Depuis cinq ans, l’équipe de l’AMO Reliance adopte une approche originale, inventive et parfois controversée de l’Aide à la jeunesse en milieu rural. Sur le terrain six jourssur sept dans toute la région de Visé, les travailleurs de rue tentent de toucher les jeunes les plus précarisés. Reportage.
Entre Liège et Maastricht, les bords de Meuse sont garnis de sympathiques villages hors du temps, de zones industrielles et de cités sociales pas toujours avenantes. Avoir quinze ansen milieu rural, ce n’est pas une sinécure. Les lieux de loisirs se situent souvent en ville, à quelques kilomètres, certes, mais les transports en commun n’ont de commun que larareté de leur fréquence. Les lieux de rencontres sont peu faciles d’accès, les plaines de jeux clairsemées et la tentation de « s’évader » avec lesherbes importées de Maastricht croît avec l’ennui. Même constat en ce qui concerne les infrastructures de socialisation – comme les cours d’alphabétisation –quasi inexistantes ou du moins inaccessibles pour qui ne possède pas de véhicule.
N’allez donc pas dire à Christophe Parthoens, directeur de l’AMO Reliance1 installée à Visé, que le travail social en milieu rural, c’est « fastoche». D’abord parce que la mixité sociale est réelle, ensuite parce que les territoires à couvrir sont très vastes : rien que pour l’entité de Visé,ce ne sont pas moins de six villages répartis sur 28 kilomètres carrés qu’il faut toucher2, sans compter le travail de prévention effectué par l’AMO dansles communes de Bassenge, Oupeye, Juprelle et Dalhem (soit 180 km2). Cette réalité rend indispensable le travail de rue… et la mobilité des travailleurs.
Partant du principe que si les jeunes ne viennent pas à l’AMO, l’AMO viendra à eux, l’association visétoise a acquis un mobil home baptisé « Amoteur» pour sillonner la région. Mais avant toute chose, les équipes sont envoyées dans les quartiers pour un « diagnostic social ». Un travail de longue haleine quia des allures de porte-à-porte : le travailleur se présente à chaque domicile où vit un jeune, expose les missions de l’AMO, prend note des éventuellesdemandes, rencontre les commerçants et les partenaires politiques ou sociaux et établit, petit à petit, un état des lieux de vie et des liens.
Ce travail de fourmi est consigné et permet de dresser une cartographie très complète des quartiers. Indiscret ? Les travailleurs de l’AMO n’oublient pas qu’ils sont tenus ausecret professionnel. « Mais si l’on veut vraiment aider les gens et leur être utiles, il faut connaître leurs besoins, les réseaux et les liens qui existent ou fontdéfaut. Bref, connaître le terrain sur lequel on travaille », assure Christophe Parthoens. La démarche permet également de construire méthodiquement lesdossiers pour appuyer les demandes des jeunes auprès des pouvoirs publics : établi sous forme de diaporama, chaque dossier reprend les caractéristiques du quartier, sesaspects positifs et négatifs, photos à l’appui, pour étayer les propositions.
L’efficacité des relais sociaux
Et lorsque les demandes dépassent le cadre de ses missions, l’association passe le relais, via la coordination sociale que Reliance a mise en place dès 2005. Cettecoordination réunit une trentaine de services, du centre de santé mentale au CPAS en passant par les CPMS. De quoi tisser un maillage le plus serré possible et éviter delaisser dans l’oubli les personnes vivant des situations de détresse. « Il y a plus de trente cités sociales en Basse-Meuse. Dans les campagnes, le fossé se creuse entreles anciens du village et les nouveaux arrivés, une classe moyenne aisée qui rêve d’air pur. » Les liens sociaux se dissolvent dans la modernité et un quart monderural se développe dans l’indifférence.
« Notre objectif, c’est de toucher les jeunes les plus précarisés », confirme Nareisha Paeschen, éducatrice spécialisée qui a rejoint l’équipeil y a un an. Pour l’instant, elle travaille dans la cité de Nivelles dans le village de Lixhe, mais aussi à Loën et à Lanaye. « Je passe quatre à cinq heuresdans la cité et jusqu’à quinze heures dans le village voisin. Je progresse donc différemment. Arriver à créer un lien avec les jeunes, ça prend du temps :entre trois et six mois, en général. Mais une fois que le contact est établi, nous sommes identifiés et dès qu’ils voient l’Amoteur, ils viennent dire bonjour,discuter de leurs problèmes, faire des jeux de société… On essaie vraiment de ne pas se laisser trop accaparer par ceux qui n’ont pas de réels problèmes afinde se concentrer sur les jeunes dont on devine qu’ils vont très mal. On travaille sur des objectifs individuels, même si des demandes collectives peuvent être entendues.»
À quelques kilomètres de là, dans une cité sociale d’Oupeye, Sophie Stevens, également éducatrice à Reliance, poursuit son travail de diagnosticsocial. Ici, les premiers constats sautent aux yeux. Certes, les maisons ont été récemment repeintes de couleurs vives, mais les espaces communs sont tristes àpérir : des pelouses nues, sans arbres, ni bancs. Des lieux de passage mornes où personne ne songerait à s’attarder. Une jeune fille s’est assise sur un bloc de béton, leregard dans le vide : l’art de meubler son mercredi après-midi confine à l’abstraction… Deux ou trois mobiles vieillots sont parsemés sur une pelouse voisine :« la plaine de jeux », annonce Sophie avec une moue évocatrice. « Les jeunes du quartier voudraient obtenir une piste de skate et les familles, l’aménagementd’un agora-space ou d’une plaine de jeux digne de ce nom », explique la jeune femme. En attendant, les murs fraîchement repeints des immeubles ont déjàété baptisés. Mais dans ce contexte de désolation culturelle, peut-on vraiment blâmer les tagueurs ? « C’est clair qu’il y a du boulot », conclut Sophie,songeuse mais nullement découragée.
La polémique Boscoville
Pour cibler ces publics fragilisés, l’AMO emploie la fiche de Boscoville3 dont l’utilisation suscite la controverse dans le secteur. Cette fiche d’origine canadienne permet detoucher les jeunes sur le terrain, sans ouvrir de dossier formel dans les locaux de l’AMO. La crainte d’une dérive « fichage-flicage » a été soulevée pard’autres AMO, notamment. « Je sais qu’il y a débat sur la question, mais on ne lâchera pas !, affirme pourtant le directeur de Reliance. Cet outil nous permet vraiment detravailler avec le public qui en a le plus besoin. Notamment des jeunes en décrochage total. » Les éducateurs rencontrent ces jeunes dans la rue. Ils sont porteurs d’une demandequi n’est pas vraiment définie, ils veulent être aid&eacu
te;s mais ne souhaitent pas passer par les locaux de l’AMO. L’éducateur remplit donc la fiche avec le jeune et l’aideà définir ses difficultés et à y trouver des réponses concrètes : « comment faire pour me lever le matin ? », « pourquoi est-ceimportant que je retourne à l’école ? », « où trouver les ressources pour arrêter de glander et m’inscrire dans un projet scolaire ou professionnel ? » Etpuisque l’AMO ne peut pas ouvrir de dossier pour les plus de 18 ans, la fiche de Boscoville permet également d’aider des jeunes qui ont passé l’âge, de manière plusinformelle. Pour Christophe, son utilité ne fait donc aucun doute et ne transgresse en rien le respect de la vie privée des jeunes. « Certaines associations se contententpeut-être de travailler avec des jeunes sensibles à leurs initiatives, réceptifs et accessibles. Or, ce n’est pas forcément ceux qui ont le plus besoin de nous… Celaprend beaucoup de temps et d’énergie de créer un lien avec un jeune en grande difficulté. »
Pour mettre un maximum d’atouts de son côté et accroître encore l’efficacité de ses démarches, l’AMO assure la formation de « jeunes relais » au seindes cités et villages. « On approche les « leaders naturels » dans les quartiers, ceux qui sont perçus positivement par la plupart des gens et on leur propose une formation àla non-discrimination », poursuit Nareisha. Cette formation d’une semaine basée sur la méthode EPTO4 se déroulera pendant les vacances de Carnaval àVieuxville. Une poignée de jeunes de 14 à 18 ans sera formée et obtiendra le statut de bénévole de Reliance. Soutenir des individus qui ont des démarches etdes demandes citoyennes permet de donner plus de légitimité aux actions et de susciter le consensus. « Si les jeunes sont à l’initiative de la création d’uneplaine de jeux, s’ils ont effectué les démarches eux-mêmes, les lieux seront respectés », poursuivent les animateurs. « Trop souvent, les pouvoirs publicsoublient de consulter les premiers concernés lorsqu’il s’agit de créer des espaces collectifs. Comment, dès lors, s’étonner qu’ils soient rapidementdélaissés ou tagués ? »
Maison de jeunes et Amobile, pour le volet collectif
Pour compléter son travail, toujours dans un souci de répondre au maximum aux demandes légitimes de la jeunesse visétoise, l’AMO a créé l’asbl Maison dejeunes en mai 2008. « Actuellement, il n’existe aucune maison de jeunes (MJ) sur la Basse-Meuse. Or le besoin est criant. Ici, les jeunes ont très peu accès à la culture», poursuit Christophe. À terme, la MJ devrait recevoir les demandes collectives qui arrivent à l’AMO. Pour l’instant, l’AMO essaie aussi de faire entrer la culture dans lescités via son « Amobile », une roulotte restaurée avec l’aide du Cefa de l’Athénée de Visé5. Elle a déjà étéutilisée pour l’organisation d’un stage de ferronnerie donné par l’artiste soudeur Pierre Portier. Une première expérience qui a été appréciéepar les jeunes et qui devrait se renouveler dès le retour des beaux jours avec des stages de peinture, de théâtre ou encore de sculpture, avec des artistes invités,payés à la prestation.
On pourrait se demander comment cette petite AMO rurale a réussi, en cinq ans, à doubler ses effectifs et à développer autant de projets. Elle fonctionne pourtant avecles mêmes subventions que les autres AMO, soit « 1 750 euros de frais de fonctionnement par mois et des emplois financés par l’Aide à la jeunesse et la Région,via les APE ». Quel est le secret ? « Si on veut faire du bon boulot, il est indispensable de trouver d’autres sources de financement, reconnaît Christophe Parthoens. Noussollicitons donc des aides ponctuelles pour mener à bien des projets, avec le Lion’s Club, la Fondation Roi Baudouin, la Loterie nationale ou encore la Fondation Fortis, qui nous apermis d’acquérir le mobil home, ou Suez, qui nous a donné la roulotte ».
Des partenaires privés qui assurent, selon le directeur, une grande indépendance à l’association dont « le CA n’est pas du tout politisé », tient-il encoreà préciser. Alors que beaucoup d’associations peinent à développer des projets et s’embourbent dans les méandres administratifs, la petite équipe fait fi desbourrasques et s’attelle à développer ses projets avec pragmatisme. « Parce que ce qui compte avant tout, c’est de venir en aide aux jeunes et de collaborer avec tous les servicesdans un esprit constructif. »
Un livre méthodologique sur le travail de rue
Depuis un an, l’AMO Reliance travaille à un nouvel outil méthodologique sur le travail de rue. L’idée est de donner aux travailleurs sociaux, les clés de cette approcheparticulière du travail social. « Beaucoup de jeunes diplômés sont lancés sur le terrain sans expérience, comme des pompiers sociaux et ils finissent par fairede l’animation, ce qui n’est pas du tout le but de la démarche. Nous avons donc créé un outil pour les aider », explique Christophe.
Actuellement, le texte est retravaillé en collaboration avec les Plans de prévention et de proximité (PPP), les AMO et les Plans stratégiques de sécuritéet de prévention (qui dépendent du ministère de l’Intérieur) selon la méthode de l’analyse en groupe : les outils sont tirés directement desexpériences de terrain.
L’ouvrage devrait être terminé pour cet été et suivi d’un colloque le 7 septembre avec différents partenaires (l’Atelier belge sur le travail de rue, laRégion wallonne, l’Aide à la jeunesse et le SPF Intérieur) pour examiner ce qu’il y a de transversal dans le travail de rue. L’ambition est de parvenir àcréer un statut de travailleur de rue. « Il existe bien une formation qui va se développer à Liège dès septembre 2009 (école des Femmesprévoyantes socialistes) mais cela ne fait que démarrer. De même, beaucoup de services utilisent le travail de rue mais il n’est défini dans aucun texte. » Àl’heure où de nombreuses AMO sont de plus en plus prises par du travail administratif au détriment du travail de terrain, il paraît urgent de légiférer et deredonner ses lettres de noblesse à ce travail de proximité.
En ce qui concerne les publics susceptibles d’être intéressés par l’ouvrage, outre les personnes qui sont déjà sur le terrain, les politiques et les travailleurssociaux « classiques » pourraient y trouver matière à réflexion.
1. Aide en milieu ouvert Reliance :
– adresse : rue de la Prihielle, 6/4 à 4600
Visé
– site : www.amoreliance.be
Les AMO travaillent sans mandat et à la demande du jeune. Elles effectuent un travail de prévention auprès des 0-18 ans.
2. Visé, Lanaye, Lixhe, Richelle, Argenteau et Cheratte.
3. Boscoville est un centre de rééducation pour jeunes délinquants dans la région de Montréal au Québec, dont le travail pédagogique et social asouvent été salué. La fiche élaborée par les Canadiens reprend une série de questions qui permettent aux jeunes de faire le point sur leur vie, leurs atoutset projets. À Reliance, elle est évidemment établie avec le consentement des bénéficiaires et soumise au secret professionnel.
4. EPTO pour « European Peer Training Organisation » : Il s’agit d’un « programme de formation par les pairs de lutte contre les préjugés » destinéaux 15-25 ans qui vise à leur apprendre à « devenir actif dans la lutte contre l’exclusion au sein de leur organisation de jeunesse, leur école et la sociétéen général ». Source : www.annoncerlacouleur.be
5. Centre d’éducation et de formation en alternance de l’Athénée de Visé :
– adresse : rue du Gollet, 2 à 4600 Visé
– tél. : 04 379 96 60
– site : www.ecoles.cfwb.be/arvise