À cinquante-cinq ans, c’est presque trois vies qu’a eues André Sandra. Celle d’après faillite, celle de défenseur des droits des usagers des CPAS et, enfin, sa nouvelleexpérience en tant qu’« expert du vécu »1 à l’Onem. Avec, en filigrane, une même ombre planant au-dessus de tout : laprécarité, sous tous ses aspects.
André Sandra a accepté de nous rencontrer chez lui, du côté d’Ixelles. Situé au deuxième étage d’une grande maison de maître, lesanctuaire de l’homme est un hommage au « early rock and roll » des années ’50, celui de Gene Vincent, Buddy Holly ou Elvis Presley, dont un gigantesque portrait domine toutl’appartement. S’il est encore trop tôt pour se délier la langue avec un petit verre de « Black Label », on sent néanmoins notre interlocuteur prêtà la confidence. Il faut dire que son parcours de « Hound Dog » (littéralement « chien de poursuite ») est pour le moins intéressant. Fan desannées ’50, André Sandra faillit pourtant prendre ce numéro en grippe lorsqu’il débarqua à Ixelles au début des années ’90. Au CPAS, depuis 1985,à la suite de la faillite du café qu’il tenait alors, Sandra apprend à connaître la différence qui existe entre sa nouvelle commune et Auderghem, où ilrésidait auparavant. « Je me suis présenté au CPAS d’Ixelles à 8 h 30. Il y avait déjà près de cent cinquante personnes qui attendaient sur larue depuis 6 h du matin, exposées à la vue de tout le monde. Quand je suis arrivé au guichet, le préposé m’a refermé le volet à la figure en me disantque je n’avais qu’à faire comme tout le monde et arriver à 6 h du mat’. »
Pendant deux ans, André Sandra va se présenter chaque début de mois au CPAS, dès potron-minet, sous les yeux de la brigade canine de la police communale ou des gardesde sécurité d’une société privée, postés tour à tour près des entrées afin de « sécuriser » les lieux.Commune de tradition libérale, Ixelles, à l’époque, semble se soucier assez peu des populations précarisées. « J’y ai connu plusieurs problèmes. Ainsi,pendant deux ans, mon assistant social a refusé de donner l’ordre de paiement de mon allocation si je ne me présentais pas chez lui tous les deux mois afin qu’il refasse l’enquêtesociale à mon sujet, qui ne se pratique logiquement qu’une fois par an. Je lui ai un jour suggéré de travailler avec un système de rendez-vous afin de désengorgerla salle d’attente et d’éviter aux usagers les pertes de temps et les longues files d’attente. Il m’a répondu que de toute façon, nous n’avions rien d’autre à faire.» Les préjugés ont la vie dure, à tel point que les tickets « article 27 », censés favoriser l’accès à toute forme de culture pour lespersonnes vivant une situation sociale et/ou économique difficile, sont envisagés comme des « bons points » pour les bénéficiaires modèles. « Onnous sortait : ils ont déjà un toit et à manger, et ils veulent de la culture en plus ? Alors que c’est justement le manque de culture qui fait que lesbénéficiaires en sont là où ils sont… »
La goutte qui fera déborder le vase perlera un jour de 1994. « L’assistant social m’a envoyé au CAP Emploi, la cellule d’insertion du CPAS d’Ixelles, où l’on m’aproposé un poste de jardinier ou de magasinier comme article 60 à la commune, ce qui me paraissait bien puisque j’ai fait des études de jardinier et que j’ai travaillécomme magasinier dans des entreprises, notamment dans l’intérim. Lorsque je me suis présenté au service des travaux communaux, on m’a dit que mon travail consistait en faità nettoyer les égouts. J’ai refusé. Suite à ce refus, j’ai été exclu du CPAS. J’ai alors porté plainte au tribunal, et j’ai perdu. Àl’époque, je n’étais pas informé de mes droits, je ne savais pas que je pouvais demander une audience au conseil du CPAS. »
De l’importance de l’information
C’est dans cette atmosphère de lutte que naît le CCSE (Comité de citoyens sans emploi, composé de trois bénévoles, dont André Sandra), dont lepremier fait d’armes est la rédaction d’un mémorandum sur les pratiques du CPAS d’Ixelles. « Nous avons également commencé à organiser des permanencesd’information juridique pour les usagers des CPAS. Il faut savoir que la majorité des usagers des CPAS n’est pas au courant de ses droits, les CPAS sont avares en information concernant lesdroits et devoirs de leurs usagers. Il y a bien le SPP Intégration sociale qui a édité un Guide pour les usagers du CPAS , mais on ne le trouve pas dans lesdits CPAS…» Stigmatisé, le public des centres publics d’action sociale éprouve également des difficultés à se mobiliser.
Dans ce contexte, les permanences juridiques du CCSE donnent aujourd’hui des informations concernant le droit aux aides du CPAS, les droits aux allocations de chômage, les droits aux aidesà la création d’entreprises d’économie sociale, la législation sur les baux à loyer ou encore les relations entre propriétaires et locataires. Membre de lacoordination sociale d’Ixelles, le CCSE est aussi reconnu par la Région de Bruxelles-Capitale comme organisation où les pauvres ont la parole. La structure participe égalementaux rapports fédéraux sur la pauvreté, est partenaire de plusieurs activités socioculturelles à Ixelles (Ixelles en couleurs, Coordination Boondael) et propose unesérie d’aides urgentes. Et puis, surtout, le changement de majorité opéré à Ixelles de 2001 à 2006, avec l’arrivée d’une coalition « olivier» plus à l’écoute du tissu associatif, a permis d’opérer certaines avancées. « Même si aujourd’hui, la tendance est de nouveau plus à droite, il ya des choses que l’on a bétonnées à ce moment-là et sur lesquelles on ne peut plus revenir, ajoute André Sandra. Dans les moments les plus « chauds », nous avonsété jusqu’à nous occuper de 150 personnes par an mais, aujourd’hui, avec mes nouvelles occupations, il a fallu réduire un peu la voilure. »
Un expert sachant vivre est un bon expert
Depuis le 4 janvier 2006, André Sandra est en effet « expert du vécu en matière de pauvreté et d’exclusion sociale » pour l’Onem, mêmes’il n’a pas stoppé ses activités pour le CCSE. Derrière ce titre pour le moins mystérieux se cache en fait une mission « de terrain » bien précise .« Dans mon cas, j’assiste, dans les bureaux de chômage, aux auditions des services « contrôles », « litiges », « récup » et surtout « dispo », où sont évaluésles efforts faits par les b
énéficiaires des allocations de chômage pour trouver un travail. Mon rôle est de voir ce qui pourrait clocher dans le comportement des agents del’Onem ou des bénéficiaires. Je rédige ensuite des rapports sur ce que j’ai pu constater, avec des suggestions d’amélioration. »
Serait-ce le changement de « casquette » ou bien une simple objectivité bienvenue mais, pour le coup, notre interlocuteur se fait moins sévère. « Le faitd’être « à l’intérieur » me donne un autre regard sur l’activation des chômeurs. Ceux qu’on appelle les « facilitateurs » de l’Onem ne sont pas les ogres dépeints par lapresse associative ou les syndicats. Ils sont souvent bien conscients des problèmes sociaux que connaissent les bénéficiaires. Depuis la crise par exemple, les contratspassés avec les demandeurs d’emploi sont beaucoup plus légers. Et ils sont beaucoup plus objectifs, formalisés, que ce que l’on peut voir dans les CPAS par exemple, ou c’est plusà la tête du client. Quand je vois certains témoignages de certains bénéficiaires, ils ne correspondent pas souvent à la réalité que jeconstate. Ils se laissent peut-être quelques fois un peu monter la tête… » La réforme du plan d’accompagnement des chômeurs proposée récemment parJoëlle Milquet (CDH), la ministre fédérale de l’Emploi, risque également, selon André Sandra, d’aggraver encore ce déficit d’image. « La réformepropose de cantonner l’Onem dans son rôle de contrôle. Les facilitateurs vont encore passer un peu plus pour de grands méchants aux yeux des bénéficiaires.»
Du côté de ces derniers, justement, le regard posé par André Sandra est mesuré, même s’il le conclut par certains constats amers. D’après lui, si lesjeunes chômeurs de la classe moyenne s’en tirent en général assez bien lors des entretiens, ce n’est pas vraiment le cas pour les demandeurs issus de la classe ouvrière,les jeunes femmes et les jeunes hommes des milieux précarisés ou encore les chômeurs âgés. « Même si je n’aime pas utiliser ce terme, il y a desbénéficiaires qui sont « inemployables ». Même s’ils ont fait douze ans d’études primaires et secondaires, certains savent à peine lire et écrire. Pour eux, lesinjonctions de l’Onem sont presque incompréhensibles. Et cela, c’est un vrai problème. » Dans cette optique, avoir été précarisé comme l’aété André Sandra à une époque de sa vie permet-il de mieux comprendre ce public pour lequel l’activation se vit souvent comme un cauchemar ? « Il est clairque l’on a une plus grande empathie, confirme notre interlocuteur. On sait ce qu’ils vivent, on peut comprendre leur perplexité face à ce que l’administration leur demande…»
Dans cinq ans, André Sandra prendra sa retraite. Envisage-t-il de se retirer complètement ? À le voir sourire, on imagine que non. Si, à l’Onem, ce sera bel et bienterminé, le Comité de citoyens sans emploi meublera bien les temps libres. Rave on…
1. Un expert du vécu est une personne qui connaît ou a connu elle-même la pauvreté et qui – et c’est le cas pour quatorze des seize experts (les deux derniers, dontAndré Sandra ont été engagés par l’administration pour laquelle ils travaillent) – a été engagé par le SPP Intégration sociale afind’être détachés dans certains services publics. En général, l’objectif est « que ces experts introduisent dans ces services la vision de lapauvreté et qu’ils participent ainsi à la réalisation de droits sociaux fondamentaux ». Il s’agit également de contribuer à combler le fosséentre les citoyens en situation de pauvreté et les entités qui sont à leur service.