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Regard critique · Justice sociale

Emploi/formation

Anaïs : lapins, Kleenex et baguette magique

Anaïs De Backer est conseillère de seconde ligne chez Actiris. Dans un bureau paysager déserté, elle reçoit des chercheurs d’emploi qui cherchent aussi leur voie. Entre peur de l’avenir et quête de sens, on lui confie souvent bien plus qu’un CV.

© Flickrcc Carol Alejandra Hernandez Sanchez_

Après des années dans la vente et l’horeca, Anaïs De Backer, jeune trentenaire, souhaitait retrouver un emploi en lien avec son diplôme, un bachelier d’assistante en psychologie. «Je pensais travailler en psycho clinique avec des enfants. Une conseillère Actiris m’a suggéré la possibilité de travailler avec des adultes, et c’est comme ça que je suis devenue… conseillère chez Actiris Il y a quatre ans, Anaïs s’est donc assise de l’autre côté du bureau, rejoignant l’équipe de conseillers «de seconde ligne» de l’Office régional bruxellois de l’emploi. «Le suivi par un conseiller emploi au sein d’une antenne locale est une obligation, détaille-t-elle. Sinon, il peut y avoir une sanction de la ‘dispo’ (NDLR: le service d’Actiris qui contrôle depuis 2017 la disponibilité des chercheurs d’emploi en lieu et place de l’ONEM). Le suivi par la deuxième ligne, lui, n’est pas obligatoire mais vivement conseillé.» Très majoritairement féminine, cette équipe mise sur l’écoute pour dégrossir les questionnements, identifier les blocages et aiguiller les chercheurs d’emploi vers un projet «réaliste». «Ce qui n’est pas réaliste, c’est de chercher un emploi dans la vente à Bruxelles sans avoir la moindre notion d’anglais, ou en espérant avoir fini à 16 h pour aller chercher ses enfants à l’école. Ce qui n’est pas réaliste, c’est de dire ‘Moi, je veux bien tout faire’. On n’envoie pas un CV sans dire pour quel emploi on se propose.»

Au huitième étage de la tour Astro, le bureau paysager où travaille Anaïs continue en cette fin septembre d’aligner ses postes vides.

Rendez-vous manqué

Au huitième étage de la tour Astro, le bureau paysager où travaille Anaïs continue en cette fin septembre d’aligner ses postes vides. Les immenses fenêtres par lesquelles entre le ciel blanc de Saint-Josse ajoutent à l’impression de désertion. Le télétravail partiel se poursuit, par la grâce du téléphone et de la visioconférence. Mais ce jeudi matin, Anaïs a du présentiel sur la planche. Enfin, avait… Un jeune homme en recherche d’un premier emploi devait venir à 9 h 30, mais cela fait plusieurs jours qu’il est injoignable. Il ne viendra pas. À 10 h 30, c’est une ancienne secrétaire de direction en reconversion qui est attendue. Encore un lapin. «Sur la quinzaine d’entretiens que je peux avoir par semaine, cela arrive au moins deux ou trois fois. Ils n’avertissent pas.» L’idée nous passe par la tête que certains viennent jusqu’en bas et font demi-tour face à l’entrée dévorante du gratte-ciel. Qu’à cela ne tienne, pour trouver un job, «il faut être autonome et responsable», commente Anaïs sans animosité.

«Mon problème, c’est que je fais toujours des plans sur la comète, parfois je n’en dors pas pendant trois jours et ensuite ça part.» Estelle

L’administration apparaît souvent comme un parent tyrannique. Un rien suffit pour qu’on se sente régresser au stade de celui qui craint de se faire taper sur les doigts. Anaïs, elle, serait plutôt de la catégorie «grande sœur sympa». Rassurante et émancipatrice, avec son esprit clair qui expose et sa manucure sophistiquée qui tapote. Avant que la distanciation sociale ne s’en mêle, ses semaines étaient ponctuées par l’animation de groupes d’orientation professionnelle. On l’imagine assez bien fédérer et détendre l’atmosphère. «Le groupe est complémentaire au suivi individuel. Cela permet aux chercheurs d’emploi de se rendre compte qu’ils ne sont pas seuls dans leurs difficultés mais aussi de s’échanger des offres d’emploi, de se créer des relations.»

Baguette magique

Les règles sanitaires ne permettent plus ces joyeusetés: seulement l’entretien en face à face, ou plutôt en masque à masque. «Je dois quand même le laisser?», interroge Estelle* en désignant le Plexiglas qui flanque le bureau. Cette grande brune de 35 ans vient de traverser Bruxelles à vélo pour son premier entretien «de visu» et voudrait reprendre son souffle. Anaïs s’en désole, mais oui: c’est la règle. Diplômée en sciences du travail, Estelle n’a jamais eu de difficultés à décrocher des emplois. Son problème est qu’elle n’y a jamais été épanouie et qu’elle a décidé de l’être. Ainsi n’a-t-elle pas prolongé son dernier contrat. Consciente de ses privilèges, sensible aux questions de justice sociale, sa culpabilité – «je me fais aider par le système belge» – est gigantesque mais n’entame pas la nécessité vitale du changement.

Anaïs lui a prescrit l’exercice de la baguette magique: que feriez-vous s’il n’existait aucune barrière? «J’aurais un travail à temps partiel, en Amérique latine, une région qui m’a toujours attirée, dans la nature, avec des responsabilités et un salaire lié aux résultats. Ce serait un travail utile.» Dans un geste naturel aux psys, Anaïs saisit le mot au vol et le remet sur la table: «Qu’entendez-vous par ‘utile’?» «Un travail qui aide les gens à s’épanouir et à se sentir bien.» Estelle voudrait aussi que ce travail comporte un aspect créatif. «Vous avez toujours eu cette créativité en vous?» La jeune femme hausse les épaules, s’émeut. «J’ai toujours cru que je n’étais pas créative, je me suis toujours dit que je n’étais pas douée mais, maintenant, j’ai envie de créer des trucs, je ne sais même pas quoi.» Ce besoin, précise-t-elle, s’est manifesté pendant le confinement. «Je veux sortir des cases où l’on m’a mise…»

La peur du mieux

L’autre jour, Estelle s’est prise à rêver d’une maison à la campagne, qui accueillerait des personnes traversant ce genre de remises en question. On pourrait y faire de la peinture, se ressourcer dans la nature, participer à des ateliers. Elle organiserait tout. Elle s’y voyait déjà. «Mon problème, c’est que je fais toujours des plans sur la comète, parfois je n’en dors pas pendant trois jours et ensuite ça part.» Et quand ça part, Estelle recule. Ainsi a-t-elle postulé pas plus tard que la veille à un poste très proche de celui qu’elle vient de quitter. Elle ne comprend pas très bien pourquoi elle a fait ça. La peur de galérer, de manquer d’argent. À moins qu’il y ait la question de ce compagnon, qui lui reproche d’avoir moins de choses à dire depuis qu’elle ne ramène plus à la maison les ragots du service RH. Qui envie un peu son audace. «Pourtant, j’étais sûre de moi. Je savais que j’étais dans le bon… mais il m’a déstabilisée.» Contournant le Plexi, Anaïs pousse la boîte de Kleenex vers Estelle. Les larmes ne sont pas rares à ce bureau. «Le risque, bien sûr, c’est que vous soyez prise pour ce poste auquel vous avez postulé, rebondit Anaïs. Vous risquez de vous remettre dans la case dont vous avez voulu absolument sortir. Ce n’est pas grave: votre besoin de sécurité s’est peut-être imposé à vous plus que ce que vous auriez voulu. Mais quel est le vrai risque que vous prendriez à changer?» La réponse fuse: «Aucun, si ce n’est de trouver quelque chose qui me convienne mieux.» La conseillère suggère que, dans ce cas, il faudra apprendre à apprivoiser la peur, tout au long de ce changement de cap. La peur d’échouer bien sûr, mais surtout celle de réussir.

* Le prénom a été modifié.

Julie Luong

Julie Luong

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