorités. Au sommaire du prochain numéro: Paul Furlan, ministre wallon des Pouvoirs locaux, du Logement et de l’Énergie.
Un who’s who des cabinets a aussi été mis en ligne sur le site d’Alter Échos. Il vous permettra de vous y retrouver dans le dédale des cabinets ministériels: qui est qui? quel conseiller est en charge de quelle matière? comment le contacter?…
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