Aidants proches, une jeunesse entre parenthèses
Il n’y a pas d’âge pour devenir aidant proche. En Wallonie, de nombreux enfants et jeunes jouent ce rôle au quotidien en apportant une aide constante et importante à un membre de leur famille souffrant d’une maladie chronique ou d’un handicap, d’un problème de santé mentale ou d’assuétudes. Diverses études sur le sujet estiment à 20% le nombre des jeunes aidants. Pourtant, leur réalité reste méconnue et peu prise en compte alors que les conséquences de cette prise en charge sont nombreuses…
Tout est affaire de décor. Ici, en l’occurrence: on est à Namur, au parlement wallon. C’est entre les travées de l’assemblée qu’une voix s’élève pour évoquer son enfance, sa jeunesse, sa vie en somme. Cette vie, c’est celle de Jade, une jeune femme de 24 ans. Elle est venue raconter son histoire lors d’une journée consacrée à la situation des jeunes aidants proches. Dès son plus jeune âge jusqu’à ses 20 ans, Jade a été au chevet de sa mère. Devant un public d’élus, d’experts et de professionnels, elle raconte cette expérience qui ne l’a pas «juste touchée émotionnellement», comme elle le dit, mais qui a bouleversé sa vie.
Du jour au lendemain, et pas seulement dans l’accompagnement d’un parent malade, cette expérience a des répercussions sociales, financières comme administratives. Au fil des mots, Jade les évoque une après une. «Pas un jour sans que tu te poses la question de savoir comment tu vas manger, où tu vas dormir, comment tu vas payer les factures, tout ça… Faire des études? Je ne pouvais pas. Je devais aider ma mère, et pas seulement pour lui donner des soins. J’ai arrêté l’école. J’ai commencé à avoir plusieurs petits boulots. Cette situation est venue tout remettre en question.»
Une «remise en question» qui peut aussi amener à se retrouver du jour au lendemain SDF comme ce fut le cas de Jade. «C’est un peu comme si ma mère m’avait emportée dans sa chute.» «Aujourd’hui, ça va, poursuit-elle. J’ai trouvé un travail. Je suis en train de tout reconstruire.»
«Pas un jour sans que tu te poses la question de savoir comment tu vas manger, où tu vas dormir, comment tu vas payer les factures, tout ça… Faire des études? Je ne pouvais pas. Je devais aider ma mère, et pas seulement pour lui donner des soins. J’ai arrêté l’école. J’ai commencé à avoir plusieurs petits boulots. Cette situation est venue tout remettre en question.» Jade, jeune aidante
Comme d’autres jeunes dans sa situation, c’est grâce à l’intervention d’un tiers – ici, en l’occurrence, une assistante sociale – que Jade a pu mettre des mots sur sa situation d’aidante. «Quand ma mère a été hospitalisée, cette assistante sociale s’est intéressée à notre situation. Je lui ai tout raconté, sans rien cacher. Cela devait être la première fois que je dévoilais tout, je crois.»
C’est lors de cet échange que Jade entend parler de l’asbl Jeunes et Aidants proches de Bruxelles. «Je n’avais jamais entendu parler de cette asbl, et encore moins de ce terme.» Jade n’avait pas forcément conscience de sa situation. «Mais je me doutais bien que je n’étais pas la seule dans ce cas, celui d’une enfant qui devient le parent de son parent.» Elle contacte alors l’association, à un moment où cela n’allait plus pour la jeune fille, «un moment où j’étais vraiment toute seule, tant je ne voyais pas d’issue». Jusque-là, Jade avait envoyé des mails un peu partout afin de trouver de l’aide. Sans succès. Quand l’asbl lui donne rendez-vous, Jade n’attendait rien, à vrai dire, «parce que partout où j’avais été, on ne m’apportait pas forcément les réponses que j’espérais ni on ne répondait forcément à mes besoins.» Là pour le coup, quand la jeune aidante a évoqué sa situation, l’asbl l’a directement prise en main…
Une maison à soi
C’est une maison parmi d’autres dans l’un de ces boulevards si typiques de la capitale. La Maison des jeunes & aidants proches est située à Laeken. Ouverte depuis 2018 et gérée par l’asbl bruxelloise d’où elle tire son nom, elle est devenue un lieu de rencontre entre jeunes aidants de tous âges, où ils peuvent échanger et recevoir des conseils, être écoutés et soutenus comme ce fut le cas de Jade. La jeune femme s’y rend encore d’ailleurs.
«Je suis toujours accompagnée par l’asbl. J’ai rencontré d’autres jeunes qui ont vécu des situations similaires. On se voit même en dehors pour des sorties. C’est important de savoir qu’on n’est pas seule. Chacun à son histoire, mais il y a beaucoup de points communs: la fatigue, la solitude… J’ai rencontré des jeunes qui me comprenaient, et cela m’a rassurée. Je me suis dit: c’est bon, je suis normale, c’est la situation autour de moi qui n’est pas normale.»
Au début, l’objectif principal de l’association était de mettre en lumière la thématique de ces jeunes aidants proches, d’amener cette réalité auprès des professionnels pour attirer l’attention sur ces jeunes. Si la sensibilisation continue évidemment, la volonté de la Maison – depuis la Covid notamment – est d’être davantage au contact des jeunes, en leur proposant un lieu de répit. «Et ce répit ne se pose ni ne se pense de la même façon avec un enfant, un ado ou un jeune adulte. On essaie d’être flexible à leurs besoins respectifs», explique Caroline Legrand, coordinatrice de l’asbl.
Avec les enfants et les ados, l’accueil se fait principalement pendant les vacances scolaires, en profitant de ces périodes pour leur apprendre, souvent autour du jeu, à se détendre, lâcher la pression ou travailler leurs émotions. Pour les jeunes adultes, l’asbl fonctionne davantage à la carte, souvent dans un objectif d’affirmation de soi et de création d’un réseau autour de leur personne.
Avec les enfants et les ados, l’accueil se fait principalement pendant les vacances scolaires, en profitant de ces périodes pour leur apprendre, souvent autour du jeu, à se détendre, lâcher la pression, ou travailler leurs émotions. Pour les jeunes adultes, l’asbl fonctionne davantage à la carte, souvent dans un objectif d’affirmation de soi et de création d’un réseau autour de leur personne.
En outre, il y a différentes portes pour arriver jusqu’à la maison. Là aussi, tout dépend de l’âge du jeune. «Les 5-12 ans sont des enfants confrontés à un proche malade, lequel est sensibilisé à cette problématique, poursuit Caroline Legrand. Chez les ados, ce sont plutôt les écoles, les maisons de jeunes ou des AMO qui nous les indiquent, même s’il y en a qui viennent ici en cachette…» Au niveau des pathologies, leurs proches sont davantage confrontés à des situations de dépendance ou de santé mentale. Quant aux jeunes adultes – eux aussi confrontés à des parents dépendants ou souffrant de santé mentale, ils arrivent épuisés, à bout de force. «Ils ont passé toute leur enfance, leur adolescence à se dire qu’il fallait tenir, et, à un moment, ça craque.»
Car il y a un constat récurrent qui revient au fil des constats et des témoignages: la précarité s’installe avec la maladie. Face à des problèmes d’adultes comme payer une facture ou aller faire des courses, les jeunes cherchent des réponses avec les moyens qui sont les leurs. «Ils sont souvent incroyables de créativité, mais cela peut les mettre potentiellement en danger», résume Caroline Legrand, qui évoque alors l’histoire d’une jeune dont la mère était alcoolique. «C’était tellement la galère qu’à 16 ans, elle prenait la voiture de sa mère pour aller faire des courses. Il fallait manger. On est sur des réponses logiques pour eux, mais illégales, et de mise en danger de leur personne et d’autrui. C’est cela qui est compliqué pour les jeunes aidants proches: ils sont confrontés à des problèmes d’adultes, des réalités d’adultes avec des réponses de jeunes.»
En quête de statut
Lors de notre visite, on fait la rencontre d’Amel. Elle revient justement de l’ULB, où elle a entamé des études pour devenir ingénieure. Elle discute avec Caroline, notamment de sa session d’examens qui vient de s’achever. Depuis deux ans, la vie d’Amel a basculé du jour au lendemain. À 22 ans, elle est devenue jeune aidante. Son père est devenu tétraplégique.
«Lorsque mon père était en soins intensifs, j’ai vite dû reprendre les rênes de la famille, notamment le restaurant de mon père.» C’est alors une nouvelle vie, un autre rythme qui s’impose à la jeune femme. «J’ai dû revoir mon parcours à l’unif, en l’allongeant d’un an. Ce n’est pas toujours facile.»
Déterminée, Amel avance coûte que coûte en menant ce «job» de jeune aidant proche avec ses études. «Malheureusement, on ne peut rien faire face à la situation. Il faut avancer, l’assumer du mieux qu’on peut. Je sais que jusqu’à la fin de mes études, je travaillerai au restaurant, j’accompagnerai mes parents.»
Amel a aussi été la première étudiante de l’ULB à bénéficier d’un tout nouveau statut, un statut unique en Fédération Wallonie-Bruxelles, créé en 2023 au sein de l’université bruxelloise, pour soutenir les jeunes aidants. «Ce statut me suffit parce qu’il me permet de réduire le nombre de cours et de crédits par an, sans risquer de perte de finançabilité. Il permet de justifier certaines de mes absences. Cela me protège dans ma situation.»
Une protection d’autant plus nécessaire qu’en 2023, 15% des jeunes aidants proches belges ont abandonné leurs études en raison de la pression et du manque de soutien adéquat.
«Ce statut me suffit parce qu’il me permet de réduire le nombre de cours et de crédits par an, sans risquer de perte de finançabilité. Il permet de justifier certaines de mes absences. Cela me protège dans ma situation.» Amel, jeune aidante
«Cela fait quelques années que l’université, mais aussi le service qui s’occupe des étudiants à besoins spécifiques recevait des demandes d’étudiants dont la situation s’apparentait à la situation d’aidant proche. Il y avait un besoin, il y avait des chiffres qui augmentaient en lien avec cette situation», explique Claire Sourdin, adjointe du vice-recteur aux affaires étudiantes et sociales de l’ULB.
Les aménagements prévus pour le statut d’étudiant aidant se résument essentiellement à une flexibilité horaire. Mais cela peut dépendre d’un étudiant à l’autre, chacun ayant des besoins spécifiques, et l’université s’adapte au cas par cas. Actuellement, 22 étudiants bénéficient de ce statut. Dont une majorité de filles.
«C’est aussi un travail de sensibilisation et de communication qui doit se renouveler continuellement. Il faut relancer les choses à chaque rentrée, souligne Pauline Rabau, assistante inclusion au sein de l’ULB. Pas seulement auprès des étudiants, mais aussi auprès des professeurs et du corps académique en général pour apporter plus de compréhension et d’informations par rapport à la situation vécue par les étudiants aidants.»
Mettre des mots et du lien
En Wallonie, il n’existe pas de maison pour les jeunes aidants proches comme à Bruxelles, ni même encore de statut pour les étudiants dans les universités présentes sur son territoire, même si Liège, par exemple, planchait sur un tel statut. Cela n’empêche pas les professionnels de s’intéresser à la situation de ces jeunes.
C’est toute l’histoire justement d’Étincelle à Nivelles, un espace de soutien pour les jeunes dont un proche est en souffrance psychique. L’objectif est simple: leur permettre de s’exprimer au sujet de la maladie de leur proche.
«C’est en prenant comme point de départ la parole singulière de l’enfant sur son histoire, son vécu et son ressenti, que nous envisageons la rencontre. Ces entretiens soutiennent l’accompagnement de la question de la maladie mentale dans la quotidienneté de la vie de l’enfant et de ses proches», résume Carole Cocriamont, assistante sociale. En 2023, 76 enfants ont été rencontrés et 65 familles accompagnées par les services de l’asbl.
Tout est né d’une rencontre de Carole et Laure, une de ses collègues, avec Thomas. Avant de fonder Étincelle, Carole travaillait dans des initiatives d’habitations protégées dans le secteur de la psychiatrie adulte. «C’est comme cela qu’on a croisé Thomas, le fils d’une des résidentes», se souvient l’assistante sociale.
Assez vite, Carole constate qu’il n’y avait rien de spécifique en Belgique pour travailler le lien entre le jeune et le proche malade. «Parmi nos résidents, beaucoup se plaignaient de la difficulté de parler d’eux-mêmes de leur souffrance avec leurs enfants. Ils ne parvenaient pas à mettre des mots. Ils se sentaient aussi dépossédés de leur rôle parental; dès lors que la maladie mentale s’installe, ou on leur retire leurs enfants, ou d’autres membres de la famille prennent ce rôle en main. Pour nous, il y a une grande importance à veiller à la personne en souffrance, à son enfant et au lien qu’ils ont.»
Aujourd’hui encore, Thomas suit le travail mené par les équipes d’Étincelle. En tant que travailleur social, il y a même fait ses premières armes lors d’un stage. «D’un point de vue personnel, j’aurais aimé qu’une telle asbl existe quand j’étais jeune. Je l’ai vue naître, grandir. Carole et Laure ont mis le doigt sur un manque», témoigne le jeune homme.
«La maladie, de surcroît quand elle est mentale, reste un tabou», poursuit-il. À l’époque où il allait voir sa mère en hôpital psychiatrique, il recevait comme enfant très peu de réponses, très peu de contacts avec les personnes qui la prenaient en charge.
Travailler ce lien, c’est aussi mettre un mot sur la situation du jeune. Un travail qui demande du temps… «Combien de fois ne doit-on pas aider le jeune à mettre des mots sur sa situation, à accepter, valider que ce qu’il vit n’est pas la ‘norme’», ajoute Carole.
«Combien de fois ne doit-on pas aider le jeune à mettre des mots sur sa situation, à accepter, valider que ce qu’ils vivent n’est pas la ‘norme’»
Carole Cocriamont, assistante sociale au sein de l’asbl Étincelle
«Pour me protéger, je mentais pour être comme les autres jusqu’au jour où j’ai accepté ma situation. Mais cela m’a pris des années…, reconnaît Thomas. Devenir aidant se fait tout doucement, presque insidieusement, insiste-t-il encore. Le parent a délégué énormément à l’enfant parce que la maladie a pris le pas sur la vie.»
Au sein d’Étincelle, on ne se reconnaît pas forcément dans le terme d’aidant proche. «On fait face à beaucoup de jeunes qui ont été aidants proches, mais ce n’est pas comme cela qu’ils le vivent, ni même qu’ils se reconnaissent dans ce terme. Pour eux, cela fait partie de leur vie. Cela peut être considéré comme du déni, mais c’est aussi une manière dont ils se sont construits, dont le système familial s’est construit», constate Carole. Même si c’est souvent fragile…
En décalage
Du temps, il en a fallu aussi à Cassandra pour accepter sa situation. Comme Thomas, cette jeune femme a fait de son expérience son métier, en devenant assistante sociale au sein de la Ligue contre la sclérose en plaques à Charleroi. Une maladie qu’elle connaît bien puisque sa mère en souffre. «Je l’ai toujours connue malade.» Le diagnostic s’est fait quand elle avait 3 ou 4 ans. Aujourd’hui, elle en a 21.
Au début, Cassandra ne comprenait pas pourquoi sa mère était fatiguée. «On ne voit rien parce que c’est une maladie qui est invisible.» C’est pourtant en accompagnant sa mère régulièrement à l’hôpital qu’elle prend conscience de la maladie et de sa propre situation. «C’est là que j’ai compris que je n’étais pas comme les autres enfants. La vision que j’avais de la vie, de l’avenir, n’était pas la même que celle des autres. Cela s’est répercuté jusqu’à maintenant, et, encore aujourd’hui, j’éprouve ce décalage avec les jeunes de ma génération.»
En grandissant, et la maladie gagnant du terrain, Cassandra prend de nouvelles responsabilités qu’une adolescente n’est pas censée prendre comme celle d’aider financièrement sa mère. La jeune femme s’est accrochée, même si elle s’est mis beaucoup de pression, notamment pour réussir ses études. «Les réussir supposait avoir un travail, un revenu pour subvenir aux besoins de la famille, pour aider ma mère…»
«C’est là que j’ai compris que je n’étais pas comme les autres enfants. La vision que j’avais de la vie, de l’avenir, n’était pas la même que celle des autres. Cela s’est répercuté jusqu’à maintenant, et, encore aujourd’hui, j’éprouve ce décalage avec les jeunes de ma génération.» Cassandra, jeune aidante
À 21 ans, elle commence seulement à prendre du recul et à se poser la question de savoir si elle a «vécu» sa jeunesse: «Je ne sortais pas, je ne prenais pas forcément du temps pour moi… Tout l’argent que j’ai donné à ma mère, est-ce que je n’aurais pas pu l’utiliser pour autre chose? C’est vrai que j’aurais pu faire autre chose si la maladie ne s’était pas immiscée dans nos vies.»
Et la maladie n’a pas encore dit son dernier mot, y compris quand Cassandra a trouvé un emploi. «Quand j’ai commencé à travailler, on m’a proposé un CDI à Bruxelles contre un moins bon contrat ici dans la région. J’ai choisi ce dernier. J’essaie de peser le pour et le contre pour chaque décision, sachant que je vis toujours chez ma mère et que je souhaite rester à ses côtés.»
Des jeunes démunis
Céline Topet, cheffe de projet du Plan de cohésion sociale de Montigny-le-Tilleul, s’est intéressée à la situation de jeunes aidants proches, comme Cassandra, dans la région de Charleroi dans le cadre de ses études. Plus particulièrement sur les conséquences psychosociales et la construction identitaire de ces jeunes souvent démunis face à la situation dans laquelle ils évoluent au quotidien. L’idée de travailler sur ce sujet vient évidemment de son propre vécu, en s’étant occupée de sa grand-mère.
«Toute notre vie est aménagée autour de cette situation d’aidance, autour de la maladie, du handicap, du vieillissement de la personne. Notre vie de jeune est mise entre parenthèses parce qu’un jeune aidant ne va pas se permettre d’entreprendre des démarches ‘colossales’, liées à sa propre existence: choix d’une orientation, réorientation professionnelle, achat d’une maison, un mariage, des enfants…» Actuellement en Wallonie, la situation des jeunes aidants proches reste mal connue. «Pour l’avoir vécue, je sais que les dispositifs existants ne permettent pas d’être accompagnés et soutenus dans ce rôle quotidien.»
Dans l’étude qu’elle a consacrée à la situation de ces jeunes aidants, en allant à leur rencontre, Céline Topet a mis en place des groupes de parole. «Il y a ce sentiment ancré chez ces jeunes qu’il ne faut pas se plaindre, et que ce n’est pas eux qui passent avant toute chose, mais la personne malade.»
«Il y a ce sentiment ancré chez ces jeunes qu’il ne faut pas se plaindre, et que ce n’est pas eux qui passent avant toute chose, mais la personne malade.» Céline Topet, cheffe de projet du Plan de cohésion sociale de Montigny-le-Tilleul et ancienne jeune aidante
Ces groupes de parole peuvent aider, c’est vrai, mais ce qu’ils cherchent surtout, selon Céline Topet, c’est du pratico-pratique, d’être épaulés… «Ils se sentent seuls, sont perdus, sans repères pour la plupart… Les professionnels au sens large – assistant social, enseignant, personnel soignant – ne sont pas au courant de cette thématique. Dès lors, comment un jeune aidant peut-il être au courant de sa propre situation. Pour lui, c’est normal de le faire. Le fait d’être seul ne permet pas de chercher de l’aide pour améliorer sa situation, et ce, à tous les niveaux.»
Une réalité énorme
Delphine Kirkove, attachée de projet au Centre d’expertise en promotion de la santé de l’ULiège, a supervisé elle aussi une étude consacrée à la situation de ces jeunes en province de Liège. Situation d’aidance qui touche un jeune sur cinq. «Dans une classe, cela signifie que quatre ou cinq élèves sont concernés par l’aidance. C’est énorme!» D’autant plus qu’une étude similaire menée en 2017 en Fédération Wallonie-Bruxelles indiquait qu’à l’époque, cette réalité concernait alors deux ou trois élèves par classe.
Dans l’enquête menée par l’ULiège sur le sujet, ce sont majoritairement les filles (61%) qui sont touchées par cette situation. Une situation renforcée en outre dans les familles où les conditions socio-économiques sont fragiles. «Malheureusement, ces jeunes sont une ‘main-d’œuvre’ gratuite et, dans une famille qui rencontre des difficultés socio-économiques, on va davantage solliciter le jeune au lieu de faire appel à différents services comme l’aide à domicile.»
«Malheureusement, ces jeunes sont une ‘main-d’œuvre’ gratuite, et dans une famille qui rencontre des difficultés socio-économiques, on va davantage solliciter le jeune au lieu de faire appel à différents services comme l’aide à domicile.» Delphine Kirkove, attachée de projet au Centre d’expertise en promotion de la santé de l’ULiège
Une situation qui débouche, au niveau de leurs études, à du redoublement ou à être «relégués» dans l’enseignement technique et professionnel. «Être aidant proche suppose une sollicitation, ce qui empêche d’avoir du temps pour étudier. Ils sont plus fatigués, moins attentifs en classe, ce qui conduit progressivement à du décrochage.» Dans 50% des cas, au sein de l’école, personne n’est au courant de la situation du jeune. Cela reste un «tabou». «Les jeunes voient en outre l’école comme un terrain neutre, le seul lieu où ils peuvent penser à eux. Ils n’ont pas forcément envie d’en parler, de devoir porter cette étiquette et ce poids d’aidant proche. C’est la raison pour laquelle il est si difficile d’en parler avec eux. Leur coller une étiquette n’est pas ce qui va les aider…»
Une étiquette d’aidant proche dans laquelle ils ne se reconnaissent pas non plus. C’est donc loin d’être une situation facile à prendre en compte. «Le premier réflexe serait d’agir, d’intervenir, mais il faut faire attention à cet interventionnisme, car on peut faire pire que mieux. En fait, le jeune qui intervient auprès de son parent a créé tout un système qui peut être maladroit, imparfait, et sans doute le jeune en souffre, mais cela maintient un équilibre. Si on intervient, on peut tout déséquilibrer au sein de la famille, raison pour laquelle il faut rester prudent, avancer petit à petit, voir quels sont les besoins du jeune, voir si le jeune est d’accord d’être accompagné, si le parent l’accepte…»
Un meilleur accompagnement
Face à tous ces constats, l’asbl Aidants proches Wallonie a décidé de travailler sur un meilleur accompagnement des jeunes avec le soutien du Fonds social européen. Une réalité qui concerne, selon l’asbl, près de 220.000 jeunes wallons de moins de 26 ans alors qu’à l’échelle du pays, on dénombrait en 2023 un peu plus de 600 jeunes officiellement reconnus comme aidants proches.
Ce projet wallon vise donc à mieux identifier ces jeunes et leurs besoins. «Pouvoir s’identifier, se reconnaître, pour tous les aidants proches en général, pour les jeunes en particulier, est essentiel afin d’éviter le non-recours», indique Maxime Delaite, directeur de l’asbl wallonne.
Cela passe donc en grande partie par davantage de sensibilisation des professionnels. «On peut constater sur le terrain, et des retours qui nous sont faits, que les professionnels ne se rendent pas forcément compte du nombre de jeunes aidants, de leur réalité, et de l’ampleur du phénomène et de ses conséquences sur le développement du jeune», poursuit Amandine Nihoul, chargée de projet au sein de l’asbl. Un premier pas essentiel qui doit soutenir et accompagner tous ceux qui pourraient être en contact direct avec ces jeunes. «Comme chaque situation est singulière, la tâche est d’autant plus difficile», insiste sa collègue Marie-Noële Denamur. «L’idée est que chaque travailleur social, chaque enseignant, chaque éducateur, chaque animateur puisse à un moment identifier que le jeune qu’il a en face de lui est peut-être un jeune aidant proche», complète Amandine Nihoul. «En accompagnant le jeune, il ne s’agit pas de minimiser l’impact positif qu’il peut y avoir derrière l’aide qu’il apporte à un parent, mais bien de l’accompagner dans les aspects négatifs, le revers de ce soutien, continue Marie-Noële Denamur. Dans les écoles, cela peut prendre la forme d’une généralisation d’un statut d’aidant proche comme cela a été mis en place à l’ULB afin de faciliter la récupération de cours, l’aménagement des horaires et des modalités d’examen, là où cela est possible.»
«On peut constater sur le terrain, et des retours qui nous sont faits, que les professionnels ne se rendent pas forcément compte du nombre des jeunes aidants, de leur réalité, et de l’ampleur du phénomène et de ses conséquences sur le développement du jeune.» Amandine Nihoul, chargée de projet au sein de l’asbl Aidants proches Wallonie.
L’association veut par ailleurs s’inspirer de ce qui se fait en Flandre avec le «Kinderflex», par exemple. Il s’agit d’un dispositif destiné à identifier et à soutenir les jeunes aidants en leur assurant une intervention précoce et un accompagnement adapté. «Dès qu’une pathologie est découverte chez un parent ou un proche, l’idée est d’identifier l’aidant proche et d’établir avec lui un parcours d’accompagnement. Plus tôt il est identifié, accompagné et informé, moins il rencontrera des situations de crise», résume Maxime Delaite.
Quant à l’ouverture d’une maison pour jeunes aidants comme à Bruxelles, elle serait, selon l’asbl wallonne, tout simplement impossible, même si l’asbl reçoit régulièrement lors de ses permanences des témoignages de jeunes confrontés au manque de structures permettant un répit. «Le territoire est tellement large qu’il faudrait au moins une maison de jeunes aidants par arrondissement judiciaire, et encore. Ce qui demanderait des moyens financiers importants», estime le directeur de l’asbl.
Il faudra donc être imaginatif, selon lui, sachant que ces moyens ne sont pas disponibles et que des mesures simples peuvent aider à développer des politiques spécifiques en faveur de ces jeunes. «Cela a du sens de proposer à ces jeunes des lieux de répit, d’autant que ce sont des structures qui leur permettent de rencontrer d’autres jeunes qui vivent des situations similaires à eux… Mais l’idée de notre projet est de travailler avec des dispositifs existants pour accompagner ces aidants proches…», conclut Maxime Delaite, dont l’association va mettre toute son expertise au service des structures susceptibles de venir en aide à ces jeunes.